Ecrire au fil rouge

Numéro 1

Sur l'origine de la législation du travail

L' exemple d'Elbeuf

Par Pierre Largesse

En s’appuyant sur des “trouvailles” qu’il a faites dans la presse d’Elbeuf, Pierre Largesse nous montre que la législation du travail n’a jamais été octroyée, mais qu’elle a été suscitée par les luttes ouvrières.

On s’aperçoit que nombreux sont parmi les arguments patronaux,utilisés il y a un siècle, ceux qui sont toujours utilisés sans vergogne aujourd’hui.

Ce sujet passionnant pour les syndicalistes mériterait de plus longs développements que ceux qu’un simple article nous impose.(1)

Quelles furent les raisons de l’apparition d’une législation nouvelle qui va poser des limites au pouvoir absolu du patronat dans l’entreprise? Les textes législatifs prenaient pour base que le travail et le salaire résultaient d’un contrat librement consenti entre deux citoyens égaux: le patron et son salarié.? Comme si la question du salaire ne créait pas un rapport de sujétion de l’un à l’autre.

Dans la première moitié du XIXème siècle, la mécanisation permet d’employer des enfants, moins payés, et les excès d’un patronat (notamment dans le textile) avide de rentabiliser le capital investi et de faire fortune rapidement, doivent être encadrés par l’intervention de l’Etat.

Précédée d’enquêtes et de débats parlementaires au cours desquels les députés-patrons (tel Victor GRANDIN d’Elbeuf) s’opposent violemment au projet, une loi fut enfin votée le 22 mars 1841. C’était la première brèche dans un libéralisme absolu. Elle prévoyait une commission d’enquête qui, formée de manufacturiers et de notables, fut totalement inopérante, puis ne se réunit même plus.

C’est sous l’influence de “républicains de progrès” (radicaux, socialistes indépendants, républicains de gauche) que la protection sociale fait des progrès décisifs au tournant du XIXéme siècle: il apparaissait nécessaire à l’époque d’attacher le peuple à la République.

Le patronat dans les chambres de commerce et dans la presse à son service combattent violemment tous les projets présentés qui couvrent un large domaine: suppression du livret d’ouvrier et des règlements d’atelier particuliers; loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles; Mutualité, Assurances, Retraites; Salaires; suppression des amendes; Travail des enfants, des filles mineures et des femmes; Travail de nuit; Repos hebdomadaire; reconnaissance des syndicats; etc.

En 1901, la Chambre de commerce d’Elbeuf renouvelle ses protestations antérieures: “Bien souvent, nous avons répété que, depuis quelques années les lois dites lois ouvrières présentent le caractère de lois de combat, et non des lois de conciliation. Toujours le patron et l’ouvrier sont considérés comme des adversaires, et l’on oublie que le patron (...) n’est pas et ne peut pas être l’ennemi de l’ouvrier, mais qu’il doit, au contraire, être considéré

comme son conseiller, son protecteur et son guide (...). Le projet de loi ... arriverait à surexciter les passions, à décourager les chefs d’industrie, à envenimer les rapports avec les ouvriers, et finalement à la ruine et à la fermeture de l’usine

Au nom de la liberté individuelle, un journaliste de L’Indépendant -Journal d’Elbeuf- pose la question en 1898:

Quel besoin la loi a-t-elle de venir fourrer son nez pointu et biscornu dans les heures de sommeil? C’est une tyrannie de la pire espèce.... La lois des Trois-Huit serait plutôt nuisible aux ouvriers... parce que des meneurs (socialistes) fainéants et débauchés auront fait admettre la loi de huit heures vous serez en droit de venir empêcher un ouvrier de travailler plus de huit heures, sous prétexte d’égalité... Les patrons seraient obligés de cesser leur exploitation... car ils ne se résigneraient pas à employer des ouvriers qui ne gagneraient par leur vie... Ce serait pour la classe ouvrière le commencement d’une misère épouvantable.

(extrait du 14 août, 25 septembre, 2 octobre 1898)

Nous pourrions multiplier les citations de ce genre et dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que les ouvriers aient prêté une oreille attentive aux discours des socialistes, qu’ils leur aient accordé leurs suffrages et qu’ils aient engagé des luttes, des grèves douloureuses, qui marqueront (et qui marquent encore) les rapports sociaux.

Les actions des travailleurs, et de leurs organisations syndicales et politiques comme de leurs élus et de leurs alliés seront déterminantes pour que chaque loi “passe”.

Encore faudrait-il faire état des combats d’arrière-garde du patronat qui ne baisse pas les bras: demandes de dérogations à la loi, contestation des décrets fixant les modalités, ou bien même sons application. C’est bien ce dernier point qui entraînera la création de l’Inspection du Travail, le 2 novembre 1892.

Nous ne pouvons dans cette trop brève étude mesurer combien la législation du travail et son application sont au coeur d’un grand débat qui s’inscrit dans la longue durée de l’histoire sociale. Pour les salariés, il s’agit de passer du rapport individuel aux rapports collectifs “Il s’agit de lutter contre les charmes trompeurs de l’égoïsme individuel” comme l'écrit Michel Pigenet dans une belle formule.

Mais si la sociabilité du travail mène les salariés à une certaine conscience de groupe, le poids du passé, le mental, la routine, la peur même (sans compter la propagande patronale) font que cette prise de conscience n’a rien d’automatique. Pour le patronat, l’Etat n’a pas à intervenir dans les rapports sociaux. Non seulement il la combat, mais il exige la suppression de la législation sociale.

Le débat n’est pas clos.

(1) l’étude complète intitulée Législation du travail et rapports sociaux, l’exemple d’Elbeuf (actes d’un séminaire spécialisé, Université de Rouen, responsabilité Yannick Marec, direction Michel Pigenet) vient de paraître dans les Annales de Normandie.

 

 

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