Ecrire au fil rouge

La CGT dans les années 50

L’Union Locale des Syndicats CGT d’Elbeuf (Seine-Maritime) de 1947 à 1962.

Les mutations économiques et sociales et leurs conséquences.

par Pierre Largesse.

Ce texte est celui de la contribution de Pierre largesse, vice président de notre institut, prononcée lors du colloque sur le thème de « la CGT dans les années 50 » qui s’est tenu à la Sorbonne les  20 et 21 novembre 2003, à l’initiative de l’IHS CGT Confédéral.

Introduction

Comment l’U.L. des syndicats CGT d’Elbeuf a-t-elle affronté entre 1947 et 1962 les mutations économiques et sociales ? Quel fut son rôle pendant les grèves de 1947 et 1953 ?

La répression à partir de 1938 et sous l’Occupation a fait disparaître des dizaines de militants. Les conquêtes sociales de la Libération réalisant les luttes revendicatives sont appréciées certes, mais les difficultés de la vie quotidienne d’après-guerre sont tellement grandes, que ce sont elles le premier souci.

Dans cette période, les difficultés s’accumulent pour la CGT : idéologie de la guerre froide, scission, habileté du patronat qui, sans complexes, vise à reconquérir le terrain perdu, à trouver des relais politiques, à diviser les salariés, et reprend l’offensive sociale.

Nous traiterons en fin de communication des conséquences de l’investissement des militants ouvriers dans les organismes paritaires sociaux et dans les municipalités. L’Union Locale a-t-elle pu, a-t-elle su faire face aux multiples défis auxquels ses militants étaient confrontés ?

Notre communication, portant sur une période que nous avons vécue, sera donc une monographie locale qui, en signalant des spécificités, montre comment elle s’insère dans l’évolution de l’histoire générale.

Le contexte local.

 Le territoire de l’UL est celui du canton d’Elbeuf : 10 communes à la population très inégale. Celle-ci évolue (nous arrondissons) de 36600 habitants en 1946 à 43200 en 1962 ( + 18 %) ; elle atteindra 52300 en 1975 ( + 43 % par rapport à 1946.).

Si le secteur textile meurt pendant cette période, si le chômage est latent (24 h hebdomadaires en 1952) d’autres implantations industrielles se sont effectuées, notamment dans la chimie (Rhône-Poulenc à Saint-Aubin en 1946) et dans la métallurgie (Piles Hydra), et aussi la Régie Renault à Cléon (loi foncière du 6 août 1953, malgré les entraves des dirigeants lainiers) dont la production démarre le 1er septembre 1958 ( 1000 salariés en 1959, 3000 en 1962). D’autres entreprises de moins de 1000 salariés s’implantent elles aussi (confection, chimie, petite métallurgie, bâtiment…).

Dans le textile on dénombre 7000 salariés en 1944, 5000 en 1947, 4800 encore en 1960 ; mais il n’en reste plus que 1540 en 1969 ( - 78 %). Les deux tiers de l’effectif sont des femmes dont le salaire subit un abattement de 10 % ; le salaire horaire est mince : 12 à 13 francs de l’heure en 1946 ( 18 fr. dans le bâtiment). De plus, Elbeuf est dans une zone salariale au taux inférieur à celui de Rouen, proche pourtant.

Cela explique les migrations journalières des ouvriers vers les usines de la banlieue rouennaise (ateliers de chemins de fer, chimie, pétrochimie, papeteries, chantiers navals, port, etc.), souvent par cars. Là, l’implantation de la CGT est bien affirmée, solide.

Ce n’est pas le cas du textile elbeuvien où le patronat qui a une longue expérience de « ses » salariés maîtrise la stratégie sociale à employer. Le patronat, confronté à la concurrence dans un secteur où la main d’œuvre est une part importante du prix de revient, ne cherche guère d’autre solution que de maintenir de bas salaires ou même de ne pas appliquer les accords paritaires signés (c’est le cas en juin 1947).

