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Industrie textile en Seine-Maritime

BOLBEC : Retour sur son textile perdu

Par Pierre Michel

 2ème Partie : « Les crises de l’industrie du textile et les luttes ouvrières au 19e siècle »

 Repères :

14e siècle environ = 1ère Fabrication de toile en laine (Froc)

1680 /1690 = Le coton remplace la laine

1685 = environ 3300 habitant à Bolbec

1729= 1ère manufacture d’indiennes

1777 = 1ère filature de coton

1820 = 7000 habitants à Bolbec

1860 = crise due au libre échange; arrêt des importations de cotons américains (Sécession)

1861 = Appellation « La Vallée d’Or » (Napoléon 3)

1862 = Début des tissages Industriels mécaniques

1865 = 60 entreprises et annexes à Bolbec

1879 = Nouveaux traités sur le commerce

1880 = Grande crise industrielle cotonnière

            Début des grands mouvements ouvriers

                  Création de la chambre syndicale des ouvriers cotonniers

1886 = Installation de la chambre de commerce et d’industrie à Bolbec

1892 = Protectionnisme et surproduction intérieure

          stocks énormes – grèves - chômage

 Les « capitaines d’industrie »

Après cinq siècles du travail de la laine (Moulin à Foulon et les draps) le coton vient , dans la moitié du XVIIIe siècle, concurrencer, puis éliminer complètement, la matière première issue du mouton.

A Bolbec, cette « révolution » dans la Fabrication à partir du coton, coïncide précisément avec la révolution bourgeoise issue de l’Ancien régime.

Les familles POUCHET, FAUQUET, LEMAITRE et LEMAISTRE ne sont-elles pas à la fin du XVIIIe siècle, les pionnières de la grande industrie cotonnière ? A cette époque, ces manufacturiers sont liés les uns aux autres par la religion, des liens familiaux et des alliances matrimoniales. Ils forment des dynasties, une féodalité industrielle et dans les châteaux ou propriétés qu’ils achètent, les industriels se comportent en nouveaux seigneurs.

 Mais ce sont les dynasties de la religion réformée qui marquent de leur empreinte, toute l’économie de la Vallée et imposent les directives à suivre dans les domaines de la production et des salaires « La Vallée d’Or » est bien une Alsace en réduction.

Une remarque importante liée à l’emprise des Manufacturiers sur la région, s’impose: Lillebonne appartient en quelque sorte à Bolbec puisque tous ces « Maîtres » Manufacturiers sont Bolbécais ou attachés aux familles Bolbécaises (liens d’intérêts ou consanguinité), et que les usines de Lillebonne, de Gruchet le Valasse, de Nointot, de Saint Antoine la Forêt, etc., leur appartiennent.

Les seules familles FAUQUET et LEMAITRE possèdent le tiers des entreprises et 41,7% du total des ouvriers de la « Vallée d’Or » (soit 48,1%du total des chiffres d’affaires).

Leurs usines perfectionnées entraînent des rendements, donc des bénéfices plus importants que celles de leurs concurrents.

Toutefois, l’homogénéité du groupe FAUQUET et LEMAITRE ne doit pas nous cacher des disparités considérables entre leurs usines, disparités qui vont aisément du simple au quintuple tant pour le nombre d’ouvriers que pour le chiffre d’affaire, FAUQUET-LEMAITRE et LEMAITRE-LAVOTTE de Bolbec, sont les véritables Capitaines d’industrie, sans qui dans ce domaine, rien ne peut être dit ou fait.

A Bolbec, la dépression générale de 1879-1880 est sans doute moins nette qu’ailleurs, mais les grèves parfois violentes contre la diminution des salaires, ainsi que le chômage sont les signes annonciateurs d’une dépression plus grave dont la maison LEMAITRE-LAVOTTE en 1895 sont les moments les plus marquants.

Enfin, pour clore le chapitre des « dynasties », il faut aussi citer la famille DESGENETAIS dont les trois frères Jean, François et Auguste, propriétaires d’usines de Tissage à Lillebonne et à Gruchet, fondent à Bolbec en 1853 une filature de tissage. De 1862 à 1864, la mort frappe les deux premiers frères et Auguste DESGENETAIS poursuit seul la politique d’expansion en agrandissant ses entreprises et en multipliant les articles fabriqués. Il faut noter que cette famille DESGENETAIS n’appartient pas à la caste protestante, elle est d’obédience catholique.

