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Jugement de classe contre des militants du bâtiment.

De 1959 à 1961

L’affaire Guiraudie-Auffève

 Par Marcel Letessier *

 En fin d’année (décembre 2002), auront lieu les élection prud’homales. Celles-ci sont d’une grande importance pour les hommes et les femmes du monde du travail qui auront à élire des représentants dans chaque conseil, répartis par branches: industrie, commerce, etc.

Cette institution est une conquête importante des salariés et de leurs organisations, de la CGT. Elle fait partie de l’Histoire sociale. Elle est l’œuvre des travailleurs, mais elle porte l’empreinte d’une lutte des classes acharnée, notamment dans les périodes ou le grand patronat, utilise les appuis qu’il a auprès des hommes d’un pouvoir à son service, s’attaque aux libertés syndicales et démocratiques, bloque les salaires, et s’en prend aux droits acquis.

Gare à ceux qui pensent que le juridique suffit. Le syndicalisme c’est d’abord la masse, la solidarité et l’action revendicative. Le juridique doit intervenir lorsqu’il n’est plus possible d’y échapper. C’est toujours un pari. On peut y gagner  comme on peut y perdre, notamment lorsque la donne change, quand les époques et les pouvoirs changent, c’est à dire lorsque les rapports de forces changent.

Ce fut notamment le cas à l’époque de l’avènement de la Ve République.

 Comme le soulignait le Bureau confédéral de la CGT en 1959, « de nombreux revirements de jurisprudence depuis l’instauration du Pouvoir Personnel, d’une part, par la section sociale de la Cour de Cassation en faveur des patrons et contre les intérêts des travailleurs, et d’autre part, par le Conseil d’État en faveur de l’État-patron contre les intérêts des agents de la fonction publique. Cette accentuation du caractère réactionnaire de la jurisprudence, qui vise de nombreux domaines du droit social (maladie des travailleurs, mise à pied, durée du travail, délégués du personnel, délégués aux commissions administratives paritaires, droit de grève, capital-décès, etc.) confirme que le pouvoir des monopoles, dénoncé par le 33e congrès confédéral, utilise tous les moyens, y compris l’appareil judiciaire, au profit du patronat».

L’entreprise Guiraudie-Auffève

L’entreprise Guiraudie-Auffève était une entreprise du bâtiment d’envergure nationale, qui avait une agence dans la région rouennaise à Sotteville. Elle comptait 850 salariés répartis sur Toulouse et Rouen. Il y avait 550 salariés dans la région rouennaise. Nous étions à la grande époque du BTP (Bâtiment et Travaux Public). Après la Libération il s’était d’abord agi de reconstruire les quartiers de la Ville de Rouen, détruits par les bombardements.

Puis de grands programmes de construction d’HLM avaient été engagés, qui avaient conduit à la création des grandes cités populaires de banlieue. Rouen sortait de son site historique pour s’étendre sur Petit-Quevilly, Grand-Quevilly, et St Etienne du Rouvray au sud et les plateaux de Canteleu, Mont St Aignan et Darnétal au nord. Les salariés y trouvaient des logements neufs, salubres, équipés de l’eau courante et de l’électricité, beaucoup plus vastes que  leurs anciens logements du centre de Rouen.

Des milliers d’ouvriers s’activaient dans le secteur du bâtiment à cette époque, un certain nombre de grosses entreprises se répartissant le marché florissant de la construction. C’étaient toutes des entreprises intégrées, qui rassemblaient de nombreux ouvriers, faisaient se côtoyer des corps de métiers différents, et utilisaient les méthodes de travail, les matériaux et les machines les plus modernes. Les immeubles se montaient en préfabriqué.

Le syndicat général du bâtiment CGT de Rouen représentait une force importante. Il était organisé dans de nombreuses entreprises. Outre Guiraudie-Auffève, il y avait Coignet, Yves André,

Campenon-Bernard, Robert, etc. Il avait près de deux mille syndiqués sur l’agglomération rouennaise. En fait le bâtiment était à l’époque l’un des piliers de l’Union syndicale CGT du bâtiment et des Travaux publics, comme de l’Union départementale CGT.