Les salariés sont donc sur des positions défensives : contre le chômage, contre la baisse du pouvoir d’achat et, lutte vaine dans cette conjoncture, contre les fermetures d’usines. Le barème des salaires est d’une extrême complexité, le travail au rendement est général, dans des ateliers séparés les uns des autres, où la mentalité est proche des petites usines et même de l’artisanat. Tout cela porte plutôt à l’individualisme encouragé par le paternalisme et la multiplicité des « petits chefs » guère mieux payés, pourtant. C’est chez les ouvriers de l’entretien sollicités par l’offre de la concurrence extérieure, que nous constatons des salaires meilleurs et c’est chez eux que nous relevons par ailleurs les noms de bien des dirigeants du syndicat textile.

Évolution des directions de l’Union Locale.

Une tentative de reconstitution des bureaux dirigeants au fil du temps est gravement lacunaire, faute de sources locales suffisantes.

Le 31 décembre 1944, 1610 adhérents et 10 syndicats sont déclarés à la municipalité ;. le 12 février 1945, 12 syndicats et 1835 adhérents ; le 24 novembre 5500 adhérents. Ensuite, les Congrès de la période étudiée ne nous renseignent plus sous cet aspect, ni en archives, ni dans la presse. Cependant les grèves de 1953 verront la création de nouvelles sections d’entreprise et 600 adhésions. A titre indicatif, c’est en 1985 que l’on atteint les 9000 adhérents.

Au lendemain de la guerre, la direction de l’UL compte 4 syndicalistes du textile sur 7 dirigeants ; un sur cinq en 1953 et en 1968. Le premier souci d’un syndicaliste est d’abord son entreprise, sa Fédération syndicale et, ensuite seulement l’Union Locale. Les dirigeants de celle-ci s’en plaignent en faisant ressortir ce qu’elle peut apporter du point de vue juridique, la nécessaire solidarité aux petites structures, l’éducation syndicale, la législation du travail, etc. C’est seulement en 1953 qu’un ouvrier de la chimie, en 1967 qu’un métallurgiste de la Régie Renault entrent au bureau de l’UL. La section syndicale de l’ entreprise nationale, dont le recrutement du personnel déborde largement le canton a, depuis 1958, consacré tous ses efforts au développement de son organisation et jusqu’à cette date n’a pas manifesté d’intérêt envers une structure locale inter-corporative.

Aucune femme au Bureau de l’UL parmi les dirigeants en 1944 ; une (habillement) en 1946 ; aucune en 1953 ; deux en 1968.

Revendications et grèves

En début de période, les premières revendications concernent la vie quotidienne : ravitaillement, temps de travail : la journée commence à 7h30 et se termine à 17h30 avec une demi-heure pour le repas : on imagine le souci des mères de famille.

La mise en place des conventions collectives remises en cause pendant la guerre, la lutte constante pour que les patrons (petits surtout) appliquent les arrêtés ministériels favorables à la classe ouvrière, demandent beaucoup d’énergie et de pugnacité. Par ailleurs, en 1945 et 1946, la CGT est partie prenante dans les appels à la production pour reconstruire la France ; le 3 février 1945, le syndicat textile lance « un appel aux ouvriers pour (qu’ils) veuillent bien travailler une heure de plus à titre gracieux, à seule fin de venir en aide aux combattants de l’armée française qui se battent vaillamment pour repousser et vaincre l’ennemi ». Le Préfet signale que les ouvriers « suivent difficilement et désirent en contrepartie des améliorations immédiates » (ADSM 1MP 802).

Le patronat tente, à l’exemple de la Charte du Travail de Vichy, de mettre en place des Unions ou Associations Professionnelles et y réussit dans un premier temps. A la fin de 1944, dix ont été créées, 15 le sont en 1945. Mais si quelques syndicalistes de la CGT apparaissent dans un premier temps à leur  bureau (où le nom du patron apparaît en premier), ils démissionnent, mis en alerte par l’UD et la Fédération du textile. Cependant le Comité Interentreprises du Textile Elbeuf-Louviers, voulu par le Syndicat patronal qui le désigne pour signer les Conventions collectives, ne peut être contourné. Déjà, la représentativité réelle de la CGT est mise à mal par rapport à la CFTC ou à « L’Union Philanthropique » (sic) qui y siègent. Les tentatives de fusion syndicale ou même d’union avec la CFTC se heurtent à un refus de sa part.