De plus, dans un esprit de paternalisme délibéré, Auguste DESGENETAIS est l’un des seuls patrons de filature à respecter la loi du 9 septembre 1848 sur le passage de la journée de travail à 12h puis à 11h en 1868 et à donner satisfaction aux ouvriers sans diminution de salaire.

Les enfants au rendement

Sans revenir sur ce qui a été mentionné dans la première partie de cette étude  (cf. Fil Rouge n°11) il est nécessaire pour la bonne compréhension du lecteur, de rappeler quelques éléments essentiels:

- La journée de travail est très longue ; de 15 heures avant 1848 elle passe à 12 heures (loi 1848) pour descendre à 11 heures en 1868. Les entreprises ouvrent généralement dans la vallée à 6 heures pour fermer à 18 heures ou 18.30 heures, une pause est prévue entre 13 et 14 heures et cela six jours par semaine. Le temps de présence effective dans l’entreprise est souvent supérieur à 12 heures.

Parfois les heures de repos ne sont respectées car travailler durant ces heures est une nécessité pour ces ouvriers dont le salaire est très bas.

Au début du 20e siècle, la journée de travail se stabilise à 10 heures.

Si le travail des adultes est pénible, que dire alors de celui des enfants employés dans le textile de la vallée. Certains d’entre eux ont tout juste 7 ans et les conditions de travail dans une atmosphère totalement insalubre, ne sont pas faites pour les maintenir en parfaite santé.

De plus, la substitution des enfants à des ouvriers adultes, permet à l’industriel une économie non négligeable.

Quant à la possibilité d’astreindre les enfants à fréquenter les écoles comme le prévoyait la loi, ce fut en vue de l’esprit puisque leur temps était

entièrement employé au travail. A ce propos, il faut citer une déclaration cynique de Jacques FAUQUET Manufacturier, qui reflète bien la mentalité de cette époque:

« C’est ici que je pourrais déplorer les nécessités de l’industrie qui étiolent les malheureux enfants dès l’âge le plus tendre et tout en reconnaissant que l’industrie manufacturière est le bourreau de la génération qui s’élève, je ne crois pas que le remède à ces maux soit entre les mains du législateur. La loi de la nécessité, cette loi des lois, qui règle dans chaque pays, la nature et la somme de travail, sera donc toujours chargée de faire la part de l’humanité et de la distribuer selon les besoins des localités… ».

La loi du 2 novembre 1892 qui réduit la durée du travail des enfants provoque une levée de boucliers de la part des industriels pour qui, une telle loi si elle était appliquée perturberait l’organisation des ateliers, entraînant une réduction de travail de tous les ouvriers, donc une baisse de la production. Les patrons furent entendus et jusqu’en 1899 les anciennes conditions de travail sont tolérées.

Ainsi, en cette fin de siècle, les mesures législatives concernant le travail des enfants, entraînent des réticences encore nombreuses de la part des industriels de la « Vallée d’Or » mais l’allégement de la journées des Femmes en provoque bien d’avantages encore. Aux dix heures définies par le législateur, les industriels préfèrent les 11 heures ; tel est le sens de leurs interventions auprès des parlementaires de la Seine Inférieure.

En plus de l’atmosphère étouffante des ateliers, les machines sont dangereuses et les carters de protection n’existent pas. Les accidents mutilants sont nombreux et la moitié des blessés sont jeunes ou très jeunes.

La loi du 9 avril 1898 oblige les employeurs à déclarer tout accident ayant entraîné une incapacité de travail.

En ce qui concerne les salaires journaliers à Bolbec, en 1861 le salaire moyen pour les femmes varie de 1,50F à 2,50F, pour les hommes de 2,00F à 2,75F.

