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60e anniversaire de la Libération

Le Patronat elbeuvien, avant et après la Libération

par Pierre largesse

Depuis Colbert, Elbeuf «fait» du drap, de la toison de mouton jusqu’au produit fini: filature, teinture, ourdissage, tissage, apprêt, ce qui représente au moins 200 opérations (ou même 300) suivant l’utilisation prévue et la qualité recherchée. On conçoit quelle part importante représente la main d’œuvre dans le prix de revient du produit fini.

Le patronat a une longue expérience de la lutte sociale, au XIXe siècle (grèves, émeutes) et plus récemment en 1920/23 et 1936. Son  prolétariat lui a donné du fil à retordre , le jeu de mot est de circonstance.

Deux grandes usines : BLIN & BLIN, 1500 salariés, et FRAENKEL & HERZOG, 800 salariés. Ces deux usines appartiennent à des Israélites émigrés d’Alsace depuis 1871. On dénombre 40 autres entreprises textiles (de 300 à ...5 salariés) dont certaines sont sous la dépendance étroite des deux principales.

En 1942, l’industrie drapière elbeuvienne emploie 6300 ouvriers dont 2/3 de femmes sur 8000 salariés1 au total dans toute l’agglomération, qui comporte 35000 habitants.

Sous l’aspect social, les deux grandes entreprises veulent donner le ton, celui du paternalisme alsacien: pouponnières, jardins ouvriers, sociétés de secours mutuels, retraites aux vieux ouvriers, cantine, habitations ouvrières, subventions aux sociétés musicales et sportives.

Des centaines d’ouvriers alsaciens, (souvent protestants), avaient suivi leurs patrons et ces familles ne sont pas encore intégrées aux familles elbeuviennes. Elles ont gardé l’amour de l’ordre et le respect de la hiérarchie.

Elbeuf est durement touchée par les crises cycliques du textile qui entraînent des faillites et il faut bien le dire, seules les guerres apporteront une vigueur soutenue à la production: 14-18 car les concurrents du Nord sont en zone occupée, puis 39-45, malgré les difficultés d’approvisionnement en matières premières et en combustibles.

En mai 1940, la place d’Elbeuf fabrique mensuellement 350 000 m. de drap militaire et était organisée2 pour en produire 500 000 m. 

Avec l’invasion allemande, les principales usines seront classées « R.U. » (Rüstung = armement) et le feldgraü sera la production principale.

Quelques pièces d’archives de « Fraenckel-Herzog»3 nous livrent les indications parcellaires, certes, mais suffisamment significatives:

Fabrication pour l’Allemagne:

Mai 1941,   Compte client, 32% de la production,

                  Stock magasin, 55% du stock total

Mai 1942,  Inventaire des pièces en manutention, 34% du total

Mai 1943,  Compte client Déb., 90% de ce compte  Compte client Créd., 79%   « Pièces en fabrication, 65% du total.

 Déc 1944,  Pièces en manutention, 97% du total      Pièces rentrayées1,         67%    «  Pièces aux apprêts,       72%   «

Un bulletin clandestin de l’Union départementale CGT précise qu’en avril 1941, les cheminots ont recensé 3000 tonnes de laine et draps partant d’Elbeuf pour l’Allemagne5.

Pendant cette période, la semaine de travail est de 30 à 35 heures pour les petites entreprises, de 40 à 48 heures dans celles classées « R.U. ». En avril 1944, la durée du travail sera portée à 48 heures. Aucun salarié ne pourra changer d’entreprise sans ordre de mutation de l’Office Local du Travail.

Le patronat et la Charte du Travail.

Comment le patronat elbeuvien a-t-il reçu l’orientation de Vichy ?

Nous le savons grâce à la série de « Bulletins de l’Association Professionnelle du Personnel des Ets BLIN & BLIN », que les ouvriers ont eu la précaution de conserver6.

Le n°3 (Nov 42), s’exprime en ces termes: «Après le désastre qui s’est abattu sur notre pays, il était plus que jamais nécessaire de faire confiance à l’avenir, de créer un climat d’entente, de compréhension, de solidarité, bref de réaliser entre tous les membres de notre personnel l’esprit d’équipe.