L’activité revendicative prend souvent la forme d’une lettre envoyée à l’Inspecteur départemental du Travail, ou au maire d’Elbeuf, voire au Préfet auprès desquels des délégations sont envoyées, pour dénoncer la non application de la législation, comme nous l’avons évoqué. Même en mettant le patronat en cause dans cette forme épistolaire, l’affrontement de classe est distancié.

En juillet 1946, un arrêt de dix minutes a lieu dans les usines pour protester contre la diminution de la ration de pain, pour l’application de la Sécurité Sociale, pour que les jeunes aient un mois de congé et non quinze jours. A cette époque le patronat tente de prendre des sanctions. Le 24 novembre, une manifestation a lieu contre le maintien de la carte de pain et contre l’abattement de 10 % sur le salaire féminin.

L’année 1947 est une année charnière où les affrontements politiques, l’anti-communisme, vont avoir des répercussions.

La population continue de souffrir : restrictions d’électricité, de charbon. Des usines ne tournent plus que 4 jours - du mercredi au samedi. Le rationnement de pain (réduit à 250 gr en mai), de lait et produits laitiers, de viande, de vêtements, de chauffage, le marché noir, exaspèrent la population ; le 25 mars ce sont 9000 travailleurs qui défilent et manifestent à Elbeuf. L’Union Locale et les syndicats s’efforcent de maîtriser des explosions de colère, sans toujours y parvenir ; bien des hésitations et des retards se manifestent. Il faut aussi noter que beaucoup de militants sont encore neufs et font vite appel aux responsables de l’UD ou des Fédérations qui ne sont pas toujours là et dont les discours  « passent » moins bien. De son côté le patronat jette de l’huile sur le feu : Lecerf à Saint-Aubin ré institue le système Bedaux si vilipendé pendant les grèves de 1936, et la présence de chronométreurs provoque une grève de 5 heures. Le mot d’ordre du Congrès confédéral de 1946 « Produire pour mieux vivre », accepté comme juste à l’époque, est maintenant contesté à la base .

Le tripartisme à la direction du gouvernement, la présence de ministres communistes est mise en cause et avec habileté ;  le patronat du textile d’Elbeuf, soutenu par la presse locale aux mains de la droite, va jouer sur ces données politiques. La grève « pour le pain » en mai 1947 en est un exemple.

Le vendredi 2 mai, plusieurs milliers d’ouvriers, « au delà des revendications salariales mettent au premier rang l’exigence vitale au plein sens du terme, qui est la leur »

A Elbeuf la grève eut un caractère tout spécial puisque l’appel émane du Comité d’entreprise des Ets Blin et Blin et non d’une organisation syndicale. C’est son président Ernest Blin en personne qui le signe « représentant l’unanimité du personnel et de la Direction groupant environ 1500 personnes, qui proteste énergiquement contre la diminution de la ration de pain » (à 200gr).

«  Pour appuyer  cette protestation, il décide à l’unanimité un arrêt de l’usine limité à une matinée à titre d’indication et prévoit que, si la ration n’est pas augmentée pour les travailleurs, et surtout pour ceux qui ont accepté de travailler plus de 40 heures, des manifestations plus prolongées pourraient avoir lieu."

« Le C. E. insiste donc auprès de M. le Ministre de la Production industrielle2 pour qu’il intervienne auprès de ses collègues pour que des mesures soient prises afin de remédier à cette situation intenable ». (Suivent 8 signatures).

Bon nombre d’établissements (une trentaine d’usines) se joignent au mouvement dans une sorte « d’ Union sacrée » paradoxale qui embarrasse les dirigeants de l’UL. Prenant la parole à la Bourse du Travail André Jourdain, secrétaire, après avoir donné quelques renseignements sur la crise du pain, invite les ouvriers présents à reprendre le travail. Fernand Legagneux, secrétaire de l’UD dresse un tableau de la situation politique et alimentaire. Il adjure tous les travailleurs de rester unis au sein de la CGT et de ne pas décréter la grève sans mot d’ordre de leurs dirigeants. Ceci afin de ne pas faire le jeu de certains employeurs dont le but est de saboter les organisations syndicales.

Dans son étude sur le Syndicat du Textile, Dominique Leroux estime : « Il semble que lors de ce mouvement, les Cégétistes se soient laissés déborder et qu’ils n’aient pas su dénoncer les patrons qui poussaient sciemment à la grève, offraient des moyens matériels et signaient les pétitions ».