En 1879 l’évolution est pour les femmes de 2,50F à 4,00F, pour les hommes de 3,25F à 5,00F

Pour ces mêmes années, le prix du kilo de pain varie respectivement de 0,40F à 0,32F (en baisse), le  prix du kilo de bœuf quant à lui passe de 1,35F à 1,92F (basse qualité)

Si des hausses sont intervenues sur les salaires, souvent après des grèves ou des revendications, ces faibles augmentations ont été la plupart du temps, annihilées par la hausse des produits de première nécessité (pain, viande, pomme de terre) et du combustible.

A partir de 1880 , la crise du coton fait stagner les prix mais les salaires suivent à la baisse (20 à 25% de 1880 à 1889).

L’introduction progressive des métiers « à filer continus », qui nécessitent davantage de surveillance que d’interventions manuelles, entraîne également une baisse des salaires.

Les améliorations techniques de la fin du 19e siècle changent souvent la nature du travail, et même si le nombre des machines que surveille une seule personne est beaucoup plus grand, les industriels sont tentés de modifier à leur profit, la rémunération du travail. Les  conséquences de la surproduction de 1897 dont se plaignent ces mêmes industriels, est également une autre cause de la baisse des salaires. Cela ne va d’ailleurs pas sans luttes et oppositions de la part des travailleurs.

Venant s’ajouter aux crises de l’industrie, aux hausses du coût de la vie, aux périodes de chômage, aux arrêts de travail par maladie ou blessure, les règlements intérieurs des ateliers comportent un système d’amendes qui sont prélevées directement sur le salaire. A titre d’exemple :

Les chefs d’atelier ou contremaîtres ne tolèrent aucune réclamation qui nécessite l’intervention du Directeur, qui en général prononce la mise à la porte du contestataire.

Les archives départementales nous fournissent quelques documents sur ce sujet, en particulier sur le cas des ouvriers des Ets FAUQUET LEMAITRE, qui, las de ces mesures discriminatoires, sont venus déposer plainte devant le juge de Paix de Lillebonne.

Un dernier mot sur les salaires. Les catégories d’ouvriers sont multiples, particulièrement dans la filature. La hiérarchie des spécialisations dans cette

branche forme l’échelle des salaires que l’on retrouve nécessairement à Bolbec et dans l’ensemble de la Vallée. Après les fileurs, viennent dans l’échelle salariale, les soigneurs de batteurs et de cardes, les maîtresses-bambrocheuses, les premiers rattacheurs, puis les veilleuses continues, les soigneuses d’étirage, les dévideuses, etc.

Les apprentis sont naturellement en bas de l’échelle. Les contremaîtres quant à eux peuvent gagner jusqu'à 8 f par jour pour être « très près du maître ».

Pour conclure, on ne peut que constater la précarité d’emploi de ces ouvriers du textile ; il n’y a pas de stabilité, les salaires fluctuent en fonction des crises de l’industrie qui sont ressenties avec une acuité particulière dans la vallée. De plus la toute puissance des patrons manufacturiers, et le despotisme de leurs directeurs mettent les ouvriers dans un carcan difficilement ébranlable. C’est subir ou le chômage !

Malgré ces conditions de travail exécrables non tempérées par la vie au quotidien (logement, santé, hygiène, éducation, etc…) maintes fois, les travailleurs se sont révoltés contre toutes ces injustices, avec leurs moyens et souvent mal organisés, dans une société phagocytée par les patrons de l’industrie.

La vie des familles ouvrières: une paupérisation réelle.

Comment apprécier la déshumanisation croissante de l’ouvrier dans son travail, seule façon pourtant de prouver la paupérisation absolue ? Si l’on excepte la période 1870 à 1880 où l’absence quasi-totale de documents sur les conditions de vie des travailleurs, nous invite à penser à une possible amélioration momentanée du sort de la classe ouvrière bolbécaise malgré l’augmentation des prix; il n’en est pas de même pour les autres périodes.

De nombreux témoignages subsistent pour la période antérieure à 1870 et après 1880, sur la nourriture, la mortalité infantile, l’alcoolisme et la prostitution, documents qui nous aident à toucher du doigt la misère ouvrière.

En ce qui concerne la nourriture, quelles que soient les époques, le pain représente souvent la moitié du budget familial. Il faut noter au passage, que la composition de la famille moyenne comporte 4 à 5 enfants.