« Ce fut l’occasion pour (le) Directeur général, d’appliquer en complet accord avec le Conseil d’Administration, des idées nouvelles sur l’organisation corporative, dès octobre 1940. »

Et c’est avec une fierté évidente que l’éditorialiste anonyme mais évidemment inspiré, poursuit: « Directeurs, Chefs de service, employés et ouvriers se mirent aussitôt à l’œuvre et, le 22 novembre 1940, naissait l’APPBB véritable Comité Social, qui devançait la loi du 4 octobre 1941 »7.

En effet, une étude attentive de la mise en place de l’APPBB est parallèle à la recherche de la paix sociale (à sens unique) et la mise en place du corporatisme chez Blin dès la rentrée de l’exode de juin 1940.

Cela ne relève pas de l’improvisation, mais a été étudié, médité depuis longtemps.

Dans son allocution au premier anniversaire de l’Association, le Directeur Général lui-même a dit:

« Comment n’aurais-je pas profité de cette magnifique occasion pour essayer de réaliser enfin une idée corporative qui m’était chères depuis de nombreuses années...

«… soyez patients… notre révolution nationale développée dans le cadre de l’entreprise ne peut se réaliser en un jour… je crois que nos efforts ont été suivis avec une bienveillante attention. La nouvelle Charte du Travail nous apporte quelques satisfactions.

«… nous devons aider par nos modestes moyens à l’accomplissement de l’œuvre entreprise par le Maréchal dans le domaine social. »8

Par la suite, en proportion des défaites nazies, le ton changera, comme les références vichyssoises seront mises en sourdines. Mais la joie patronale d’un consensus social enfin trouvé est évidente, dans la situation tragique du pays.

Le directeur des Apprêts nous explique:

«Au lendemain de l’exode de 1940, j’ai eu la chance d’être parmi les premiers à recevoir les ouvriers… Tous n’avaient qu’un désir, c’était de reprendre le travail interrompu.

« Un autre esprit les animait. Ils sentaient eux-mêmes le besoin de collaboration entre toutes les classes et se plièrent volontiers aux exigences de cette situation nouvelle.

« Petit à petit, le travail redevint à peu près normal et l’esprit qui animait les ouvriers se précisa. Tous comprirent enfin que  l’état des choses antérieur à l’exode devait être changé»9.

On notera les termes choisis: « comprirent enfin », « chance », « magnifique occasion ». C’est presque la « divine surprise »  exprimée par les Maurras !10

Une étude thématique de ces Bulletins patronaux recenserait les thèmes analogues à ceux de Vichy. Une édition synoptique pourrait être réalisée selon les sujets:  nécessité de la gestion commune, solidarité d’intérêts, fraternités dans le travail commun, association des familles et des retraités à, la vie actuelle de l’entreprise, etc.

Bientôt l’alignement structurel sera réalisé: horizontalement par des Comité sociaux et verticalement par la pyramide de Syndicats locaux puis d’Unions régionales et de Fédérations Nationales.

Des conférences de formation pour la maîtrise seront organisées à Paris, auxquelles les employeurs enverront leurs Chefs d’ateliers (voyages, repas, frais et salaires payés).Mais l’arrière-pensée politique tourna au fiasco: «… au deuxième jour, au contact d’une propagande trop évidente, nous refusâmes en bloc de reprendre les cours.»11

Le première Association professionnelle est créée chez BLIN & BLIN en novembre 1940, deux autres le seront ailleurs en juillet 1941. Puis d’octobre 41 à mars 42, 15 Associations ou Comités seront créés. En octobre 43, on comptera 27 comités pour 39 établissement textiles.12

 Quand en 1984 j'interrogeais des témoins de cette période, patrons et directeur me dirent qu'en cette période, des concessions verbales étaient nécessaires afin de pouvoir aboutir à des réalisations sociales. Des ouvriers dirent qu'ils avaient apprécié les soupes chaudes, les envois de colis aux prisonniers et aussi les interventions patronales pour maintenir des spécialistes en usine pour éviter ainsi le STO.

Mais sur le terrain social et politique, certains cris patronaux avaient un tel accent de sincérité, qu’on ne saurait mettre en doute l’esprit de revanche qui les anime.

Ernest BLIN écarté en tant qu’Israélite, de la direction de l’usine depuis le 18 octobre 1940, s’exprimera cependant au Congrès du 1er anniversaire de l’APPBB, le 23 novembre 1941:

« Simple conseiller technique d’une entreprise qui était nôtre depuis 120 ans… je n’ai plus le devoir de vous parler en chef, j’ai encore le devoir de vous parler en ami… Voici dont 40 ans que nous collaborons. Longtemps ce fut sans discordes, mais brusquement, en 1936, sous l’influence de mauvais bergers13, il y eu dispute grave, incompréhension totale.