C’est le 4 mai que Paul Ramadier révoque les ministres communistes après leur refus de voter la confiance au gouvernement sur la question des prix et des salaires.

On notera qu’en août, lorsque la ration de pain est réduite à 150 grammes, aucune protestation, aucune initiative ne se manifestera du côté patronal. Pourtant il y a 2 à 3000 grévistes qui occupent les usines.

En juin les petits et moyens commerçants avaient annoncé une grève, mais l’évolution politique semble-t-il, les y fait renoncer.

Les luttes prennent une tournure nouvelle. Elles touchent les ouvriers du bâtiment, les cheminots, la fonction publique ; la CFTC qui « met en garde contre une agitation stérile » et FO ne s’y associent pas. Elles se succèdent, se multiplient ; elles sont plus dures, portent sur les salaires surtout ; leur forme s’inscrit vraiment dans la lutte des classes, dans la dénonciation de l’attitude du gouvernement socialiste, du Plan Marshall, etc. En septembre, l’UL CFTC s’associe à la grève. Elbeuf connaîtra les affrontements internes à la CGT qui conduiront à la scission et à la création de Force ouvrière. L’Union Locale s’affirme pour un syndicalisme de masse et de classe. Sur le plan national, les problèmes de la paix ou de la guerre dominent tous les autres.

Les grèves de novembre-décembre commencées le 15 novembre portent sur le chômage imposé par les coupures d’électricité et les horaires imposés : 2 jours à 10 h. et deux matinées et deux après-midi de 7 h.

Le 21 novembre 800 personnes seulement sont réunies, mais à la suite d’attaques contre le gouvernement de Robert Schumann, 500 personnes quittent la salle. Le 26, 1200 personnes votent la grève générale. Le patronat du textile organise un vote à bulletins secrets dans ses établissements : les non grévistes l’emportent. Le Comité Interentreprises dont nous avons parlé, vote la reprise.. FO distribue des tracts en faveur de la reprise. La CFTC lance « un appel au calme et affirme son soutien au gouvernement ». La CGT est donc isolée et le 10 décembre, la grève est finie . Le Journal d’Elbeuf commente le 13 : « La reprise du travail c’est surtout la victoire du syndicalisme propre » ( ! ).

L’Union Départementale estime que l’UL d’Elbeuf fonctionne mal « car le syndicat du Textile qui en formait le noyau, a des difficultés dues à une mauvaise organisation. Une secrétaire nationale de la Fédération du Textile vient alors à Elbeuf. Ces grèves ont précipité la scission sur le plan local.

La création de Force Ouvrière et la scission

Le Comité Confédéral National des 12 et 13 novembre 1947 avait marqué le désaccord profond entre les unitaires qui, maintenant ont abandonné la ligne de la bataille de la production et veulent « coller aux masses » dont les revendications sont de plus en plus véhémentes et se concrétisent par des grèves. La minorité Force Ouvrière, battue au CCN, saute le pas et la Conférence Nationale de cette tendance quitte la CGT le19 décembre. Le Congrès constitutif de la  CGT-FO se tient le 12 avril 1948.

Entre temps des syndicats d’entreprise se sont constitués. C’est ainsi qu’à Elbeuf nous enregistrons le 26 janvier celui des Métaux, le 13 février de l’Habillement, le 17 février des ouvriers et employés de la Ville d’Elbeuf et plus tardivement, en avril celui des Employés (surtout des Banques) et celui d’une usine de Céramique. L’assemblée générale constitutive de l’UL FO n’aura lieu que le 1er décembre 1950.

L’Union Locale CGT pendant la période 1948-1950.

De la fin de 1947 à 1948, les grèves se multiplient, surtout pour des revendications salariales. Le 17 septembre 1948, le syndicat patronal décide « que la plus grande fermeté doit être opposée aux revendications ouvrières ». Pourtant l’inflation des prix des denrées les plus courantes frappait de plein fouet les familles.

En octobre 48, l’UL décide d’accueillir une cinquantaine d’enfants de mineurs, ouvre une collecte, organise les transports et l’accueil.