Pour équilibrer le budget de la famille, le loyer ne doit pas dépasser le septième du salaire du père et la famille ne peut acheter en plus du pain que du cidre, légumes, beurre, chandelle, savon, bois et quelques vêtements.

L’achat de viande est pratiquement inconnu avant 1860 ; il est noté qu’après cette période et à partir de 1880 la famille peut acquérir de la viande (190 grammes par personne) de basse catégorie.

Dans les périodes « noires », la mendicité est perpétuée par bon nombre d’ouvriers, chargés de famille qui envoient leurs enfants mendier, à Bolbec surtout, où sont agglomérés plus de cinq mille ouvriers peut être.

Pendant ce temps, les affaires industrielles continuent « d’aller grand train ». Un rapport de 1859 constate en effet que certains Patrons gagnent de l’argent d’une manière quasi-scandaleuse. Il cite « la maison FAUQUET qui, avec ses deux filatures, gagne quarante centimes par demi kilogramme de coton filé ».

Des logements insalubres

L’appât d’argent par la perception  de loyers, à contribué à la construction d’immeubles où s’entassent des dizaines de familles ouvrières dans des logements vite devenus des taudis.

L’insalubrité due à l’humidité et au manque d’aération est considérée comme une cause permanente de la mortalité venant s’ajouter à l’insuffisance de nourriture. Les premières victimes sont les nourrissons dont la moitié n’atteindra pas l’âge de un an.

En 1885 le docteur BOURDIN (service de protection des enfants de la Seine inférieure) écrit dans son rapport annuel que le quart des maisons des ouvriers devraient subir des modifications importantes pour qu’elles demeurent habitables. Bien souvent les animaux domestiques des propriétaires égoïstes sont mieux logés que leurs locataires.

L’alcoolisme pour certains observateurs, est le signe de grande misère, pour d’autres (la bourgeoisie) c’est un signe d’aisance temporaire de la classe ouvrière !

Que ce soit pour oublier ou pour se réjouir, les ouvriers fréquentent les cabarets, en particulier le samedi soir et le dimanche.

Ces cabarets sont très nombreux à Bolbec et à Lillebonne, certains sont mêmes construits ou aménagés à la porte des manufactures et on y sert, à bas prix, un mauvais alcool de betteraves qui fait des ravages sur les organismes déjà fragilisés.

En tout cas l’intempérance, surtout quand le commerce l’organise, est un aspect les plus patents de la paupérisation.

En ce qui concerne les mœurs, le libertinage est grand jusqu’à la fin du 19e siècle, les causes en sont multiples, mais la plupart des témoignages mettent surtout l’accent sur la réunion des deux sexes dans les mêmes ateliers et la promiscuité qui en résulte ainsi que sur les déviations dues aux abus de pouvoir des directeurs et des contremaîtres.

La prostitution clandestine existe à Bolbec et quatre demandes d’implantation de maisons de tolérance ont été envoyées au Maire entre 1884 et 1886 (archives municipales de Bolbec). La prose contenue dans ces demandes ne laisse aucun doute subsister dans les relations étroites entre la bourgeoisie, la police et ces maisons de tolérance.

Le désir pour certains d’implanter des maisons de tolérance et la progression importante des délits, correspondent au premier déclin de l’industrie textile Bolbécaise et semblent être ainsi les révélateurs d’une indiscutable misère. Chaque année une partie plus importante du prolétariat tombe en marge de la société.

Les crises cotonnières: les effets du libre échange

De 1860 à 1865, Bolbec et ses filatures de coton subissent une détérioration brutale de la situation économique, « La famine du coton » qui permet d’apporter un éclairage ponctué de témoignages sur le problème des salaires et de chômage.

Les États-Unis sont le grand fournisseur de coton brut, aussi la décision par le Président Lincoln, du blocus des États sécessionnistes, entraîne de réelles difficultés dès la fin de 1861 pour l’industrie cotonnière Française et plus particulièrement pour les entreprises Normandes.

A cet arrêt des approvisionnements en coton viennent se greffer les effets pratiques du traité de libre échange avec l’Angleterre.