« Le pathétique, c’est que la scission apparut plus profonde et, permettez-moi le mot, plus injuste, là où devait être évité le conflit14. Je vous ai dit quelle amertume j’avais gardé de ces événements funestes. Je vous ai dit aussi que votre geste15 l’effaçait définitivement, et je vous ai promis d’intervenir pour que fut mené à son complet aboutissement le programme de collaboration entrepris dès notre retour d’exode, dans le désir de rechercher par une intime union de toutes les forces françaises, le remède à cette mortelle maladie qui nous a frappé.

«Je hais le mensonge en tant que mal, a dit le maréchal Pétain, essayons donc de l’écarter de nous à chaque occasion.»

Discours étonnant, discours significatif, où ce patron israélite, qui vient d’être privé du droit de diriger son entreprise, qui, je le suppose, doit avoir quelques informations sur les persécutions raciales, met cependant ses rancoeurs sociales au premier plan.

 C'est dont bien à un certain règlement de comptes que l'on assiste. Comme le note un économiste de l'époque: «On pourrait refaire aujourd’hui le livre de Marx sur la lutte des classes de 1848 à 1851. Tous les événements  y étaient interprétés en fonction de la peur de la bourgeoisie vis-à-vis du prolétariat. Aujourd’hui encore c’est le grand moteur. On le retrouve à l’origine de presque toutes les attitudes politiques, et elle se perpétue face à l’ennemi.»16

Ce qu’on cherche en fait à instaurer, c’est la paix sociale à sens unique.17 A Elbeuf aussi commence «véritable âge d’or du patronat», comme dit l’historien Jacques Julliard.

Autorités publiques.

Le régime de Vichy exerce un pouvoir de subordination sur les préfectures et celles-ci, à leur tour, sur les communes.

A Elbeuf, la délégation spéciale a succédé le 19 juillet 1941, à la municipalité centriste « a-politique » menée par  René Lebret et élue le 12 mai 1935, après le retrait des socialistes et des radicaux. Lebret, après avoir quitté la SFIO, a été membre du Parti Socialiste de France, de Pierre Renaudel, et nous le retrouvons à l’époque au RNP de Marcel Déat. Député depuis 1928, Conseiller général, le voici décoré de la Francisque pour services rendus et Délégué Régional à l’Information et à la Propagande.

L’État-major de l’industrie drapière est bien représenté à la délégation spéciale, puisque nous retrouvons le directeur des apprêts de BLIN, le président du syndicat patronal, un autre industriel, le président de la Société industrielle et plusieurs contremaîtres du Textile. Cette symbiose se perpétue depuis longtemps: Elbeuf ne montre d’ailleurs aucune originalité en ce domaine.

Les Comités d’organisation ont été mis en place dès le 16 août 1940 et les matières premières sont distribuées par l’Office Central de Répartition des Produits Industriels.18

La place d’Elbeuf , dit le Président Clarenson, est «favorisée comparativement aux autres villes, du fait que les principales usines sont classées R.U. (armement)… Le dirigisme actuel n’est pas exempt de critiques, mais que serait-il arrivé si la répartition autoritaire des produits industriels n’avait pas été instituée?

«Il faut souhaiter qu’après guerre un régime d’économie organisée s’instaure sur les bases du corporatisme19 afin de nous éviter la servitude de l’économie dirigée et des dangers du libéralisme.20

A Elbeuf, nous ne pouvons que nous réjouir du mouvement de collaboration créé par les Comités sociaux… Il est souhaitable que cette entente s’amplifie. Les intérêts de tous les producteurs: patrons, ouvriers ou cadres, sont solidaires...»19

Les revendications populaires et le patronat

« Du pain! », c’est la revendication primordiale, bien saisie par le patronat qui organise une Commission des Cantines: elle servira en 1941, de 1500 à 1800 soupes chaudes par jour, puis des repas. En 1943, 20 établissements servent une soupe journalière ou un repas.

Ajoutons à cette question vitale, d’autres activités sociales: Aide aux P.G. (prisonniers de guerre), jardins ouvriers, pouponnière, service médico-social, etc.