A la fin de l’année une grève limitée, reposant cette fois sur des revendications unitaires est assez suivie (appel commun CGT, CFTC, FO, Union Philanthropique). Les cadres qui vont pourtant bénéficier de l’indemnité hiérarchisée de 3000 francs, « dénoncent l’exploitation politique de la misère des salariés ».  Nous n’avons que peu de sources pour les années de 1949 à 1952.

En 1950, les usines de textile qui survivent ne font plus que 24 h. la semaine. Les UL demandent la création d’un fonds de chômage, obtiennent l’appui de municipalités, mais le ministère s’y oppose.

Un protocole d’accord avec le Syndicat patronal est signé le 18 septembre 1950, mais peu de temps après l’UL CGT le dénonce.

Un nouveau protocole dans le textile dont est exclue la CGT est signé le 9 juin 1953 ; l’éditorial du Journal d’Elbeuf (3 juillet) le considère de ce fait comme capital « ..la lutte des classes doit être reléguée au magasin des accessoires inutiles et surannés…Il est possible que cette initiative… marque une véritable révolution dans les relations patronales-ouvrières ». Cet optimisme va bientôt être démenti.

Les grèves d’août 1953

Les grèves d’août 1953 commencent le 11, en même temps qu’au Havre avec les Tréfileries et Laminoirs. Pour la première fois à notre connaissance, les agents des services publics et les fonctionnaires qui subissent l’offensive de l’État contre ses propres employés, sont à l’avant-garde du mouvement : postiers, électriciens, gaziers, cheminots et communaux du canton pour l’abrogation des décrets gouvernementaux concernant les retraites. Dans le privé, on exige toujours plus de sacrifices des salariés. Les métallos de chez Pélisse et ceux de la CIPEL se sont joints au mouvement et ne reprendront que le 8 septembre. Un appel est lancé aux travailleurs du textile. Ceux-ci et les salarié(e)s de la confection commencent à entrer dans l’action le vendredi 14. On signale aussi des débrayages dans le bâtiment, la chimie. Une motion déposée à la mairie contient une demande d’augmentation horaire de 25 francs, la suppression de l’abattement de zone, l’abrogation des décrets-lois Laniel, une journée supplémentaire de congé pour trois ans d’ancienneté et la « suppression des cadences infernales ». Le lundi 17, les grosses usines du textile (Blin et Fraenckel) sont partiellement en grève, ainsi que « Les Piles Hydra ». Une succession de grèves touchant diverses usines se manifeste dans la chimie et les filatures (Masurel 200 sur 220 salariés).

A l’initiative de la CGT  une réunion qui se tient le jeudi 20 se termine par un communiqué commun des UL CGT, CFTC, FO, qui se sont mises d’accord pour déposer et soutenir les revendications « par l’action de leurs syndicats respectifs en leur laissant la liberté de choisir les moyens appropriés ». Il fut impossible de préciser davantage un appel à l’action. Néanmoins un regain d’action se manifeste la semaine suivante dans des entreprise du textile qui avaient eu tendance à reprendre. Le 1er septembre, on recense 1900 grévistes dont 1800 dans le textile. Alors que la tendance est plutôt à une atténuation des grèves dans le pays et dans le département, Elbeuf enregistre une aggravation à cette période. Vincent Vitry pose la question « Faudrait-il y voir la détérioration des relations entre ouvriers et patrons du textile ? »

Si l’Etat utilise l’intimidation (réquisitions, justice, police), si le patronat s’entête dans ses refus de négociation - position persistante, traditionnelle des patrons elbeuviens - les municipalités ont une attitude plus compréhensive. Le jeudi 27 le Conseil municipal d’Elbeuf, dans une réunion spéciale à la demande des conseillers communistes et socialistes (minoritaires) vote des secours en nature aux grévistes.

Le 3 septembre on dénombre encore plus de 1200 grévistes dans le textile seulement. D’après la presse locale, c’est seulement le mardi 8 septembre que la reprise du travail a lieu.

C’est en étudiant cette période que l’on constate qu’après une crise interne au début des grèves (le Secrétaire général ne la suivait pas et s’y opposait), la nouvelle équipe dirigeante de l’UL CGT, plus jeune, plus dynamique, joue pleinement son rôle. L’effectif issu du textile y est certes présent encore, mais minoritaire.