Guiraudie-Affève était le secteur le plus revendicatif et le plus dynamique du secteur du bâtiment dans la région rouennaise. La CGT y comptait 250 syndiqués bien organisé. Chaque semaine 200 numéros de « la Vie Ouvrière », l’hebdomadaire de la CGT, étaient diffusés par les délégués du personnel sur l’ensemble des chantiers de l’entreprise. Chaque année des élections de délégués du personnel avaient lieu sur l’ensemble de l’agence locale, et c’est toujours à plus de 95% que les candidats de la liste CGT étaient élus.

La question des salaires et des conditions de travail étaient des revendications continuellement remises à jour et perpétuellement relancées. Les modes d’action y étaient imaginatifs et innovants. Il y avait parfois la grève, certes, mais surtout une utilisation intelligente des possibilités permises par l’organisation même du travail, une utilisation de toutes les failles du système pour, en toute légalité, ralentir la production lorsque les revendications n’étaient pas satisfaites.

Une note aux délégués du personnel du chantier HLM de Canteleu, en date du 27 août 1958, le montre bien :

« (…) Nous constatons que les arrêts de travail qui se produisent depuis le mardi 16 août 1958, désorganisent les rendements de l’entreprise pour les raisons suivantes :

-  Le nombre de mises en route et arrêts de travail, réduit très sensiblement les rendements,

-  les frais généraux de bureau, d’encadrement, les frais de transport des ouvriers et le matériel très important de ce chantier ne s’amortissent plus que sur un travail très réduit

Dans ces conditions nous considérons qu’il s’agit d’un programme de désorganisation des rendements, délibérément suivi et de nature à nuire à la situation économique de l’entreprise. Nous serons amenés, si le travail ne reprend pas immédiatement de façon normale, à prendre des décisions qui s’imposent ». 

Ces méthodes d’action n’avaient jusqu’alors pas entraîné de conséquences graves, et les revendications, sans être toutes toujours satisfaites, conduisaient à ce que les salaires soient assez supérieurs à ceux prévus par la commission paritaire de la profession.

Cependant, le changement de République et l’arrivée de la droite au pouvoir conduit à un changement d’attitude du patronat du bâtiment, qui va se traduire chez Guiraudie-Auffève par un conflit mémorable. 

Le conflit de l’automne 1959

Avec la paie du mois d’août 1959, effectuée le 7 septembre suivant, la plupart des travailleurs de l’entreprise Guiraudie, des chantiers de construction des immeubles HLM de Canteleu, Mont St Aignan, Darnétal, découvrent que leurs primes sont supprimées. Or ils travaillaient aux pièces, au rendement, ou à la tâche. La direction les sanctionne donc pour un rendement jugé par elle insuffisant. Cela crée un mécontentement général.

Tenant compte que parallèlement à la situation spécifique de leur entreprise, les unions syndicales CGT, CFTC et FO s’étaient adressées à la Chambre patronale du bâtiment pour lui demander la réunion d’une Commission paritaire afin que soient relevés les minima pratiqués dans l’ensemble du secteur du bâtiment, il fut décidé par l’ensemble des

travailleurs que des revendications seraient déposées par leurs délégués du personnel, tous CGT.

Entre le 10 et le 16 septembre, un ensemble de 58 revendications sont établies. Elles sont remises le 17 à la direction par l’intermédiaire du chef de chantier principal.

Dans un premier temps, la direction fait la sourde oreille. Elle fait comme si elle n’avait rien reçu. Comme le délai normal de convocation à une réunion pour discuter des revendications est largement dépassé, les délégués téléphonent à l’Inspection du travail. La direction se décide à convoquer les délégués en réunion, le 30 septembre, non pas pour discuter des revendications mais pour obtenir quelques précisions sur les revendications posées.

Aucune réponse n’est donc apportée aux revendications lors de cette réunion. Il faudra attendre le 5 octobre pour qu’une réponse écrite soit donnée. Sur les 28 revendications, trois seulement sont satisfaites : attribution d’une paire de bleus et d’une paire de bottes, et une augmentation de salaire pour un ouvrier préalablement licencié, puis réintégré à un salaire inférieur.