Un agent de maîtrise, dans ses souvenirs écrits, témoigne: «Toute une équipe dont le Directeur était l’âme, s’ingénia malgré d’énormes difficultés à apporter de l’aide à tous ceux qui en avaient besoin, notamment sur le plan alimentaire, et les trafics clandestins de marché noir servirent en partie à en assurer la marche… à une époque où la loi de la survie était « chacun pour soi » , ce qui fut fait chez Blin fut tout à l’honneur d’un groupe où le social ne fut jamais négligé

On saisit bien dans ce témoignage la réussite, au moins partielle du processus de neutralisation entamé par le patronat elbeuvien, dont la supériorité dans l’affrontement social tient  aussi à des raisons objectives, ne serait-ce que la présence des occupants.

Est-ce à dire que les salariés n’ont pas de revendications? Les femmes ont un salaire horaire inférieur de 15 à 20%. En août 41, la hausse des prix est de 54% par rapport à 1940 !

Mais comment envisager ne serait-ce qu’une action commune? On a rogné les griffes des ouvriers: Les structures et les moyens d’un syndicat de classe sont supprimés.21

Eh bien le Directeur Général de BLIN précisera quand même «chacun à son échelon, doit se soumettre, d’abord à la discipline intérieure de la Fabrique; les chefs restent les maîtres dans leur fonction, parce que responsables de la bonne marche de la fabrication. Rien ne sera toléré qui puisse enfreindre cette règle…

«… vous venez de donner un éclatant démenti à ceux qui estimaient impossible une large collaboration entre tout le personnel de l’entreprise. J’espère  maintenant que vous ne nous ferez pas mentir dans l’avenir et regretter la confiance que nous mettons en vous22

 On saisit ainsi la pression menaçante du patronat. Et d'autres « conseils amicaux » sont donnés par le même directeur:

« Dans le cadre de l’Association et pour les questions sociales et professionnelles intéressant directement l’entreprise ou le métier, tous les avis seront étudiés par le Conseil et par la Direction. Restez dans ces limites, ne vous égarez pas dans des questions extérieures à la profession, le sujet est déjà assez vaste; parlez de ce que vous connaissez bien en tenant compte des circonstances présentes.»23

Ces citations sont d’un cynisme assez effrayant: « travaille et tais toi ! ». Il est inutile je pense de souligner leur intérêt, à cause précisément de leur franchise.

Et par ailleurs, d’un coté la poudre aux yeux:

«D’autres stages suivront (afin de) resserrer les liens entre tous, pour arriver à cet esprit qui rendra le travail plus facile et plus gai.» (sic)24

 De l'autre des avertissements:

«Visites d’atelier — A l’occasion de la Fête du Travail: la commission a constaté que certains (ateliers) laissaient à désirer. Il faut espérer qu’une autre fois, le personnel tout entier fera tout son possible, dans son propre intérêt d’ailleurs»25. Pour les ateliers biens tenus, des primes seront attribuées; pour les autres, on n’en est pas encore au système des amendes, comme au XIXe siècle mais la tendance y portait.

Voilà dont une vue d’ensemble de l’attitude du patronat elbeuvien sous l’occupation. Ici, l’éclairage a été mis sur le comportement social. Une étude plus fouillée nuancerait ce tableau, sur l’attitude patriotique par exemple. Certes les industriels se déclarèrent partisans du général de Gaulle ou du général Giraud; certains furent membres de l’Organisation Civile et Militaire de la Résistance. Quelques individualités rejoignirent la France libre. Il n’en reste pas moins vrai que dans le domaine social, on ne décèle aucun hiatus, aucun désaccord avec la politique de Vichy.

Comment le virage de la Libération va-t-il être négocié?

Où vont se situer les patrons?

Comment le patronat local va-t-il pouvoir continuer d’assurer son rôle dirigeant? Dans l’action clandestine puis dans les combats de la Libération, les ouvriers elbeuviens étaient au premier rang, malgré la répression, ils étaient le noyau dur  et majoritaire. Cela pose des problèmes.

Comment en définitive, car tel est le but, l’opération de mise en tutelle de la Résistance, du programme de son Conseil National, va-t-elle se dérouler?

Les Comités Locaux de  la Libération Nationale.

 Le Comité local d'Elbeuf est dominé par la personnalité de son président, le docteur Bonvoisin, chirurgien, humaniste (de religion protestante), de sensibilité gaulliste. Il est très respecté par l'ensemble de la population qui admire son attitude courageuse pendant l'occupation. Il a soigné des résistants blessés et fut arrêté quelques jours. Ses « coups de gueule » sont célèbres, comme son franc-parler.