La grève (que nous avons pleinement vécue) est impressionnante par sa durée et son organisation : réunions tous les jours, création de sections syndicales, dans les entreprises qui se sont nouvellement implantées (600 adhésions notamment de femmes et de jeunes). Des Comités des solidarité ont une action remarquable, prenant de nombreuses initiatives : collectes de pommes de terre dans les campagnes, de légumes chez les maraîchers ; répartition des denrées et des fonds des collectes près des commerçants, garde des enfants des grévistes. La générosité des couches moyennes est un facteur nouveau. Par son action, la CGT veut faire en sorte que la classe ouvrière ne soit plus isolée ; elle veut gagner la sympathie de l’opinion locale. Les élus ont été mis au pied du mur et interpellés « Avec qui êtes-vous ?». On notera une évolution chez les dirigeants locaux de la CFTC qui n’hésitent plus comme au temps de ses relations privilégiées avec le MRP, à mettre directement en cause les dirigeants politiques ; chez eux, c’est aussi le reflet de la place grandissante des syndicalistes de la Régie Renault où elle fut majoritaire pendant les premières années à partir de 1958. Dans la section syndicale CFTC de la Régie, les minoritaires de Reconstruction prendront la direction du syndicat .

Mais du côté de FO, l’anti-communisme des dirigeants qui continuent de dénoncer la CGT-K, se heurte localement à une volonté d’union dans l’action des militants de base. Malgré le fait que bien des militants soient au Parti Socialiste, ce syndicat, en tant que tel, ne veut pas prendre de position politique (du moins publiquement) aussi néfaste que soit l’action gouvernementale. Mais les syndicalistes FO, les socialistes locaux sont amenés à radicaliser leurs discours. Le Journal d’Elbeuf lui-même met un bémol à son anti-communisme - pour un temps.

Depuis longtemps, une victoire est enfin arrachée et amène un gain de 1 à 9 fr. de l’heure. Détonateurs du conflit, les décrets Laniel sont vidés de substance. Pour la première fois depuis deux ans et grâce au magistral coup de bélier (Benoît Frachon) de l’été 1953, la Commission supérieure des conventions collectives se réunira le 22 septembre.

Mais en octobre, faute de commandes pour la collection de printemps, de grandes usines drapières ferment : Fraenckel-Herzog, Nivert et Bourgeois, Masurel. Alors, à l’initiative de l’UL CGT, un appel diffusé à 5000 exemplaires est contre-signé par le SNI, l’UFF, le PCF. L’union est encore bien étroite, limitée, comme on le voit. Sur le plan national, des dirigeants du PC et de la CGT sont arrêtés et l’UL fait signer des pétitions.

Dans les entreprises, les syndicats CGT, eux, sont dans l’action pour  les revendications et pour les grandes luttes politiques. Les élections de Délégués du Personnel et au C.E. montrent que bien des salariés ne suivent pas les pressions des adversaires qui assimilent étroitement le PC et la CGT.

Conclusion

Acteur et reflet des évolutions économiques et des grandes luttes de la période, l’Union Locale d’Elbeuf, dans un contexte social difficile dû au déclin du textile, a pu faire face, non sans mal, non sans retards, aux changements.

La difficulté fut parfois de se faire reconnaître par les travailleurs dans les moments de tension sociale, dans son rôle de dirigeant et, est-il nécessaire de le dire, de négociateur par le patronat. Celui-ci chez nous ne consent à dialoguer que sous la pression des luttes et même dans les moments de calme social, qu’à condition d’imposer ses points de vue.

La période étudiée nous mène à la veille d’une période de croissance, d’un mieux-vivre pour lequel toutes les luttes ont été menées. Mais, d’un autre côté, l’équipement ménager, la sollicitation des loisirs, le désir de faire construire, vont mobiliser bien des énergies individuelle et familiales et, là comme ailleurs, les militants pour l’UL sont d’autant plus difficiles à maintenir.

