Ecrire au fil rouge

 

Histoire du textile en Seine-Maritime

Après les « 3 glorieuses »,

Grève à la filature Dubourg

à Longueville-sur-scie, en 1833

Par Gilles Pichavant

Afin de contrôler une population ouvrière de plus en plus revendicative et remuante, Louis XV avait instauré le livret ouvrier en 1746. Il fait du travailleur un individu sous surveillance soumis à un contrôle spécial tout le long de sa vie.

Mais les compagnons s'organisent de mieux en mieux et mènent de grandes luttes jusqu'à la révolution.

En 1776 Turgot, ministre de Louis XVI, tente de supprimer les corporations, sans succès.

C'est finalement sous la Révolution que les lois Allarde (2 mars 1791) et Le Chapelier (21 juin 1791), suppriment les corporations et interdisent le compagnonnage. Elles jettent les bases juridiques d'un asservissement du salariat.

Sous l'Empire, l'article 1781 du code civil renforce encore ce dispositif car il stipule que sur les questions relatives au salaire, "le maître est cru sur parole".

Le livret ouvrier, supprimé une dizaine d'années, est rétabli par la loi du 1er décembre 1803.

Un siècle noir commence pour les populations laborieuses . On en retrouve la trace aux Archives départementales.

Après la Révolution Française, l’organisation de la production change radicalement. L’artisanat, qui avait survécu un temps grâce aux guerre révolutionnaires, puis napoléoniennes, va bientôt disparaître.

Profitant du savoir faire de la région, des investisseurs capitalistes vont créer des usines de filatures. Ce sont en général des propriétaires d’un capital familial. Ils s’installent dans les vallées de la Scie, de la Varennes ou de la Saanes afin d’utiliser la force motrice des rivières pour actionner les métiers à tisser. On n’en est pas encore à utiliser des machines à vapeur. Le moteur hydraulique règne, qui fonctionne grâce à une roue à aube entraînée par une chute d’eau. Comme à Longueville, où l’ancien prieuré est transformé en filature en 1816, les établissements sont installées dans les bâtiments les plus vastes qui sont souvent d’anciens biens nationaux.

La production devient industrielle. De producteurs libres, les tisserands du pays de Caux deviennent salariés. Les voilà ouvriers dans des ateliers où se rassemblent des dizaines voire des centaines de travailleurs. Le salaire est « à la pièce », c’est à dire qu’il est proportionnel à la quantité de marchandise produite. Les journées de travail atteignent souvent 14, 16 et 17 heures (avec une heure et demie de repos), selon les saisons. En s’installant, le patronat n’a fait que recopier la durée de travail qui existait dans les petits ateliers d’artisans. Mais l’intensité du travail n’a bientôt plus aucune commune mesure avec celle d’autrefois, qui se passait au rythme de la vie au domicile de l’artisan.

La fin du règne de Charles X est marquée par une crise économique de grande ampleur.

Après les journées insurrectionnelles des 26, 27 et 28 juillet 1830, Louis Philippe 1er remplace Charles X. Les ouvriers parisiens ont participé en masse aux journées révolutionnaires. Mais s’il y a eu changement de roi, ce n’est pourtant pas la révolution. Cependant il va falloir quelques années au nouveau régime pour se consolider.

Quelques mois après les Trois Glorieuses, Casimir Périer confesse que « le malheur de ce pays est qu’il y a beaucoup de gens qui (...) s’imaginent qu’il y a eu une révolution en France. Non, Monsieur, il n’y a eu qu’un simple changement de chef de l’État »

La crise économique reprend de plus belle. Les récoltes sont mauvaises. la montée du prix du blé et du pain provoque des troubles agraires. L’effondrement boursier est impressionnant. Le montant des escomptes de la Banque de France passe de 909 millions de francs en 1830 (chiffre record) à 484 en 1831, 184 en 1832. De nombreuses banques suspendent leurs paiements à Paris, à Bordeaux, à Lille, à Grenoble et au Havre. Les indigents pullulent dans les villes. Le travail manque.

Toutefois, la victoire de juillet 1830 a ouvert des espérances aux travailleurs. Un fait marque la période, c’est l’intensité des luttes populaires, au cours desquelles, les ouvriers se placent au premier rang.

Des grèves éclatent, mais dès le 20 août, le Préfet de Paris lance un avertissement: « Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et l’ouvrier, au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté de l’industrie. » On en reste donc à la loi Le Chapelier.

Le 27 août, les fileurs de Rouen se mettent en grève avec le soutien des ouvriers des communes voisines. Ils réclament la limitation de la journée de journée à 12 heures. Ils revendiquent la suppression des règlements d’atelier, qui infligent aux ouvriers absents une amende égale au double du salaire correspondant au temps perdu, ou qui prévoient une retenue sur la paye quand un travail commencé n’a pu être terminé en temps prévu.

