Ecrire au fil rouge

Numéro 1

Une émeute de caractère xénophobe en 1884 à Dieppe

par Gilles Pichavant

L’Institut CGT d’Histoire Sociale, présidé par Georges Séguy, a programmé une série d’initiatives en 1997 autour du thème: “Le racisme et ses multiples facettes dans sa dimension historique et présente”.

Compte tenu de la jeunesse de notre association, nous n’avons pas pu nous impliquer complètement dans ce projet national par une déclinaison départementale de ce thème.

Nous ne pouvions cependant pas rester en dehors de cette initiative.

 

L’année 1884 reste dans les mémoires comme celle du vote de la loi qui légalise les organisations syndicales. Cependant, le début de la décennie est marquée par une dépression économique. Le chômage se développe.

A Dieppe pourtant, c’est une période de grands travaux. On commence à parler de l’installation d’un réseau téléphonique. On a lancé un grand programme de rénovation du port et commencé à percer le chenal du Pollet, qui coupera bientôt le quartier en deux. Mais au lieu de faire appel à de la main d’oeuvre locale les entrepreneurs font venir de la main d’oeuvre étrangère.

Ce sont des Italiens originaires du nord de la péninsule ou d’Autrichiens originaires du Tyrol. Ils sont jeunes, dynamiques, fiers de leur savoir-faire prompts à faire la fête ou à le coup de poing.

Rapidement la cohabitation entre les Français et les Italiens devient difficile. Des bagarres éclatent régulièrement dans les cafés du port, et particulièrement au Pollet où ils sont logés en grande majorité.

Le 1er mars 1884, on peut lire dans “L’Impartial”, journal Républicain, le courrier d’un lecteur qui proteste: “Monsieur le rédacteur, depuis un certain temps la

population polletaise si tranquille d’ordinaire est mise en émoi la nuit, par des querelles et rixes des ouvriers employés aux travaux du port.

Très souvent aussi ces mêmes ouvriers italiens, alors qu’ils sont en bonne harmonie, se promènent tardivement dans les rues du Pollet en chantant et en agrémentant leurs chants d’un accompagnement avec un instrument dit “accordéon”.

La loi qui établit de ne pas troubler le repos public n’a pas son application dans toute son étendue, cependant les plaignants, bons ouvriers et dont le repos est indispensable désireraient être entendus.

Le samedi 22 mars, c’est le drame. Un habitant du Pollet qui revient de la gare est tué d’un coup de couteau. Les meurtriers sont deux ouvriers italiens en état d'ébriété. Il s’est trouvé, par hasard, à l’endroit d’une rixe commencée quelques minutes auparavant dans un café. Les deux ouvriers sont arrêtés quelques minutes plus tard, et conduits au poste sans opposer de résistance.

L’information fait le tour de la ville comme une traînée de poudre. Le lendemain matin, des attroupements menaçants se forment un peu partout. Des cris d’indignation se font entendre, bientôt accompagnés de menaces contre les ouvriers italiens.

Sur les quais de l’avant-port, là où se trouve le port de plaisance actuel, et particulièrement autour de la poissonnerie, les esprits s’échauffent. On parle de représailles. Les attroupements prennent bientôt une tournure agressive.

Vers 11 heures un ouvrier autrichien est molesté par plusieurs ouvriers français. Il reçoit un coup sur l’oeil, et ne parvient à se dégager que grâce à l’intervention d’un gendarme. Plus tard, deux ouvriers italiens qui viennent de débarquer du train du Tréport sont agressés alors qu’ils se promènent tranquillement Grande Rue. Se sauvant en direction des quais, ils sont accueillis par une grêle de pierres au niveau de la poissonnerie. Ils s’en sortent sous la protection du commissaire de police.

Les esprits continuant de s’échauffer, la foule se rend sur divers chantiers où travaillent des étrangers, et fait déguerpir les ouvriers.

Vers 17 heures, la foule, qui s’est renforcée, cherche à s’attaquer à des ouvriers italiens occupés à la réfection des Paquebots de Newhaven. On cherche à trancher une conduite d’air comprimé qui envoie de l’air à l’intérieur des caissons de travail, ce qui aurait conduit à la mort au moins 18 ouvriers.

Il faut l’interposition du sous-préfet, d’un adjoint au maire, et du procureur de la République qui sont obligés de payer de leur personnes pour leur sauver la vie. Les autorités tentent alors de prendre des dispositions afin de faire reconduire les ouvriers étrangers à leur domicile. Comme presque tous habitent le Pollet, on tente de les faire traverser le chenal à l’aide du canot qui fait le service entre Dieppe et le Pollet. Mais la présence d’une foule nombreuse de marins et d’ouvriers français sur le point d’embarquement empêche l’opération.

Finalement les autorités arrivent à calmer les ouvriers français présents sur le quai. On réussit à faire traverser les Italiens sur la rive du Pollet. Immédiatement l’employeur prend des dispositions pour les évacuer.

Le rédacteur en chef de “l’Impartial”, dans un long article publié le 29 mars, cite la lettre d’un lecteur dont le contenu résonne étonnamment aujourd’hui:

"(...)Les brutalités de la foule sont regrettables et inexcusables sans doute, mais cherchez les causes et vous trouverez je crois que bon nombre de Dieppois chôment forcément pendant que des ouvriers non-français ont du travail.

"Les ouvriers Dieppois auraient tort d’en vouloir à ces ouvriers étrangers du seul fait qu’ils cherchent à gagner leur pain quotidien à la sueur de leur front là où ils se trouvent; mais ils auraient peut-être raison de se demander à qui de droit, comment il se fait que la, France paie des millions pour ses grands travaux et que ce soient en grande partie des ouvriers étrangers qui y sont employés.

"La réponse serait peut-être que ces travaux sont adjugés à des entrepreneurs qui cherchent à faire les travaux au meilleur compte possible.

Dans les jours qui suivent, la ville est sous le choc. Comment un tel événement a-t-il bien pu arriver dans une ville réputée calme? On recherche des coupables. Ils sont vite désignés. “l’Impartial”, rapporte que “quelques uns prétendent qu’un drapeau rouge a été promené sur les quais au moment du drame”, alors que rien ne vient le confirmer, et qu’au contraire il s’agit manifestement d’une manifestation xénophobe.

Cela permet de faire le lien avec les débats de la Chambre des députés: “...Voilà autant de questions que justement la commission des 44 de la Chambre des députés est en train d’étudier. Nous avons tout lieu d’espérer que nos députés parviendront à donner une légitime satisfaction sur ce point, comme sur bien d’autres aux travailleurs français.

"En attendant nous sommes d’avis que l’on n’obtiendra de résultats réellement utiles que par des discussions calmes, approfondies, sérieuses. Tandis que par les revendications violentes, on n’arrivera qu’à envenimer la situation sans profit pour personne”.

Certains courants de la bourgeoisie espèrent à l’époque canaliser les luttes ouvrières grâce à la légalisation des chambres syndicales. Il est étonnant de constater que tout est bon, y compris l’utilisation d’une manifestation xénophobe pour y parvenir.

 

site de l'IHS CGT 76e