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Louise Michel (notes biographiques) - La Crise de l'industrie cotonière rouennaise de 1861-1965

Les ouvriers de Rouen, 

Le savons nous bien tous? Tandis qu’en nos demeures,

Nous laissons, en songeant, passer sur nous les heures,

                Moi, tandis que j’écris,

Et que d’autres s’en vont dans des fêtes bruyantes,

En France, près de nous, sont des bouches mourantes

                Dont nul n’entend les cris !

 Ah ! Nous sommes des fous ou bien des misérables !

Nous jetons aux prisons, aux bourreaux, les coupables,

                Et nous disons: Horreur !

Le bandit, il est vrai, frappe au cœur sa victime,

Mais nous laissons mourir-Il est plus magnanime,

                Faisant moins de douleur.

 Et nous nous disons grands, justes, bons et paisibles !

Ah ! Quand nous paraîtrons aux assises terribles

                De la postérité

Ne disons point trop haut, de peur des ombres pâles

Dont il évoquerait encor les derniers râles,

                Ce mot: Fraternité !

 Oui ! Depuis plus d’un an compté par la souffrance,

On mourait à Rouen, n’ayant plus d’espérance,

                Quand nous l’avons appris !

Nous ne le savions pas ! Et les plaintes des mères,

Et des petits enfants, dans les bises amères,

                Pleuraient toutes les nuits !

 Nous savons maintenant. Ah ! Point de cœurs vulgaires

Qui pèsent leur offrande ! Il faut sauver nos frères

                Sans perdre un seul instant.

Donnons sans balancer, donnons jusqu’à nos âmes,

Tous, qui que nous soyons, hommes enfants ou femmes;

                On tue en hésitant !

 Vite ! Tandis que nous disons: « Il faut souscrire »

La nuit, dans les chemins, un pauvre enfant expire,

                Car nous le savons tous:

Quand les pères n’ont plus aucune nourriture,

Les enfants, dans les champs s’en vont à l’aventure,

                Sur la pitié des loups.

Ils s’en vont, et la ville est au loin effacée:

Ils ont peur; les plus grands prennent, l’âme glacée,

                Les petits par la main.

Ils s’en vont, et sur eux se répand une grande ombre;

Beaucoup ne souffrent plus, hélas ! Car le froid sombre

                A qui fait taire la faim.

Louise Michel, octobre 1865

Ce poème, communiqué par Guy Descamps, membre de notre CA et animateur des Amis de la Commune à Dieppe, provient de l’ouvrage :

Louise Michel à travers la vie et la mort, Œuvre poétique recueillie et présentée par Daniel Armogathe, Paris, François Maspéro, 1982.

Commentaires et notes :

Biographie extraite de Histoire de la France contemporaine 1789-1980, ouvrage collectif coordonné par Jean Elleinstein, Paris, Editions Sociales, tome III, 1979. (p. 382) :

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Michel (Louise) 1830-1905. Née à Vroncourt-la-Côte (Haute-Marne), fille naturelle d’une servante et d’un châtelain, elle devint institutrice mais refusa de prêter le serment exigé par le Second Empire et ne put enseigner que dans les établissements libres. A Paris en 1856, elle milita dans l’opposition républicaine, puis adhéra à la Ière Internationale.

Présidente du Comité des citoyennes de Montmartre pendant le siège de Paris, elle combattit sur les barricades pendant la Commune de Paris. On la surnomma la « Vierge rouge ». Condamnée à mort par les Versaillais, sa peine fut commuée en travaux forcés et Louise Michel, déportée en Nouvelle-Calédonie en 1873, amnistiée en 1880, rentra en France et participa au mouvement anarchiste. Condamnée à trois reprises (1883-1886-1890), elle dut émigrer à Londres de 1890 à 1895. Auteur de poèmes, dont certains furent publiés sous le pseudonyme de « Enjolras », de romans et de pièces de théâtre, Louise Michel a laissé, outre des Mémoires (1886), La Commune, histoire et souvenirs (1898, réédité en 1970).

Lire aussi l’article sur le 120e anniversaire du retour en France par Dieppe de Louise Michel, déportée en Nouvelle Calédonie par Robert Privat in « Le fil rouge » N° 8 — automne 2000.

La rédaction de ce poème est liée à la crise de l’industrie cotonnière rouennaise de 1861-1865.

Les menaces de prohibition puis la guerre d’Amérique et la famine du coton provoquèrent écrit Marcel Boivin (1) « une des plus graves crises que la Seine-Inférieure ait connues : 150 000 chômeurs, dit-on, au cours de l’hiver 1862-1863 et, si elle s’atténue un peu ensuite, les années 1863 et 1864 n’en demeurent pas moins difficiles ».

Marcel Boivin donne des précisions sur le chômage, la diminution des salaires, les fermetures de petites filatures, la spéculation des gros manufacturiers, dénoncée par Charles Noiret.

Les tisserands à domicile du Pays de Caux furent atteints autant que les ouvriers des villes : chefs de famille, femmes, enfants. Afin d’éviter des troubles et sous la pression des maires, un « Comité central de bienfaisance au profit des ouvriers sans travail de la Seine-Inférieure », créé le 13 janvier 1862 par un groupe d’industriels ( ! ) sollicita les souscriptions et fut relayé le 1er février 1863 par un comité national.

Mais M. B. cite un contemporain, Alexandre Roussel, lequel estime : « ce fut bien plus dans un but de politique que dans un but d’humanité que les deux principaux industriels ( Pouyer-Quertier et Levavasseur ) qui avaient fait d’abord d’énormes bénéfices en s’approvisionnant de coton avant la guerre, fondèrent ce comité de secours. On ne voulait pas laisser au gouvernement seul, la popularité attachée aux efforts pour tenir tête à la crise… » (2).

Pierre Largesse

(1) Boivin (Marcel), Le mouvement ouvrier dans la région de Rouen, 1851-1876, Publications de l’Université de Rouen, 1989, Tome I, pp.127-176.

(2) Roussel (Alexandre), Mémoire sur l’industrie des tissus – Annuaire normand, t. 44, 1878, p. 388 et s.

N.B. - Les textes de cette note ont été repérés par Pierre Largesse dans l’ouvrage fondamental pour tous les lecteurs s’intéressant à l’histoire du mouvement social, qu’est celui du regretté professeur Marcel Boivin.

 

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