Ecrire au fil rouge

Editorial

Histoire du syndicalisme en Seine-Maritime

Le syndicalisme à Bolbec, de 1945 à nos jours

Trois temps forts du mouvement syndical dans une petite ville industrielle

Par Erwan Simon (étudiant en histoire à l’Université du Havre)

 Une maîtrise d’histoire

C’est dans le cadre de sa maîtrise d’histoire contemporaine à l’Université du Havre qu’Erwan Simon, bolbécais d’origine et habitant toujours la ville, décida de travailler sur ce thème qui lui était cher de par l’implication antérieure de ses aïeux pour le mouvement syndical.

Sous la direction de John Barzman, professeur d’histoire, ce travail difficile fur mené à bien et suscita l’intérêt de l’institut CGT d’histoire sociale. Cela explique la présence de cette synthèse dans ce nouveau numéro du Fil Rouge.

Jeunes bolbécais devant l'usine Boussac, après l'annonce de la Fermeture (photo de la "Vie Ouvrière" 17 septembre 1975

Quand Bolbec est abordé d’un point de vue historique contemporain, cela revient dans la plupart des cas à aborder une industrie tout à fait essentielle pour la ville : l’industrie textile. Limiter le syndicalisme à cette activité serait une colossale erreur. On a remarqué lors de cette étude que les mouvements syndicaux avaient existé- outre le textile- dans l’électricité,et le gaz, ; la SNCF, l’agroalimentaire, la fonction publique, la pétrochimie, l’enseignement et dans d’autres domaines encore.

Plusieurs problématiques se sont croisées dans le cadre de cette recherche. D’abord il convient de justifier le choix chronologique qui a été fait. On a choisi de travailler sur la période allant de 1945 à nos jours principalement à cause des sources ; aborder cette période permettait d’avoir recours à la source orale qui constitue un excellent complément à la  source écrite, souvent lacunaire au point de vue des informations qu’elle donnait.

La première étape d’un travail de maîtrise qui consiste à recenser et à étudier les sources a rapidement permis d’établir un constat : il y a eu trois temps forts du syndicalisme, dans la région de Bolbec, depuis 1945. Ces trois temps forts sont la reconstruction des mouvements syndicaux après la seconde guerre mondial, les événements de mai 1968 et la fermeture des établissements Boussac en 1975.

La reconstruction

Avant d’aborder le point de vue syndical, il est utile d’étudier l’état de santé global de la ville de Bolbec, en 1945. Globalement, on peut le rapprocher de celui des industries textiles. C’est Michel Vaurin1 qui fit ce rapprochement : à partir du moment où les usines sont réapprovisionnées en coton. Ces dernières et, à plus grande échelle, la ville renaissent car les activités sont débordantes et on embauche d’une manière démentielle. De plus Bolbec qui avait peu souffert des bombardements de 1944, avait gardé des outils de production intacts. Dans cet immédiat après guerre, on assiste également à un important flux de main d’œuvre bolbécaise vers le havre où les travailleurs participent à la reconstruction de la ville. En parallèle de cette reprise du travail, s’effectue la reconstruction du mouvement syndical.

Pour être exact, il est impératif de dire que la recherche a été totalement infructueuse en matière de documentation sur les autres syndicats que la CGT. Par conséquent on ne pourra parler que de cette confédération.

A la reconstruction, il faut préciser que Bolbec connaît une renaissance syndicale et non une naissance. En effet, la première trace officielle de syndicalisme date de 1887 avec « une chambre syndicale des ouvriers cotonniers de Bolbec et environs »2. La première partie du XXème siècle est également marquée par l’omniprésence de mouvements syndicaux principalement cégétistes, notamment en 1936, avec les frères Mallard (Gaston et Lucien) ou encore un jeune homme décidé : Paul Belhache.