Le secrétaire de l’Union syndicale commençait alors la tournée des chantiers pour rendre compte de la situation et discuter avec les ouvriers des initiatives à prendre. Le jeudi 8 octobre, il rencontrait l’ensemble des ouvriers du chantier de Canteleu de 12 à 15 heures. Le 9 octobre il faisait la même chose avec ceux de Darnétal et de Mont St Aignan. Au cours de ces réunions les ouvriers réunis, décidaient à l’unanimité de limiter leur journée de travail à l’horaire affiché, et de ne plus effectuer d’heures supplémentaires. Les horaires affichés pour tous étaient 8 h 10 à 12 heures, et 12 heures 50 à 18 heures 30.

Jusqu’à cette décision, une équipe commençait à 6 heures du matin pour le levage des planchers préfabriqués. Cette pratique permettait ainsi un enchaînement du travail, les grues n’ayant plus qu’à alimenter en matériaux divers, l’ensemble des équipes qui, elles, commençaient à 8 h 10.

L’équipe des planchers préfabriqués prenant désormais son travail à 8 heures 10 comme les autres équipes, cela entraînait automatiquement un ralentissement de la production, du fait de l’occupation des grues nécessaires au levage des planchers pendant deux heures, sans pouvoir servir à autre chose.

Dans un premier temps, la direction ne sait que faire. Elle décide une première mesure le 12 octobre. Elle modifie les horaires qui deviennent : 8 h. 15 à 12 h.00 et 13 h. 00 à 17 h 15. Elle prend sa décision sans consulter le Comité d’entreprise. Au cours de cette journée, la direction convoque les délégués du personnel à 15 heures , sur le chantier de Canteleu, mais elle refuse toujours de discuter des revendications.

Les ouvriers décident alors de ralentir le rendement, en s’appuyant sur le fait qu’aucune norme officielle n’existe alors dans l’entreprise.

Le 13 octobre, la direction fait une première proposition d’augmentation de salaire. Elle proposait 4 francs d’augmentation du salaire horaire pour tous, à valoir sur la prochaine hausse officielle, et une revalorisation de la prime horaire de l’équipe des planchers qu’elle croit à l’origine du conflit. Cependant elle assortit ces mesures de « la reprise normale du travail ».

Le 14 octobre, les ouvriers se réunissent sur leurs chantiers respectifs avec leurs délégués, après avoir prévenu les chefs de chantiers, comme à chaque fois qu’ils ont eu à le faire. L’augmentation des salaires proposée est jugée partout insuffisante. L’augmentation de la prime horaire est revendiquée pour toutes équipes travaillant au rendement.

 La direction change alors d’attitude et prend l’offensive. Elle convoque les délégués du personnel au siège de l’entreprise situé à Sotteville-les-Rouen, le 16 octobre à 9 heures, comme pour une réunion de négociation. Les délégués attendent jusqu’à 11 heures les représentants de la direction. Ceux-ci se présentent enfin, accompagnés d’un huissier. Ils lisent une note de service rappelant les propositions de la direction, assortie de menace de licenciement. Ils accusent les délégués d’avoir commis des fautes lourdes et graves, notamment d’avoir réuni le personnel sans autorisation, d’avoir, à cette occasion, interrompu la production, et d’avoir ensuite organisé systématiquement le sabotage du rendement.

Les délégués, après avoir entendu ces accusations, réfutent point par point les arguments de la direction. Mais le directeur déclare alors qu’il n’est pas là pour discuter du contenu de la note, ni pour entendre de nouvelles propositions. Il demande à chacun des délégués du personnel de signer la note, ce qu’ils refusent. La réunion s’arrête là. Les délégués quittent la pièce, et une partie d’entre eux est reçue en délégation à 11 heures 45 à l’Inspection du travail.

Pendant ce temps, la note en question est affichée sur les lieux de travail, avant même que les délégués se la voient présenter. C’est la marque de la détermination de la direction.

Le 17 octobre, des lettres de licenciement sont adressées à 13 ouvriers de l’équipe du levage planchers, et une note de service est affichée sur les chantiers, indiquant qu’en plus des ouvriers licenciés, les 11 délégués du personnel sont mis à pied « en attendant d’entamer à leur égard la procédure normale de licenciement prévue par le règlement en vigueur ».

Le lutte prend alors une nouvelle dimension. Le 19 octobre le Conseil Général siégeant à la préfecture,une délégation est reçue par des conseillers généraux. Une motion commune présentée par les conseillers communistes, socialistes et PSA (Parti Socialiste Autonome), est adoptée à l’unanimité du Conseil Général le lendemain.