Un autre facteur du rétablissement de la position de l’UL réside aussi dans l’évolution de ses moyens de propagande, objet de cours dans les écoles syndicales. L’acquisition de matériel moderne pour l’édition des tracts, les apprentissages de la technique, de la rédaction, de l’argumentation, de la diffusion, commencent à s’appliquer. Mais c’est en 1968 que l’on en verra les manifestations les plus évidentes. La presse locale et rouennaise étant aux mains  de la droite, les tracts syndicaux, liant le concret de la vie quotidienne (les faits sont têtus) à l’orientation du pouvoir politique, qui semblaient dérisoires, aboutiront un jour à faire basculer l’opinion.

 Ayant été engagé dans l’action syndicale de cette époque entre autres périodes, je livrerai ici quelques appréciations personnelles, que je soumets au jugement des historiens universitaires et/ou syndicalistes, puisque c’est en somme, le but de ce Colloque :

L’apprentissage de la gestion dans les Comités d’Entreprise, dans les Mutuelles, dans les Conseils d’administration de la Sécurité Sociale, des hôpitaux, dans les Conseils municipaux vont avoir deux conséquences :

- d’une part la reconnaissance par l’opinion en général, du sérieux des militants,

-mais d’autre part le fait est que le temps passé dans ces organismes (avec leurs commissions, réunions préparatoires, comités techniques) est du temps soustrait à l’action syndicale sur le terrain, dans l’entreprise, en gardant le contact avec les salariés. C’est vraiment un problème très difficile, vécu douloureusement. D’autant plus que l’illusion de l’efficacité de la gestion (d’un point de vue de classe) dans certains organismes va persister même après l’évolution de la législation qui fera disparaître la place majoritaire des salariés, puis définitivement, les élections sociales. Une réflexion s’impose : dans quelle mesure ce vécu individuel pousse-t-il vers l’acceptation de la voie réformiste ? Déjà la manœuvre niant la représentativité réelle de la CGT au profit du comptage par Confédérations syndicales se met en place et s’aggravera sous la Ve République. Bien entendu cela correspond aux souhaits du patronat, à la volonté de l’Etat-patron ou des directions des Services publics. Hélas, cela n’a pu se faire qu’avec la complicité de Confédérations syndicales concurrentes et quelquefois  adverses.

 C’est dans les grands mouvements de lutte sociale que, pour un temps, l’union dans l’action, souci des meilleurs, sera retrouvée. C’est seulement à ces grands moments que le rapport de forces entre ceux qui ne veulent plus vivre comme avant et ceux qui ne peuvent plus maîtriser la situation, fera évoluer la répartition des fruits du travail, les mentalités, les rapports sociaux, le droit du travail enfin.

Remerciements

Pour leurs renseignements et leurs souvenirs, je remercie Marcel Hubaille (ancien secrétaire de l’UL), Guy Courtois, Jacques Leclère ; pour leur accueil à l’UL-CGT, Henri Coffard, Pascal Lamotte. Ainsi que Françoise Bazin-Largesse et Francis Concato pour leurs avis après lecture de mon texte

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Dans un prochain article, nous étudierons les influences relatives des syndicats d’Elbeuf, en nous basant sur les élections à la Sécurité Sociale pendant cette période. Nous les mettrons en comparaison avec les résultats obtenus aux autres Caisses Primaires du département : Rouen, Le Havre, Dieppe et avec les résultats nationaux.

Dans le cadre de cette communication, nous avons étudié les forces syndicales locales en nous basant sur les déclarations faites à la municipalité et sur les élections à la Sécurité Sociale de 1947 (avant la scission), 1950, 1955 et 1962. Deux cents fiches à destination du Dictionnaire Biographique du Mouvement Ouvrier Français ont été établies. Des annexes, non publiées, répertorient les directions des différentes Unions Locales, par tendances, selon les Congrès, avant, pendant et après la période étudiée ici.

Raymond Barberis, Luttes et ruptures de l’année 1947, IHS-CGT, Montreuil, 1998.

2- Il s’agit de Marcel Paul, ministre communiste.

Dominique Leroux, Le syndicat du Textile CGT d’Elbeuf de 1940 à 1964, Mémoire de maîtrise, IRED, Université de Rouen.

Sur le plan départemental, cf : Vincent Vitry, Les grèves d’août 1953 en Seine Inférieure : Radioscopie d’un mouvement original, Maîtrise d’Histoire contemporaine sous la direction de Michel Pigenet, Université de Rouen, 1999.

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