Même si l’on dénote une première réunion de nature syndicale en 1944, l’année 1945 marque véritablement le renouveau de ce type de mouvement. Le maire de Bolbec met à disposition un local situé rue Pierre Fauquet-Lemaître 3. Trois permanences ont lieu par semaine ; elles permettent aux ouvriers de venir parler aux dirigeants du syndicat CGT des problèmes rencontrés avec leurs patrons. Plusieurs personnes jouent un rôle particulièrement important : Pierre Collombel et Pierre Renault, du syndicat du bâtiment, Marcel Bougon du syndicat agricole, Albertine Mallard du Textile, Henri Ulhinger des métaux. Les documents retrouvés à l’annexe bolbécaise de l’union locale Bolbec-Lillebonne-Gravenchon ont permis de recenser les syndicats créés ou recréés en 1945-1946. On en compte au moins onze : textile, bâtiment, chalimentation agriculture, transport, papiers et cartons et communaux. On peut se livrer à une estimation approximative du nombre de syndiqués à la CGT en 1945-1946 : ils seraient 600 sur 5000 ouvriers dans Bolbec et sa région, soit une syndicalisation environ égale à 12% (sans compter les autres syndicats).

C’est donc à cette même époque qu’un homme prend une importance considérable à Bolbec et dans sa région et cela tant au niveau syndical que politique, au parti communiste français. Cet homme est Paul Belhache. Ce dernier est né en 1913 dans  la modeste maison de ses parents, rue de Roncherolles, à Bolbec. Brillant à l’école, il décroche facilement son certificat d’étude mais les modestes revenus de ses parents l’obligent à travailler très jeune. A à peine quatorze ans, il intègre l’usine Desgenétais en tant que manœuvre. Il continue sa carrière dans le monde de l’industrie (textile puis construction navale) sans rencontrer de problèmes jusqu’au Front populaire (1936). Son appartenance politique et syndicale l’empêchant de trouver un emploi à Bolbec, il est contraint de s’expatrier au Havre, chez Caillard, dans la métallurgie. Il y restera jusqu’à sa retraite qu’il prend en 1975.

Il est difficile de dater précisément les débuts du militantisme syndical de Belhache. Cela dit, on peut supposer qu’ils ont lieu à la même époque que son entrée dans la vie politique en 1933, au Parti communiste français, sous l’influence des frères Mallard. Celui que les bolbécais appelaient « Popaul » et qui fut prisonnier de guerre dans les Ardennes en 1940, a déjà un rôle important à l’union locale CGT avant la guerre mais sa libération tardive, (23 mai 1945) l’empêchera de participer à la reconstruction du mouvement syndical. Moins d’un an après cette libération, le 17 mars 1946, c’est pourtant lui qui est élu secrétaire général de l’union locale de Bolbec ; notons qu’il est élu à ce poste jusqu’en 1977. Toute la carrière syndicale de Paul Belhache est marquée par un dévouement de tous les instants et d’une disponibilité sans limite. Pour tous ceux qui l’ont connu, Belhache est la figure du syndicalisme à Bolbec.

Les événements de mai 1968

Le mois de mai 1968 est considéré au niveau national, par les spécialistes, comme un véritable tournant. L’enjeu était de savoir si, à Bolbec, ces événements avaient ou non eu un impact sur l’existence des travailleurs locaux.

Avant tout, il faut aborder le déclenchement et le déroulement de ce mois de lutte à Bolbec et dans ses environs. Le phénomène marquent pour le début des conflits est la propagation géographique du mouvement. Depuis l’usine Renault de Cléon (le 15 mai), en passant par le complexe de Port-Jérôme (le 17 mai), les grèves ont finalement atteint le canton de Bolbec le 18 ami, à l’usine SLIC4 située à Gruchet le Valasse. De là et jusqu’au 22 ami, la contagion s’est poursuivie dans le canton. Au total ce sont 2000 ouvriers arrêtés à Bolbec pour 1500 grévistes.