Pendant ce temps, les 3 chantiers continuent de travailler au ralenti.

Le 23 octobre, au matin, le Comité d’Entreprise est convoqué en séance extraordinaire. Les trois délégués visés par une mise à pied se voient refuser le droit de siéger par les représentants de la direction, « en vertu d’un grand principe de droit fondamental que l’on ne peut être juge et partie ». Ils sont appelés individuellement pour s’entendre inculper de faute lourde et grave. Mais le CE donne une large majorité à chacun des votes successifs contre le licenciement des délégués. Le vote est interrompu à 12 h 00 pour permettre la réunion de la commission paritaire de l’après-midi. Le CE ne reprendra pas ses travaux.

Le Directeur départemental de la Main d’œuvre et du Travail a convoqué l’ensemble des délégués et la direction en réunion paritaire pour l’après-midi même. Mais au cours de cette réunion il apparaît qu’aucune conciliation n’est possible. A l’issue de la réunion l’inspecteur du travail propose une nouvelle réunion pour le 26 octobre ; Nouvel échec. L’inspecteur du travail fait alors connaître sa décision ; c’est un refus de la demande de licenciement.

Mais la direction ne change pas d’avis. Elle refuse le droit de travailler aux délégués  comme aux ouvriers licenciés.

Le 27 octobre, l’ensemble des ouvriers décide de se mettre en grève pour 24 heures. Plus de 200 grévistes se rendent en cortège au siège de l’entreprise à Sotteville-les-Rouen. Une délégation est reçue par la direction, sans résultat.. Des délégations se rendent auprès de M. Paul Vauquelin, Conseiller général et président de l’office départemental des HLM, à la préfecture et à l’inspection du travail. Le lendemain les ouvriers décident de reconduire la grève. Elle durera jusqu’au 4 novembre.

Le 3 novembre, le Comité d’entreprise siège cette fois au complet. La direction a été contrainte d’accepter la présence des délégués du personnel licenciés. La direction campe sur sa position L’inspecteur du travail a refusé le licenciement des délégués ? Qu’à cela ne tienne, elle adresse un recours auprès du Ministère du Travail, ce qui lui donne un délai de 4 mois ( c’est le délai que le Ministère a pour répondre à son recours ), pour continuer à refuser la réintégration des onze délégués..

Les ouvriers décident de reprendre le travail le 4 novembre. La direction croit triompher. Elle exerce des brimades contre les plus revendicatifs et ceux qui sont syndiqués. Un des grutiers est ainsi affecté au terrassement. Cependant elle réintègre une partie des ouvriers de l’équipe « planchers ». Sept d’entre eux sont réintégrés. Un huitième allait être repris, mais le lendemain on lui déclare :  « Nous ne vous reprendrons pas parce qu’on vous a vu sur la moto d’un dirigeant syndical ».

Soutenue par la Chambre patronale, la direction de l’entreprise avait comme principal objectif de porter un coup à la CGT, et de réduire les droits syndicaux. Mais, affaiblie par le coup, l’organisation syndicale restait debout, et la lutte continuait dans l’entreprise, pendant que les délégués, soutenus par leur syndicat et la solidarité financière des travailleurs du bâtiment, engageaient des actions juridiques pour obtenir réparation.

Un jugement de classe

Une action fut engagée devant le Conseil des Prud’hommes de Rouen en vue de faire condamner l’employeur à verser aux délégués en cause une indemnité correspondant au montant des salaires qu’ils auraient gagnés s’ils avaient travaillé.

Devant le Conseil de Prud’hommes la Société Guiraudie-Auffève s’attacha à démontrer que son recours au Ministre était suspensif et qu’il fallait attendre sa décision. Parallèlement elle formait une demande reconventionnelle de quinze millions de dommages et intérêt pour le préjudice qu’elle aurait subi à cause de l’activité des délégués.

Le 2 décembre, le Conseil des Prud’hommes prononça un jugement par lequel il ordonnait une enquête. La Société Guiraudie-Auffève fit appel du jugement.