A Darnétal, le 6 septembre, les ouvriers cernent la mairie et obligent le procureur royal qui s’y était réfugié, à libérer les travailleurs qui avaient été arrêtés. La troupe intervient. Il y a des blessés. De nouvelles arrestations ont lieu et un manifestant est condamné à deux ans de prison et deux ans de surveillance.

Au cours de cette première vague de luttes populaires, à dominante ouvrière, le point culminant est atteint avec l’insurrection lyonnaise de 1831.

Lyon est une grande cité industrielle, dominée avant tout par le travail de la soie. Les ouvriers sont appelés « les canuts ». Les marchands fabricants achètent la matière première, la soie, qu’ils font travailler par les ouvriers, à qui ils imposent un tarif, c’est à dire un prix de façon. Les canuts veulent obtenir un tarif minimum, au dessous duquel les marchands fabricants ne pourraient pas descendre. C’est une très vieille revendication de la profession.

Le 25 octobre, ils finissent par l’obtenir, après une manifestation calme, mais décidée de 6000 canuts. Les chefs d’atelier et les fabricants sont arrivés à un accord dans une commission mixte présidée par le préfet Bouvier-Dumolard qui, redoutant les troubles joue les conciliateurs. Mais des marchands fabricants interviennent auprès du gouvernement qui dénonce l’accord.

Le 20 novembre les canuts décident l’arrêt des métiers pour le lendemain. En trois jours ils deviennent maîtres de la ville mais les insurgés ne savent que faire de leur victoire. s’ils se sont battus sur une question de salaire, ils n’associent pas encore le gouvernement à leur haine contre les fabricants. Le 3 décembre les troupes royales entrent dans Lyon. L’ordre est rétabli.

Une deuxième vague d’agitation sociale débute à partir de ce moment dans toute la France, alors qu’un épidémie de choléra fait des ravages, particulièrement dans la population ouvrière. Elle culmine avec les émeutes parisiennes des 5 et 6 juin 1832, qui commencent à l’occasion des obsèques du général Lamarque, volontaire de 1792, qui avait pris part aux guerres de la Révolution et de l’Empire. Les combats sont très violents. La révolte est écrasée. Victor Hugo fera de l’un de ces gamins qui meurt sur les barricades, son Gavroche des « Misérables ».

L’agitation ouvrière est continue et générale de 1832 à 1834. La crise économique se résorbe, mais les salaires n’augmentent pas. On compte de nombreuses grèves à Rouen à cette époque, particulièrement dans le textile. Le mouvement fait tâche d’huile aux communes environnantes, puis déborde au delà des vallées rouennaises.

Au printemps 1833, il passe de la vallée de Malaunay, à celle de la Scie, et touche Longueville, et va donner lieu à un premier conflit à la filature Dubourg 1. Un ouvriers du textile de cette vallée a rencontré des ouvriers de Longueville pour les informer de la situation rouennaise, et les inciter à revendiquer.

Le patron cède rapidement aux exigences des grévistes. Il s’agit d’une première expérience qui donne confiance aux ouvriers. Ils prennent conscience de leur force. Mais la facilité avec laquelle ils ont obtenu satisfaction les fait penser qu’ils auraient pu obtenir beaucoup plus.

Aussi le 30 juillet vers 9 heures, cessent-ils de nouveau le travail afin de réclamer une nouvelle augmentation de salaire.

Le patron n’est pas décidé à céder. Il négocie pendant toute la journée avec les grévistes et utilise pour cela tous les artifices. D'un coté il reconnaît le bien-fondé de la revendication mais demande un délai. De l'autre, il s'appuie sur le règlement intérieur de l'usine pour déclarer la demande illégale.

Comme il n’arrive pas à les faire reprendre le travail, il fait appel au Maire de la commune qui intervient, mais en vain. Rien n'y fait. S'appuyant sur l'expérience acquise au cours du conflit précédent, les ouvriers veulent des engagements tout de suite. Ils continuent la grève.

Le patron se déplace à Dieppe le lendemain pour rencontrer le sous-préfet de Dieppe et lui demander d'intervenir en tant que médiateur. Celui-ci, qui a des consignes d'agir avec fermeté, le conduit auprès du Procureur du Roi. Il lui fait porter plainte pour coalition, grève et entrave à la liberté du travail.

De ce fait les grévistes tombent sous le coup de la loi et risquent les pires ennuis. Le juge d'instruction délivre cinq mandats d'amener.

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Le 1er Août, au lever du jour, les gendarmes se présentent aux domiciles des cinq « meneurs ». Ils en arrêtent deux. Les autres ne sont plus chez eux à l'arrivée de la maréchaussée. Prévenus sans doute de l'arrivée des gendarmes par leurs voisins ou par les cris et les protestations des premiers arrêtés, ils ont pu se cacher.