Les stocks n’assurent plus la fabrication et fin 1882 apparaît le chômage dans les filatures de la « Vallée d’Or », les ouvriers ne travaillent plus que trois jours la semaine et début 1863, la filature Eugène LEMAITRE et le tissage LECHEVALIER TELLIER ferment leurs portes.

Pour survivre, les travailleurs ont recours au bureau de bienfaisance de la Mairie qui ouvre un atelier de charité pour des travaux de voieries, contre du pain et une faible indemnité journalière.

Le tissage manuel est le premier touché (mouchoirs), les salaires sont amputés considérablement.

Les filatures mécaniques résistent jusqu’à épuisement de leur stock et ont recours au chômage partiel qui réduit les salaires de moitié et met à la rue les 4/5ème des effectifs.

4930 personnes à Bolbec sont officiellement recensées dans la misère.

Malgré l’importance du chômage, aucun exemple d’émigration n’est signalé dans la Vallée de Bolbec, contrairement à la région Rouennaise, de Barentin, de Pavilly et d’Yvetot où des centaines d’ouvriers partent pour Paris, Bayonne et surtout la Grand-Combe. L’attachement au sol natal y est peut-être plus profond qu’ailleurs et l’isolement de la région Bolbec-Lillebonne est sans doute aussi une explication possible de l’absence d’émigration.

Si généralement la crise cotonnière se dénoue en Juin-Juillet 1865 à l’annonce de la fin de la guerre de Sécession, les signes de relance ne sont pas évidents à Bolbec.

Si la situation des petits manufacturiers est souvent angoissante, sans pourtant jamais entraîner de faillite, celle des représentants des dynasties est satisfaisante. Pour eux, pendant cette crise, les profits réalisés sont considérables car plusieurs établissements ont fonctionné en utilisant les importants stocks achetés avant la crise, permettant ainsi aux industriels de majorer le prix des produits manufacturés. C’est ainsi que les spéculations sur le coton brut ont été un autre moyen de faire fortune.

Pourquoi travailler le coton brut en toile, puisque le simple fait de le revendre assure de gros bénéfices ? Il est difficile de mettre en évidence de tels procédés, mais n’est-ce pas de cette façon que des manufacturiers ont pu édifier de nouveaux tissages en 1864 et 1865 (Eugène LEMAITRE, LECHEVALIER-TELLIER et FAUQUET-LEMAISTRE)ou moderniser leurs ateliers existants pour augmenter la production sans pour autant réembaucher tous les ouvriers licenciés.

Les grands manufacturiers sortent renforcés de cette crise ; les ouvriers, quant à eux mettront, plus de dix ans à retrouver une apparente stabilité d’emploi, après une misère difficilement supportable.

Pendant cette crise dite « passagère » (1860-1865) aucun mouvement d’ouvriers, aucune grève notable n’ont été signalés dans la « Vallée d’Or ».

Seuls quelques arrêts de travail sporadiques en 1860, au commencement de la crise, sont à constater dans les entreprises LEMAITRE Alfred à Lillebonne et DESGENETAIS (2 filatures). Par peur de « contagion », le préfet fait « sonner la charge » de la police ; la répression est brutale et les mises à pieds exagérées.

Si l’on excepte ces quelques « soubresauts » vite réprimés, il est certain que la soudaineté de cette crise du coton et la violence des mesures prises par les manufacturiers (licenciements, chômage, diminution des effectifs etc…) ont concouru à plonger les ouvriers dans la peur et l’apathie, en annihilant   leur combativité.

Pendant ces cinq années de souffrances, la solidarité entre les ouvriers s’est renforcée, les liens entre les usines se sont tissés et les habitants de Bolbec et de Lillebonne ont partagé le pain noir avec les chômeurs, et allégé leur fardeau.

C’est peut-être à cette époque douloureuse pour les prolétaires, que le mirage du paternalisme commença à se ternir. La création d’œuvres sociales, les discours des patrons sur « la famille ouvrière » n’empêchent pas les travailleurs de constater l’importance du fossé qui se creuse entre les profits des manufacturiers et les salaires ouvriers.

