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Industrie textile en Seine-Maritime

Bolbec: Retour sur son textile perdu

Par Pierre Michel

4ème partie «  De la seconde guerre mondiale à la mort de l’industrie textile »

La seconde guerre mondiale

La seconde guerre mondiale éclate et en juin 1940 les Allemands arrivent en Normandie. Les usines de textiles « tournent » quand la matière première peut être récupérée. On assiste, par nécessité, au remplacement du coton par les fibres de rayonne et les usines de Bolbec sont alimentées par le fabricant de Pont de L'Arche en ce qui concerne le groupe DESGENETAIS-BOUSSAC.

En définitive, pendant les années de guerre, les usines de textile et filature « travaillent » comme elles peuvent et suivant l’approvisionnement en matière première.

Dans les usines de Marcel BOUSSAC, on ne laisse pas les salariés sans travail et d’autres tâches leurs sont dévolues (tricotage et jardinage).

Dans le compte rendu de sa causerie du 28 avril 2000, M. Michel VAURIN, Président de la C.C.I  de Bolbec, cite à propos de cette période  qu’un certain M. BOTTE mandé par BOUSSAC est venu à Bolbec ayant pour mission de maintenir l’outil de travail, de garder le Personnel DESGENETAIS en place.

Une section importante de tricotage est mise en place dans les  foyers bolbécais, on tricote pour BOUSSAC, chaussettes, sous-vêtements etc.

Si l’on connaît beaucoup de choses sur le paternalisme de BOUSSAC et les conditions de vie de ses employés pendant la pénurie qui sévit, par contre aucun écrit, aucune archive, à notre connaissance, nous renseigne sur la situation des ouvriers dans les autres usines de Bolbec. On sait seulement que toutes les usines, à l’image de DESGENETAIS- BOUSSAC, ont essayé de garder l’ensemble de leur personnel, mais avec une organisation sociale, et des moyens beaucoup plus modestes.

Pendant la guerre, Bolbec supportera quelques bombardements, l’un en 1940 qui détruira quelques maisons autour de la mairie, sans faire de victimes, et le deuxième frappera la gare de Nointot, tuant quatre personnes en 1944 à la libération.

A la sortie de la guerre, toutes les usines de textile de Bolbec, qui étaient en activité en 1939, reprennent leur production à plein rendement. Le coton, matière première, arrive des États-Unis, d’Égypte et d’Afrique Noire.

Si en 1945, la France comptait 39 millions d’habitants, l’ensemble avec les populations de ses colonies, totalisait environ 150 millions de sujets.

Les colonies françaises n’ayant pas ou peu de production de produits manufacturés, les usines de textiles et de filatures Françaises et plus spécialement celles  de Normandie purent tourner à plein régime et exporter leur production.

Tous les avantages sociaux amenés par le Front Populaire sont rétablis à la Libération et l’industrie du textile retrouve des conditions de travail plus humaines, à l’exception des 40 heures, pour lesquelles il va falloir se battre. A Bolbec, environ 4000 ouvriers ont un emploi dans les usines de textile.

Le « Boum » social et la reprise des activités industrielles ont rapidement conduit à une crise profonde de main d’œuvre et  à une baisse  de la qualité des productions de 1945 à 1948.

Pour palier ce manque de bras, les usines sont dans l’obligation d’aller chercher les ouvriers à l’extérieur, en achetant des autobus pour récupérer cette main d’œuvre dans les communes avoisinantes.

Dans les usines, le travail sur quart (3x8) est institué et l’on assiste pour la première fois au démarrage des équipes des équipes de nuit.

Coton: tissage

Le Président des États Unis TRUMAN s’engage dans la guerre froide contre le communisme montant en Europe, et offre aux pays occidentaux un soutien économique et militaire: le plan MARSHALL.

Profitant de son « charisme » d’industriel international et très apprécié dans les milieux de la haute finance, BOUSSAC non seulement est reçu par TRUMAN qui le décore en tant que dirigeant modèle de l’industrie, mais bénéficie de tous les avantages de ce plan MARSHALL.