L'émoi que provoque l'arrestation conduit une douzaine de grévistes à se solidariser avec leurs camarades arrêtés. Les gendarmes et leurs prisonniers, accompagnés des douze autres grévistes, se déplacent à Dieppe. On peut imaginer la scène. Les gendarmes à cheval, habillés de bleu, le bicorne sur la tête, traînant les deux prisonniers entourés de leurs camarades, l’air sombre, qui s’arrêtent auprès de chaque passant pour protester de l’innocence et du scandale de l’arrestation.

Le cortège arrive à Dieppe vers dix heures. Comme les ouvriers se déclarent solidaires des prévenus, le Procureur du Roi les fait arrêter comme « complices » et leur donne lecture des articles de loi qu'ils ont enfreints.

C'est alors que le patron intervient. Il propose de retirer sa plainte si les ouvriers acceptent de reprendre le travail. Il promet de réviser les salaires à la prochaine paye. Les grévistes, trop heureux de s'en tirer à si bon compte, acceptent les conditions.

Les commentaires du sous-préfet de Dieppe au préfet de Seine Inférieure sont révélateurs de l’état d ’esprit de l’époque: « Ce fait est grave parce qu'il annonce de fâcheuses dispositions chez la classe ouvrière. (...) Cette habitude de correspondre d'une vallée à l'autre entre les ouvriers, pour s'éclairer, comme ils disent, sur leurs intérêts, me paraît appeler votre plus sérieuse attention ».

Suite au courrier du préfet, par lettre du ministère de l’intérieur, division de police générale, le ministre attire l’attention du préfet sur le cas des meneurs: « les meneurs sont les plus coupables. Plus éclairés que les masses auxquelles ils s’adressent, ils savent tout ce que leur conduite a de répréhensible. C’est pour ceux-ci que la justice doit particulièrement réserver ses rigueurs. » Il s’agit donc de l’orientation officielle. Le sous-préfet a donc été trop conciliant.

A partir du début de l’année 1834, le gouvernement est décidé à en finir avec l’agitation ouvrière et les grèves. Une série de lois sont votées pour réduire la liberté de la presse, et la liberté d’association.

Le 9 avril, à Lyon, une manifestation pacifique des canuts tourne à l’émeute, à la suite de l’intervention de la troupe. Elle est noyée dans le sang au bout de quatre jours. Les forts tirent au canon sur la ville. Bientôt, ce ne plus sont que massacres et incendies. On comptabilisera officiellement 642 morts et 600 blessés.

Un peu partout en France les ouvriers manifestent pour protester. A Paris des barricades apparaissent dans le quartier du Marais. Mais Thiers, ministre de l’intérieur a déjà fait arrêter les républicains. Il écrase les barricades avec 40 000 hommes. Le Général Bugeaud déclare: « Il faut tuer! Amis point de quartier! soyez impitoyables ».

L’intermède ouvert par les trois glorieuses est refermé. La classe ouvrière entre dans une nouvelle période noire.

On en a la confirmation, peu de temps après, pas très loin de Longueville. En effet, en 1836, à Eurville près de Tôtes, le maître filateur décide de baisser le tarif de six centimes par kilo tout en réduisant la durée du travail de tous ses ouvriers à sept heures et demie par jour. Le salaire des ouvriers se réduit considérablement et tombe à un franc par jour.

Les quatre vingt ouvriers se mettent en grève. Le maire du village écrit au sous-préfet pour lui dire qu’il « craint beaucoup l’exhortation des ouvriers qui la plus part sont sans pain et sans crédit. Au moment où j’écris cette lettre plusieurs ouvriers viennent de me réclamer des secours. (...) Comme vous savez, notre commune n’a aucune ressource, il nous est impossible de soulager les ouvriers sans votre secours ». Cette seule lettre est conservée dans le dossier des archives. Elle montre la situation dramatique dans laquelle se trouve plongée la classe ouvrière qui n’a ni le droit de s’organiser pour se défendre, ni, bien évidemment, celui de faire grève.

L’ordre bourgeois est rétabli. L’armature répressive est perfectionnée. Le nombre des délits est multiplié. Le patronat a les mains libres pour renforcer l’exploitation des ouvriers.

Il faudra attendre 1864 pour que le délit de coalition soit supprimé, 1869 pour que le livret ouvrier soit supprimé et 1884 pour obtenir le droit de s’organiser en syndicat.

Sources:

Archives départementales de Seine-Maritime –10 M 330.

Histoire de la France contemporaine, 1789-1980, tome III: 1835-1871

La France ouvrière — Histoire de la classe ouvrière et du mouvement ouvrier français — sous la direction de Claude Willard, tome I

Note:

1– Dans le dossier 10 M 330 le sous-préfet de Dieppe orthographie le nom du manufacturier de la sorte: Dubourg. Mais, selon certains historiens locaux, il pourrait s’agir de « Aubourg », manufacturier à Longueville qui fût Maire de Longueville.

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