Le 10 février 1960, le Ministre du Travail n’ayant toujours pas donné sa décision, la Cour d’Appel rendait un arrêt qui condamnait la Société Guiraudie-Auffève à payer les indemnités compensatrices de salaires et de jours fériés depuis le 17 octobre 1959. « Attendu que par l’application de l’article 2 du décret du 7 janvier 1959, l’Inspecteur du travail ayant refusé le licenciement projeté, ce licenciement n’a pu intervenir, qu’il suit de là que le contrat de travail liant les intéressés (les délégués) à la Société appelante est encore en cours et le demeurera soit jusqu’au licenciement intervenant éventuellement après la décision ministérielle d’autorisation, soit jusqu’au prononcé de la résiliation par l’autorité judiciaire, si celle-ci doit un jour être saisie d’une demande d’effet »Mais la direction ne s’avouait pas battue. Elle formait un pourvoi en cassation contre cet arrêt.

Cependant, elle accompagnait cette action d’un premier recul : elle revenait sur une partie des licenciements en réintégrant sept délégués sur les onze licenciés, dont Alexandre Levillain. Cependant, Léon Bellavoine, Roger Camesan, Lucien et Daniel Lerat allaient rester les victimes de cette affaire.

En effet, la direction lançait une nouvelle attaque contre ces délégués en déposant une demande de résiliation judiciaire de leur contrat de travail, en les accusant d’avoir organisé de manière délibérée le sabotage de la production. Le Conseil des prud’hommes déboutait la société de sa demande par un jugement en date du 31 mai 1960. La direction fit naturellement appel du jugement.

A la différence des jugements précédents, la Cour d’appel ne suivit pas les décisions du Conseil des prud’hommes. Attitude nouvelle, elle refusa de suivre les arguments de la défense qui, s’appuyant sur la loi en vigueur, démontrait que l’on ne pouvait licencier des délégués du personnel sur les motifs invoqués. Au contraire elle considéra comme recevables les arguments de l’entreprise et prescrivit une enquête qu’elle confia à une commission constituée de trois personnes : un architecte, un expert comptable et le patron d’un grosse entreprise du bâtiment. On notera qu’il n’y avait aucun salarié du bâtiment dans cette commission.

Celle-ci conclut à une « grève perlée » ayant entraîné une baisse de rendement de 5% et à un préjudice d’un million deux cent mille anciens francs.

La défense eut beau contester les chiffres donnés par les experts, rappeler les dispositions légales de protection des délégués du personnel, rien n’y fit.

La Cour d’appel prononça la rupture du contrat de travail des quatre délégués en faisant remonter la rupture du contrat au 17 octobre 1959 (date de l’envoi des lettres de licenciement par la direction !). Elle les condamna à rembourser les salaires perçus depuis cette date, et à verser solidairement à la société Guiraudie-Auffève la somme de 1,18 millions d’anciens francs.

Victimes d’une situation charnière

Rappelons que le 1er juin 1958, le Général de Gaulle avait été investi Président du Conseil par l’Assemblée Nationale qui lui avait accordé en outre les pleins pouvoirs. Le 28 septembre 1958, le OUI au référendum l’avait emporté par 79,25% des suffrages. Le retour au mode d’élection uninominale à un tour, remplaçant la proportionnelle, porte une majorité de droite à l’assemblée nationale. De Gaulle est élu président de la République le 21 décembre.

Une situation nouvelle, sérieuse et dangereuse s’était créée. Avec la fin de la IVe République et l’arrivée de la Ve, les hommes du grand capital avaient tout investi : le Gouvernement, le Parlement, tous les rouages de l’État. Dès les premiers mois, se développe une violente offensive du pouvoir : des trains d’ordonnances marquées par des hausses de prix et de tarifs des services publics, les attaques contre la Sécurité sociale, le blocage des salaires, la dévaluation du franc de 17,5% et la création du nouveau franc, etc.

Les ouvriers de Guiraudie-Auffève étaient, nous l’avons dit, les fers de lance de la CGT dans le Bâtiment rouennais. Le 13 août 1958, 150 d’entre eux qui travaillaient sur le chantier des HLM de Canteleu, après un arrêt de travail de 2 heures, avaient voté un appel aux autres travailleurs du bâtiment et des travaux publics de la Seine-Maritime, pour qu’ils votent Non au Référendum. Ils s’étaient ainsi attiré la haine des soutiens du nouveau régime. Il s’en trouvait jusque parmi les administrateurs de la Société et dans ses conseils juridique (le Maire de Rouen était l’avoué de la Société). Tous s’étaient jurés de briser ce foyer de résistance aux reculs sociaux.