Malgré une certaine peur vis-à-vis du mouvement étudiant, les travailleurs bolbécais que j’ai interrogés5 se souviennent plus ou moins bien des raisons de leur mécontentement. Bien évidemment, il y avait les revendications généralistes comme les salaires jugés trop bas, les cheminots, métaux, électriciens, cuirs et peaux, mauvaises conditions de travail, la précarité des emplois ou le temps de travail trop lourd. En parallèle de ces motifs d’insatisfaction, il y avait des raisons de protestation spécifiques aux bolbécais voire à telle ou telle entreprise. En guise d’exemple, le personnel de l’entreprise Boussac la plus importante de la ville, réclamait « la pause casse-croûte »6.

Quant aux déroulements de ces événements de mai 1968, il y aurait beaucoup à dire. Les manifestations de ce mois de lutte sont les meetings syndicaux ainsi que les réunions qui ont lieu dans les unions locales de la ville (CGT et CFDT) et enfin les piquets de grèves. La presse locale 7 recense en tout et pour tout quatre meetings pour le secteur de Bolbec, Lillebonne et Gravenchon, dont deux ayant eu lieu à Bolbec, sur la place Carnot (actuelle place Général de Gaulle). D’après la presse, le calme était de mise et les orateurs se succédaient sur le piédestal que constituait « le bitume »8. Les réunions syndicales, elles étaient quotidiennes, voire biquotidiennes. Enfin, les piquets de grèves étaient nombreux à Bolbec. Il convient de rappeler que cela consiste en une occupation du lieu de travail et d’empêcher toutes activités. Un salarié d’EDF-GDF ? Noël Philippe9, explique comment se déroulait ces piquets de grève : « l’Usine était occupée jour et nuit, grilles fermées ; on contrôlait toute la distribution d’énergie. On s’organisait avec les casse-croûtes, c’était le pique-nique permanent. On dormait sur les paillasses, dans les bureaux, partout quoi… On (…) campait sur place à tour de rôle, chacun son tour. »

menace fasciste en 1968 contre le piquet de grève de chez Boussac

Dans la presse locale, on a noté également le rôle des transistors qui, sur ces piquets de grève, étaient annonciateurs de nouvelles. Ces lieux de mobilisation active étaient également des lieux de tentative de découragement. Ainsi, un document retrouvé à l’Union locale CGT de Bolbec nous apprend que lors d’un piquet de grève nocturne à l’entreprise Boussac, des fascistes se seraient manifestés. Ce groupe aurait été accueilli à coups de gourdin et de manivelle de voiture… Il y a eu également des tentatives de découragement venues de l’intérieur, c'est-à-dire des salariés non grévistes et mécontents de la situation.

Le dénouement du conflit, dans la région de Bolbec, a eu lieu lors de la première semaine du mois de juin 1968. Le Courrier-le Progrès du 7 juin titre d’ailleurs « reprise quasi-générale du travail en Vallée d’Or ». Ce qui est particulièrement frappant dans les témoignages recueillis est que le souvenir des avantages obtenus par les travailleurs est assez mince. Globalement, ils se rappellent de la hausse des salaires mais sont incapables de la chiffrer ; il en va de même de la baisse du temps de travail et des autres avancées ; A l’opposé, ils gardent le souvenir de quelques progrès plus anecdotiques, comme l’obtention d’un local pour le casse-croûte chez Boussac. Outre ces avancées concrètes, les travailleurs bolbécais sont animés par des fiertés plus spirituelles et abstraites. Ils reconnaissent que ce mouvement a engendré un important essor des libertés individuelles et collectives.

L’affaire Boussac

Les industries textiles ont- rappelons le- fait la richesse de la Vallée d’Or en particulier celle de la ville de Bolbec. Mais après l’euphorie de l’après guerre, on assiste à un véritable tournant puisque c’est le déclin  de ces industries. En 1945, cette chute est déjà bien amorcée, puisque seules les entreprises Boussac et Masurel fonctionnent encore, et la ville compte 900 ouvriers du textile. A valeur d’exemple, en 1936, elle en comptait 7500.

Le choix de prendre la fermeture de Boussac comme facteur de mobilisation syndicale dans le textile est logique puisque c’est l’entreprise la plus importante de Bolbec (690 employés en 1975) et elle dispose de syndicats (CGT et CFDT).