BOUSSAC en profite pour moderniser ses usines, acheter du matériel américain et développer ses productions. Par manque de moyens ou d’audace, les autres manufacturiers de Bolbec ne procèdent pas à ces modernisations.

Cette embellie industrielle ne dure que cinq années environ, et dès 1950, ce sont des entreprises qui doivent fermer par manque de modernisation et, certainement, de recherche du profit à court terme sans réaliser les investissements nécessaires. Ces usines qui ferment définitivement sont:

En 1953: MANCHON LEMAITRE ET CATHERINE

En 1955: FORTHOMME ALLEAUME

En 1956: GILLET TAHON (indiennes) reconversion avec ORIL

Beaucoup de ces ouvriers licenciés après ces fermetures trouvent un emploi dans la pétrochimie qui est en pleine expansion à Port Jérome et à Notre Dame de Gravenchon. Ces industries récupèrent une partie de ce personnel masculin des usines de tissage et de filature. Les employées Femmes, sont reclassées dans les ateliers de confection (Couturier, Fleurot Baudin) et dans les usines de teinturerie.

A partir de 1957, seuls DESGENETAIS - BOUSSAC MASUREL subsistent comme usines de tissage et filage. Ces deux manufacturiers s’entendent bien et trouvent des complémentarités dans leur fabrication. Le personnel est à 70 % féminin et souvent les maris travaillent dans les usines de la pétrochimie.

C’est à partir des années 1960 que les dernières manufactures de tissage et filature de Bolbec vont connaître leurs dernières cessations d’activités. Les raisons de cette mort annoncée sont multiples, et nous n’en retiendrons que les plus évidentes:

Il faut tout d’abord souligner que les niveaux des salaires dans la pétrochimie sont  beaucoup plus attractifs que ceux des usines de Bolbec.

En 1964-1965 démarrage de l'usine Renault à Sandouville qui va recruter près de 10 000 personnes dans la région, avec des conditions salariales et sociales issues de la convention collective de la métallurgie. L'effet produit est une baisse de 30 % des effectifs des usines de Bolbec.

Dès 1960 le début de la décolonisation, le développement de la main d’œuvre et de la production dans les pays en voie de progrès, pèsent sur les exportations françaises. L’apparition sur le marché, de produits manufacturés étrangers, utilisant les nouvelles fibres synthétiques et vendus à des prix intenables pour les productions françaises. (main d’œuvre sous payée dans les pays asiatiques, le Maroc, l’île Maurice etc) pèsent lourdement dans les fermetures des usines de tissage

Opération de peignage sur fil de qualité supérieure  — Présence Normande 1962, photo Claude Laffon

Les évènements de Mai 1968 à Bolbec

Le mouvement de 1968 a certainement été le plus important soulèvement des travailleurs enregistré dans ce 20ème siècle.

Jusqu’à 9 millions de salariés de toute la France sont en grève, occupent leurs usines, magasins, laboratoires,  et revendiquent plus de justice, la répartition des richesses, plus de libertés syndicales dans les entreprises, moins de temps passé au travail et l’avancement de l’âge de départ à la retraite.

Les salariés des usines de Bolbec, dans leur grande majorité, suivent ce mouvement et avec les employés des PTT, EDF-GDF, les employés municipaux, les services de perception, etc. Ils « débrayent » tous, et ferment leurs ateliers où leurs magasins, pour des durées qui vont varier entre 8 jours et un mois.

Le mercredi 22 mai, un grand meeting se tient square Leclerc. Il est organisé par les partis politiques de gauche, la CGT et la CFDT, au cours duquel, Paul BELHACHE figure emblématique de Bolbec, membre du Parti Communiste et militant syndicaliste à la CGT, fait une intervention très remarquée sur les exigences des travailleurs et leur juste combat.