Elbeuf a été libérée le 24 août 1944 après trois jours de combat des FFI contre les troupes allemandes, par l’armée Patton et les canadiens. Le Comité local comprend 19 membres: 2 des professions libérales, 2 industriels, 7 directeurs et contremaîtres, 3employés, 3 ouvriers, 1 enseignant, et 1 « sans profession ». L’Usine BLIN était représentée à elle seule par 6 de ses membres, dont deux directeurs  et deux contremaîtres. Hasard ou stratégie? La question reste posée, même s’il apparaît certain qu’on ait évoqué les problèmes municipaux au sein de l’entreprise. De même des questions se posent dans la Résistance sur l’authenticité de l’engagement de certains membres du C.L.L..

Difficile à l’historien de se prononcer aujourd’hui, faute de preuves. En tout cas, on peut constater l’injuste représentation socioprofessionnelle de la classe ouvrière. Combien de communistes 26? Le Préfet en compte 3; de toute façon c’est vraiment la dose homéopathique !

 Aux réunions du Comité local, pendant quelques semaines, le docteur Bonvoisin fait prévaloir son point de vue: «Les conseils municipaux doivent être essentiellement techniques, à l’exclusion de toute politique. C’est sur ce plan que (je) désire voir fonctionner le Comité local27

Puis dans son discours à la population: « Il faut de l’ordre, du travail,  de l’union… Que les égoïstes s’effacent, que les querelles — et notamment les querelles politiques — se taisent, que les mesquineries, les jalousies, les haines sociales disparaissent; que l’esprit de justice, de générosité, de tolérance règne; que l’intérêt personnel laisse toujours le pas à l’intérêt général seul valable et durable… et ainsi la France est sauvée...»28

La composition des Comités locaux sera sensiblement la même dans les autres communes du canton. Le maire de St Pierre lès Elbeuf fait un appel à l’union et recommande «de ne plus se livrer aux luttes politiques fratricides de l’avant-guerre. Ce sont ces luttes qui nous ont mené à la défaite et à l’occupation»29. A croire que ni Hitler, ni ses alliés français, aient la moindre responsabilité dans ces événements.

Une intervention du Comité départemental de la Libération, appelée par André Joudain (FTP) et la section reconstituée du PCF, conduira à la constitution du CLL d’Elbeuf: on dénombre alors 3 professions libérales et commerce, 2 industriels, 3 directeurs et contremaîtres, 7 employés, 5 ouvriers, 2 enseignants, 1 retraité. On y retrouve alors 7 communistes sur 23 membres30.

Dans les petites communes, « la confiscation de la vie sociale par des générations de notables »31 se perpétue.

Notons enfin à Elbeuf, un fait significatif: Le docteur Bonvoisin demande des délais pour la constitution du nouveau CLL: il a contact, dit-il, avec le Parti Socialiste, le Parti Radical-Socialiste, le Parti démocrate populaire et la CFTC, auxquels il a demandé à chacun de proposer quelques noms32. Les trois partis politiques cités n’ont-ils subi aucune déconsidération depuis 1940 ? Comment donc expliquer l’attitude d’un homme si hostile aux luttes politiques, sinon par la recherche, par la volonté de corseter et d’isoler le Parti communiste. Il participe ainsi à la résurrection artificielle de partis qui subissaient à l’époque un certain discrédit.

Une discussion oppose le Maire à André Jourdain: le premier préconise le choix des hommes par le CLL, sur une liste proposée par des partis ou groupements, alors que le second (PCF) estime que les représentants à désigner doivent être identifiés par leur groupement ou parti 33.

A notre échelon local, il apparaît donc bien que des tensions politiques existent. Il faut se garder d’embellir une période qu’un certain a-priori, une certaine idéalisation, feraient apparaître d’une analyse superficielle. Des divergences apparaissent et de toute évidence, la lutte des classes n’est pas disparue avec les troupes allemandes.