Si la situation était difficile, elle n’était pas sans espoir. Seule de toutes les confédérations syndicales, la CGT avait dit NON  sans restriction, et cherché à préconiser au maximum l’union dans les entreprises et les branches professionnelles. Dès le 1er trimestre de 1959, les actions revendicatives avaient repris. Un Cartel de défense de la Sécurité sociale avait été constitué par une cinquantaine d’organisations et associations, dont la CGT, et la CFTC. Il est remarquable que ce soit au lendemain du 30 mai, puissante journée de lutte pour la défense de la Sécurité sociale que, tout à la fois, le tribunal des prud’hommes de Rouen déboute la Société Guiraudie-Auffève, et que de Gaulle se voie contraint d’annuler la franchise de 3000 f. sur les honoraires médicaux et les produits pharmaceutiques, qu’il avait instaurée le 1er janvier précédent.

Le rapport de force était de nouveau en train de changer. Il devenait moins défavorable aux salariés. C’est sans doute ce qui explique le recul de la direction et la réintégration d’une partie des délégués. Cependant, l’amélioration du rapport des forces fut insuffisant pour changer complètement les choses. C’est pourquoi, en avril 1961, la Cour d’appel de Rouen choisira de s’inscrire dans la poursuite de l’offensive du patronat et du gouvernement contre les travailleurs. C’était bien un jugement de classe contre les travailleurs et les élus CGT de l’entreprise Guiraudie-Auffeve.

De cette affaire, on peut tirer une série d’enseignements qui, nous semble-t-il, ont toujours valeur aujourd’hui.

Premièrement, il ne suffit pas d’avoir une organisation puissante dans une seule entreprise. Certes, on peut y obtenir des avancées sociales non négligeables dans une action revendicative persévérante et opiniâtre. Mais le patronat est organisé au niveau interprofessionnel. Il sait se solidariser lorsqu’il faut porter atteinte à une organisation syndicale puissante, en particulier lorsque les acquis de cette entreprise sont généralisés par la suite à toutes les autres. Les salariés ont besoin d’organisations syndicales fortes dans tous les secteurs professionnels. Ils ont tout à craindre si les bastions revendicatifs restent isolés au milieu de déserts syndicaux..

Deuxièmement, la lutte, pourtant si nécessaire, n’est pas suffisante pour gagner à tous les coups. Il est utile que soient votées des lois qui soient favorables aux salariés. Il est donc nécessaire d’avoir des parlementaires soucieux de leurs intérêts. Cela suppose l’existence et de l’influence de forces politiques traduisant réellement les exigences revendicatives des salariés.

Troisièmement, il faut savoir que les tribunaux n’appliquent pas toujours les lois votées. Dans le contexte de la lutte des ouvriers de l’entreprise Guiraudie-Auffève, il y avait certes les lois, et notamment celle votée le 16 avril 1946, ainsi que l’ordonnance de 1945, qui protégeaient les délégués. Cependant après 1958, nous étions dans un contexte de changement de régime, où, comme on l’a vu, le grand capital avait investi tous les rouages de l’État. Ajoutons que des députés de la nouvelle majorité venaient de déposer un projet de loi visant à la suppression de l’institution des délégués du personnel. En quelque sorte, même s’il existe des lois favorables, il est nécessaire de créer un rapport de forces qui permette leur application.

A l’heure ou le Medef, déclare vouloir remplacer la loi par le contrat, il est utile de revenir sur l’Histoire sociale pour mesurer tous les risques qu’une telle orientation fait peser sur les salariés.

 * Marcel Letessier, était le secrétaire de l’Union des syndicats CGT du Bâtiment et des Travaux Public à l’époque du conflit.

Sources:

-       Archives de l’Union syndicale CGT du Bâtiment et des Travaux Publics

-       Archives de l’Union Locale CGT de Rouen,

-       Archives de l’Union départementale CGT de la Seine-Maritime

-       Archives personnelles de Marcel Letessier

Témoignages d’Alexandre Levillain

  

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