Le gouvernement, devant un tel soulèvement populaire et une telle détermination des travailleurs, est dans l’obligation d’ouvrir des négociations avec les partenaires sociaux, qui se concluent par le « Constat de Grenelle ».

Pour tous les salariés de Bolbec, l’application du constat de Grenelle, notamment sur l’augmentation immédiate des salaires, et la reconnaissance des syndicats dans l’entreprise, est perçue comme une bouffée d’air salvatrice, pour eux dont les rémunérations étaient bien basses.

Après 1968, l’industrie textile continue sa lente agonie; c’est aussi la période où est menée une politique de concentrations, de restructurations des sites, et de fermetures des entreprises jugées non rentables.

Salle de continus

BOUSSAC s’oppose à la pénétration des fibres synthétiques dans ses usines (nylon, tergal, etc.) et les grosses difficultés apparaissent en 1973 où il doit vendre tous ses biens. En 1975 toutes les usines DESGENETAIS BOUSSAC de Bolbec ferment. L’affaire fait grand bruit dans la région car c’est plus de 700 personnes qui sont mises en chômage. Les élus politiques du moment, cherchent en vain une solution et un repreneur introuvable. Maintes fois les salariés descendent dans la rue, manifester leur courroux et désarroi, souvent soutenus par Paul BELHACHE, militant infatigable.

Vote de la Grève par les salariés de Boussac

Serge Laloyer prenant la parole pour l'UD CGT, devant les grévistes de Boussac

Bolbec Ville Morte: les commerçants solidaires des Boussac

Mais rien n’y fait, en fin de compte, le groupe MUNIEZ reprend une petite activité de fil à tricoter après que les frères WILLOT surnommés les «Daltons» fabricants entre autre des bandes Velpeau, aient empoché toutes les affaires de BOUSSAC. PHILDAR poursuivra ses activités jusqu’en 1988.

Les Établissements MASUREL restent seuls comme tisseur à Bolbec. Ils possèdent aussi une usine de filage à Bapeaume.

En 1975 MASUREL intègre le Groupe REVILLON (parfums)

En 1977 MASUREL est racheté par ROUDIERE (n°1 du Tissu de laine). En 1978 ROUDIERE est repris par les chargeurs réunis (G. SEYDOUX) et en 1987 c’est la fermeture définitive de l’usine. Les locaux sont repris par REYDEL (équipementier automobile) qui les utilise de 1988 à 1998 et fusionne avec l’entreprise Plastic/Omnium, avant de fermer.

Signalons aussi les fermetures en 1972 des Ets COUTURIER (confection), en 1974 de BAUDIN et de TETLOW (accessoires pour le tissage)

Puis en 1981 c’est le tour de FIVE STARS (chemises et Jeans) qui était une annexe de l’entreprise du Havre.

Manifestation des grévistes de Five Stars

En ce qui concerne cette dernière entreprise, il faut mentionner le combat exemplaire qu’ont mené la centaine de femmes pour conserver leur outil de travail. Dès l’annonce officielle de la fermeture de leur usine, ces salariées avec leur déléguée CGT, Nadine Calais, ont bloqué les machines et entamé une grève très dure pendant un mois avec occupation complète de l’usine, jour et nuit.

Seules, avec le soutien de Paul BELHACHE, maire de Bolbec, elles sont même descendues à la gare du Havre pour empêcher le départ de quelques trains.

Après un mois de lutte, la grève s’est effilochée (pas de salaires) et aucun reclassement n’a été possible pour ces femmes.

Plus de 20 ans après, la déléguée CGT se rappelle encore de ces jours difficiles et de sa première expérience de grève pour sauver son entreprise.

Ainsi s’achèvent près de sept siècles de labeur. Cette industrie du textile à Bolbec et ses manufactures, a vu défiler des générations d’ouvrières et d’ouvriers qui ont fait la richesse des «capitaines d’industrie», pour en fin de compte, se retrouver bien souvent au chômage et dans la rue, quand l’usine fermait.