Le « Journal d’Elbeuf »

Le journal local qui paraissait sous l’occupation, («’Elbeuvien») a été frappé d’interdit; il fera paraître un numéro le 9 septembre 1944 où il trace le « nouveau » ? programme: «TRAVAIL D’ABORD»!... Il faut de toute urgence, songer au travail qui libère l’homme et lui confère une incontestable autorité. … Dès maintenant34, le travail doit reprendre dans les atelier, dans les usines, dans les bureaux...»35

Le nouveau journal36, bihebdomadaire lui aussi, fait paraître son premier numéro le 9 septembre également: «LA LOI DE L’EFFORT ET DE L’UNION. —A tous, patrons et ouvriers, commerçants ou artisans, s’impose la loi de l’effort et de l’union. ...pour le relèvement de la France, de l’apprenti au contremaître, du manœuvre au directeur, du plus humble artisan au plus puissant industriel, mettons tout en œuvre et unissons-nous pour l’effort...» (etc.)

Le 14 septembre, dans son deuxième numéro, le Journal d’Elbeuf fait précéder l’éditorial d’une épigraphe significative: « Il n’existe qu’une hiérarchie sociale, celle de la valeur et de l’honnêteté morale. (Jean Mermoz) ». Le directeur éditorialiste se garde bien entendu de rappeler que Mermoz fut l’un des six dirigeants du Parti Social Français (PSF) du Lt-Cl de La Rocque, dont le programme comportait 37 l’édification de la Charte du Travail et dont la devise était :« L’ordre par la Famille et le travail pour la Patrie. »

« Dans certaines grandes usines de notre ville, des réalisations sociales ont été édifiées, dont le mérite revient à tous...», poursuit Achille Houzard, «...ce rapprochement des cœurs devant le danger, cette abnégation et cet esprit d’union… pourquoi ne subsisteraient-ils pas … ce ne serait pas une pensée française que celle qui viendrait rompre cette harmonie entre nos concitoyens

Curieux retournement, culpabilisation par avance de qui exigerait des comptes — on saisit bien là une crainte du patronat d’une mise en accusation éventuelle, et comment alors la presse locale va jouer sur tous les tableaux, dans tous les registres: le patriotisme, l’union nationale, la volonté de reconstruire la France, l’amour du travail bien fait qui anime les ouvriers du textile — et cela pour faire oublier les compromissions vichyssoises ou autres. L’objectif est de perpétuer dans la nouvelle situation, le consensus social. Quitte même à faire quelques concessions formelles: «Il faut bien que tout change  pour que tout reste comme avant! » comme l’exprime un des personnages du « Guépard » film célèbre de Lampédusa et L. Visconti.

Certes une intervention au Comité Local de Libération exprime le désir de savoir « la police s’occupe des industriels ayant cotisé au P.P.F. ». Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que les communistes dont le sectarisme et le manque de tact sont bien connus, soient à l’initiative de cette question… dont on attend encore la réponse.38

Le patronat

Le patronat reste silencieux. Seuls parlent les journalistes qui l’ont soutenu dans les conflits sociaux d’avant-guerre, et encore ne le font-il pas ouvertement, comme on l’a vu ci-dessus.

Le Président du Syndicat patronal, Jean Clarenson, prendra la parole à l’issue d’un service religieux solennel à la mémoire des dirigeants d’entreprise disparus — victimes civiles — pendant la guerre.39

Puis en octobre 1944, l’APPBB fait paraître un Numéro spécial de la Libération:

«… Heureux événement… Nous sommes heureux, ayant maintenant la possibilité de parler librement, de remercier (le) Directeur Général de tout ce qu’il a fait pour le personnel.

« Sans doute nous avons été obligé de fabriquer beaucoup de feldgraü (drap militaire allemand) pendant l’occupation…

« Nos patrons seront contents en apprenant dans le détail ce qui s’est passé dans leur usine pendant leur absence. Ils vont revenir. … Nous sommes heureux de leur dire notre joie à l’idée de leur retour parmi nous et de leur souhaiter la bienvenue.

«Tous unis nous travaillerons de bon cœur pour maintenir les hautes traditions de la fabrique et pour amener la prospérité dans notre pays si éprouvé.» 

La dernière page de ce bulletin déborde d’une sentimentalité qui sera elle aussi utilisée vers le même objectif que celui du Journal d’Elbeuf:

« DERNIERE HEURE ! La rentrée de Messieurs BLIN (le 29 septembre)

« Le spectacle était celui d’une grande famille qui se retrouve au complet,… le personnel est tout prêt à se remettre au travail,… pour le personnel, le retour des patrons et la Libération, c’est tout un !»