Il faut aussi noter la pénétration des idées de l’internationale socialiste, véhiculées notamment par  la littérature vendue à faible prix par les colporteurs qui proposent à la classe ouvrière des journaux et des écrits hostiles à l’ordre établi, et à la propriété.

De 1871 à 1879 aucune grève n’est signalée. Cette période de hausse des salaires explique sans doute en partie ce répit dans la lutte ouvrière. De plus la majorité des employeurs accepte la réduction du temps de travail journalier de 12h à 11h.

Enfin, les lendemains de la Commune ne sont pas favorables à l’agitation sociale à Bolbec et Lillebonne, comme ailleurs.

La crise industrielle et cotonnière de 1880

Les choses commencèrent à se gâter lorsque intervint la signature de nouveaux traités de commerce, et la réorganisation du Conseil supérieur du commerce, de l’agriculture et de l’industrie en 1879 décidée par le gouvernement Waddington, dans lequel Gambetta était Président de la Chambre des députés, et qui fut ouvertement critiqué par les industriels bolbécais, pour ses positions favorables aux traités.

Ces événements pourraient dans une certaine mesure, être mis en parallèle avec ceux que nous connaissons de nos jours au sein de la Communauté Européenne lorsqu’il s’agit de la fixation des prix et de la réglementation des échanges. Mais en 1880, les relations internationales étaient moins suivies, l’organisation des marchés très déficiente, et le « chacun pour soi » prévalait sur le reste.

La signature de ces nouveaux traités de commerce entraîne une série de protestations et de démissions spectaculaires de « barons de l’industrie » élus à la Chambre des arts et manufactures du Havre et de Bolbec.

Ils exigent la remise en cause de ces accords qui d’une part, profitent aux Anglais, et pénalisent le commerce français, dont les droits de douane sont inférieurs à ceux des concurrents étrangers, d’autre part. La concurrence des libres échangistes anglais a fait baisser de 50% les salaires de leurs ouvriers, elle serait difficilement surmontable, et leurs produits manufacturés viennent inonder la France, disent-ils.

De plus les exportations françaises, sont frappées de droits très élevés ce qui fait le jeu de l’Angleterre qui protège ses productions nationales.

Pour faire face à cette concurrence, les industriels de « la Vallée d’Or » décident unilatéralement d’opérer une réduction de 10% sur les salaires.

Les manufacturiers provoquent cette baisse des salaires sans opposition des pouvoirs publics, et profitent de cette crise pour faire supporter aux travailleurs, la concurrence des prix. Ils poussent la déraison à demander aux ouvriers des sacrifices financiers, notamment la suppression des primes de production qui sont vitale chez les fileurs et les tisserands. Le spectre des fermetures d’usines est agité !

La majorité des salariés des manufactures déclenche la grève générale en riposte à une telle injustice.

Plus de 2500 grévistes subissent la répression la plus dure déclenchée par les autorités préfectorales dont la police est le bras armé. La justice est vite saisie et rend des verdicts « hallucinants » pour des simples faits de grève. Pour quelques vitres cassées dans l’usine FAROUT à ST EUSTACHE, 19 délégués du personnel sont assignés devant le tribunal correctionnel du Havre. Le réquisitoire du procureur de la République est inique et reflète bien la position réactionnaire et paternaliste des patrons manufacturiers ; les ouvriers ont osé se dresser contre l’ordre et la propriété libérale. Le verdict est à la hauteur de l’indignation patronale : quatorze condamnations à des peines de prison allant jusqu'à six mois et à de copieuses amendes.

Le mouvement de grève gagne tout le pays.

Le 11 mai 1880, les ouvriers cotonniers de Bolbec et de Lillebonne décident de créer une Chambre Syndicale pour la défense de leurs intérêts. Elle enregistre plus de 1500 adhérents en l’espace de vingt jours.

Cette Chambre est complétée le 1er juillet 1880 par une Société de secours mutuels.

Pour comble de malchance, le feu ravage la fabrique d’indiennes dans le quartier du Vivier. Toutes les ouvrières et ouvriers sont mis au chômage et privés de salaire (1100 personnes).