La vallée d’or, appelée la vallée du commerce au milieu du siècle dernier, compte encore ci et là, quelques vestiges de ces usines de textile.

A ce propos, il faut signaler la démolition de la dernière cheminée (52 mètres de haut) des usines DESGENETAIS BOUSSAC le 7 mars 1998 et devant une foule de Bolbécais dont beaucoup ont dû ressentir un pincement au cœur. « C’est une foule de souvenirs qui se réveillaient probablement dans la tête des Bolbécais, mais je suis sûr aussi qu’en voyant et en entendant s’abattre la cheminée, la majorité des spectateurs ont eu comme moi mal à la mémoire» comme témoigne M. MICHEL VAURIN dans le bulletin «au fil de la mémoire» d’avril 1998.

On ne peut pas effacer un tel passé, une telle histoire du peuple de Bolbec, et quelques anciens des métiers, ont décidé de sauver les traces essentielles de ce passé. Avec la remise en état  de quelques moulins à eau par la municipalité, moulins qui ont été source de vie et de richesse pour Bolbec, une équipe d’amis, d’anciens contremaîtres du tissage se sont réunis       en une association «au fil de la mémoire».

Au fil de la Mémoire

 Constitué depuis près de six ans, ce groupe de passionnés souhaite ressusciter le passé textile de Bolbec. Le travail engagé par ces bénévoles, « amoureux» des métiers à tisser, est assez stupéfiant. Récupération et transport des lourdes machines, remise en état par leurs soins, dans leur petit atelier, de ces montres bruyants et enfin démonstration au public en vraie grandeur (tissage de toile et de mouchoirs).

Nul doute que cette association « au fil de la mémoire» va réussir, non seulement à redonner vie au patrimoine existant encore à Bolbec, mais surtout à ne pas casser le « fil » entre les générations.

Avec l’aide de la municipalité de Bolbec, ces compagnons et leurs machines, vont bientôt pouvoir intégrer les anciens locaux des Ets DESGENETAIS-BOUSSAC maintenus en parfait état.

Juste retour des choses!

Note de l’auteur: Nous nous excusons auprès des lecteurs du retard à la publication de cette 4ème partie de l'histoire de l'industrie du textile à Bolbec, interruption due en grande partie à des recherches complémentaires nécessaires, et au temps consacré aux évènements et aux luttes sociales actuels.

Repères historiques:

1818 – Création du Tribunal des Prud'hommes à Bolbec

1895 – Création de la CGT

1906 – Congrès de la Charte d'Amiens

1919 – Formation des syndicats CGT dans les usines

Grandes grèves importantes dans le textile

1920 – Développement des industries havraises

1920/1929 Début du déclin économique dans l'industrie textile.

1929/1930 Crise KRASH bancaire aux E.U

1935 Arrivée de M. BOUSSAC à Bolbec

1936 Front Populaire

1939/1945 2ème Guerre Mondiale

1950 fin de l'embellie industrielle à Bolbec – fermetures d'usines textiles

1957 BOUSSAC – DEGENETAIS et MASUREL subsistent

1964/1965 Démarrage RNUR à Sandouville

1968 Mouvements nationaux – Grèves

1975 Fermetures des usines DESGENETAIS – BOUSSAC- PHILDAR, MASUREL reste seul tisseur.

1987 Fermeture de MASUREL

1997 Création de l'association «Fil de la Mémoire»

1997 Création de l'IHS-CGT-76

SOURCES:

 -  Archives Départementales de la Seine Maritime

-  Archives Municipales de Bolbec

-  « Progrès de Bolbec » journal local

-  Dossier de MM VALENTIN et ERWAN SIMON

-  Bulletin de l’association «au fil de la mémoire»

-  « HEBDO » journal du 11 au 17 septembre 1975

-  Archives personnelles de M. VAN MUYLDER

- Causeries et interviews de M. Michel VAURIN

- “Présence Normande” 1962

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