En somme l’originalité n’est pas à l’ordre du jour et les trois thèmes chers au Maréchal Pétain sont à nouveau rassemblés.

Si une prime exceptionnelle d’une semaine de travail sera versée au personnel, à l’occasion du retour des patrons, ceux-ci, Monsieur Maurice, Monsieur Ernest, et Monsieur André, après avoir remercié « pour les mains tendues, pour les sourires attendris, pour les paroles de bienvenue...», concluront « il va falloir maintenant remettre tout en marche et le plus tôt possible».

Mais l’histoire n’aime pas les situations figées. Qu’auraient-ils donc à perdre, les ouvriers du textiles à goûter de cette République plus démocratique rêvée sous l’occupation, à un régime plus social, à des conditions de travail moins dures, à des structures dans l’entreprise moins coercitives?

Et si, à leur tour enfin, ils pouvaient exprimer LEUR point de vue?

Notes:

1– rapport du Commissaire de police d'Elbeuf, A.M. Elbeuf, 5 h 367

2– Rapport de Jean Clarenson, président du syndicat patronal, à l'Assemblée générale du Comité social local de l'Industrie Textile d'Elbeuf Louviers, 4 octobre 1943 (Doc P.L.)

3– Rescapées en partie d'une carrière ; maintenant aux AM d'Elbeuf.

4– Le Rentrayage remédie aux défauts du tissage. La date de Décembre 1944 s'explique par le délai (plusieurs mois) entre la date de commande et celle de livraison.. Là jamais réalisée !

5-  Bulletin de l'UD-CG, mai 1941, 26 . Ronéo (Doc PL)

6– 41 numéros parus, de juin 42 à juin 52.

7– Loi sur l'organisation sociale des professions, plus connue sous le nom de Charte du Travail

8– Le 23 novembre 1941.

9– Brochure du 1er anniversaire, p 17 et 18  (Doc PL)

10– cf. «Muniche à la Libération», p. 97-  J.P. AZEMA (le se..)

11– souvenirs d'un agent de maîtrise de BLIN & BLIN— (Doc PL)

12– Rapport aux Comités sociaux locaux, Ass. Gale 4 Oct. 43 (Doc PL)

13-«veulent-ils donc au juste les ouvriers, lorsque délivrés des mauvais bergers, ils s'interrogent.?» (Pétain, 1er mai 1941).

14– Ce n'est pas très aimable pour ses confrères elbeuviens !

15– Le personnel avait signé une pétition contre son écartement.

16– Charles Rist: «saison gâtée» (Fayard), à la date du 14 mars 1941.

17– JP Azema (op. c.) et colloque: «gouvernement de Vichy et la Révolution nationale».

18- «ère tentative de planification capitaliste en France, pièce maîtresse de la législation vichyste». R. Bourderon (Hist. de la France Contemporaine, tome VI)

19– Rapport aux Comités sociaux, 4 octobre 43. (Doc PL)

20– On retrouve ici le comportement «» du patronat elbeuvien peu favorable à la concurrence.

21– R. Bourderon—His. De la France contemporain, tome VI.

22– C'est moi qui souligne.

23– Tous ces tesxtes, in Brochure du 1er congrès APPBB—Nov. 41. (Doc PL)

24- Bulletin APPBB n°6—Sept. 43.

25– Bulletin APPBB n°12—Mai-Juin 44 (Doc PL)

26– Les élections du 21 octobre 1945 apporteront 38% des voix à la liste présentée par le PCF.

27– Registre des Délibérations du Comité Local de la Libération.

28- Journal d'Elbeuf, 7 octobre 44 — BM d'Elbeuf.

29– Journal d'Elbeuf, 14 octobre 44 — BM d'Elbeuf

30– Arrêté Préfectoral du 16 nov. 44 — AM d'Elbeuf.

31– Formule de JP Azéma, op. cité, p.357.

32– Registre des délibérations du CLL, AM Elbeuf. 11 oct. 44

33–   -idem-  , 29 sept. 44.

34– le mot d'ordre de grève générale a été suivi.

35– L'Elbeuvien, 9 sept. 44. BM Elbeuf.

36– Le propriétaire est un notable local, partisan d'une droite musclée.

37- «» , une Mystique, un programme — Brochure, p.22 (Doc PL)

38– Registre des Délibérations du CLL, AM Elbeuf, 15 sept. 44

39– Journal d'Elbeuf, 27 sept. 44 — BM Elbeuf.

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