Après quelques mois de ce «  bras de fer » inégal, à bout de moyens matériels et au bord de la famine, tous les ouvriers et ouvrières des usines de « la Vallée d’Or » reprennent le travail la mort dans l’âme et la rage au cœur, et aux conditions imposées par les patrons.

A noter qu’en 1887 le tissage à la main devient une activité résiduelle, remplacé par 2157 métiers mécaniques dans la vallée.

En 1889, les patrons reviennent à la charge et se concertent de nouveau pour réduire les salaires de 10 à 15%. En deux années les ouvriers ont vu leur salaire s’effondrer de près de 20 à 30%.

Les travailleurs répondent par une grève générale, mais très vite circonscrite par les pouvoirs publics qui n’ont pas hésité sur les moyens coercitifs.

Le Progrès de Bolbec (journal local) écrit alors :

« la population ouvrière a été très calme et rien, absolument rien, n’a pu faire craindre les désordres. Aussi se demande t-on pourquoi la gendarmerie était sur pied, revolver à la ceinture, aux abords des établissements, de la Mairie, de la Chambre syndicale où des ouvriers pouvaient se trouver réunis ».

 Le sous-préfet répondant à un industriel évoquant la diminution des salaires de ses ouvriers : « les ouvriers quel que soit leur mécontentement ne semblent pas en mesure d’étendre la grève, parce qu’ils n’ont pas de ressources, et qu’une récente expérience a démontré leur impuissance ».

Les chambres syndicales de Bolbec et de Lillebonne restent silencieuses. La combativité des tisserands est émoussée par le manque de ressources et ne permet pas de riposter au patronat.

Mais à partir de 1893, les ouvriers ne peuvent plus se résoudre à subir continuellement des amputations de salaires sans protester.

Les archives de la Seine-Maritime font état de nombreuses manifestations, de grèves et d’affrontements avec les forces de l’ordre. Pour illustrer ce propos, il est nécessaire de citer quelques mouvements importants survenus dans les manufactures et usines de « la Vallée d’Or » :

Janvier 1893, Ets FAROUT à St Eustache, 350 grévistes, accords sur les salaires,

Février 1893, Ets WESTPHALEN à Lillebonne, 660  grévistes, encore 14h de travail/jour,

Février 1893, Ets MALLET Julien à Bolbec, 150 grévistes, augmentation salaires de 10%,

Février 1893, Ets LEMAITRE Vivier à Bolbec, 530  grévistes, augmentation salaires de 5%

Novembre 1894, Ets LEMAITRE-LAVOTTE, Dépôt de bilan, 1200 employés au chômage

Mai      1895, l’indiennerie du ‘Vivier’ à Bolbec est vendue, 700 employés au chômage,

Décembre 1895, Ets FORTHOMME à Gruchet, arrêt pour 4 semaines, 350 employés au chômage,

Mars 1896, Ets LEMAITRE Georges à Bolbec Fermeture temporaire, 150 employés au chômage,

Juin 1896, Ets MALLET à Lanquetot, 200 ouvriers en grève, accord sur salaire,

Juin 1896, Ets DESGENETAIS à Bolbec, Réduction des jours de travail,  5100 employés

Pendant ces grèves dures et coûteuses pour les travailleurs, les populations des villes concernées, se rangent souvent aux côtés des grévistes et leur apportent leur soutien à travers une solidarité exemplaire.

Comment toutes ces femmes et ces hommes employés dans « la Vallée d’Or » ont-ils fait pour trouver le courage et la volonté de sacrifier leur « pain quotidien » et se lancer dans des conflits souvent brutalement réprimés par la police et la justice ? Quelle devait-être la misère de cette population pour oser se dresser contre les Seigneurs manufacturiers ? Assistera-t-on toujours à l’éternelle histoire du pot de Terre contre le pot de Fer ?

Dans un prochain numéro : « LE VINGTIEME SIECLE ET LA MISE A MORT DE L’INDUSTRIE DU TEXTILE »

Source :

Archives départementales de Rouen

Archives municipales de Bolbec

Mémoire de maîtrise J.B Caux

Dossier MM. Valentin PORTE et Erwan SIMON

Notes de M. André-Jacques VAUQUELIN

Journal « Au pays des Calètes » n°7 Novembre   1983

 

 

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