Une de la "Vie Ouvrière le" 24 septembre 1975

L’annonce de fermeture est faîte en juillet 1975, ne plein congés payés. D’après Philippe Courseaux10, en dépit des stocks qui avaient à peine été écoulés, rien n’attestait d’un si mauvais état général. Aux 690 salariés bolbécais s’ajoutaient 200 autres des usines de Lillebonne et de Caudebec-en-Caux. Aussitôt la mobilisation s’est mise en place pour éviter le pire. Ce n’était pas des clans de mobilisation ; au contraire, « toute la région faisait corps »11.

Dans l’entreprise, deux sections syndicales sont présentes : la CGT dont le secrétaire est Philippe Couseaux et la CFDT qui a Jean-Claude Lemesle comme secrétaire. Ces deux syndicaliste sont essayé de rassembler au maximum les salariés qui étaient en majorité des femmes. L’Humanité du 13/11/1975 nous apprend que 200 ouvrières ont rejoint la CGT. Il y a don un fort courant de syndicalisation, d’autant plus que l’Avenir de la Seine-Maritime du 25 au 28 septembre 1975 dit qu’un comité de défense de l’emploi a été créé et qu’il comprend la CGT, la CFDT, la FEN, le PS, le PCF, la JOC, la JC,… Cette mobilisation active s’est également traduite par quatre manifestations sur la place publique dont une a eu lieu à Paris le 5 décembre 1975. Mais les syndicats et les organisations politiques n’étaient pas les seuls pôles de lutte. Ainsi, le 4 septembre 1975, en réponse à un appel de la CGT, les magasins de Bolbec sont restés portes clauses pendant une heure, en guise de protestation. Du côté de la municipalité de la ville, on s’est également activé autour du docteur Gancel, maire de l’époque. Philippe Courceaux reconnaît d’ailleurs à propos du maire et de son conseil municipal « qu’ils ont fait des démarches mais qu’elles n’ont pas abouti… ».

Les résultats obtenus suite à cette polymobilisation sont mitigés. Au final, l’entreprise Boussac est reprise par le groupe Phildar avec seulement 35 salariés. Le sort réservé aux ouvriers syndiqués fut cruel puisqu’on refusa de les réintégrer à cette entreprise. C’est le cas de Philippe Courseaux qui a eu toutes les peines du monde à retrouver un emploi. Au niveau politique, la conséquence de cette fermeture d’usine fut très lourde puisqu’une liste d’union de la gauche, avec à sa tête un certain Paul Belhache, battait l’ancienne majorité centriste, accablée par cette affaire Boussac.

La fin de l’industrie textile à Bolbec, même si les établissements Masurel fonctionnent jusqu’en 1988, a ouvert une plaie jamais refermée, puisque la fuite de main d’œuvre locale vers d’autres villes s’est encore amplifiée, condamnant la CGT à déplacer le siège de l’union locale vers Lillebonne. Autre conséquence inéluctable, le déplacement de l’ANPE de Bolbec à Lillebonne, pôle plus dynamique du fait de la proximité avec Port-Jérôme.

Pour conclure, ce travail sur le syndicalisme à Bolbec, articulé autour de trois temps forts, aurait pu être totalement différent dans sa forme et son contenu. Cependant, il est objectif de dire que les trois grandes étapes de l’après guerre à nos jours  repérées ici constituent de véritables tournants dans l’histoire ouvrière de cette petite ville industrielle. Les changements économiques observés dans la seconde moitié du XXème siècle poussent à penser que le syndicalisme, aujourd’hui, ne s’exerce plus à l’échelle de la ville, mais à l’échelle du bassin d’emploi.

Notes:

1- Michel Vaurin est un ancien directeur de l’entreprise Boussac de Bolbec et ancien président de la Chambre de commerce et d’industrie de Bolbec-Lillebonne. Ces propos ont étés entendus lors d’une causerie qu’il a donnée, le 28 mars 2003, dans le cadre des activités proposées par l’association « Au fil de la mémoire »

2- Source: Archives municipales de la Bolbec

3– Actuelle rue des Martyrs de la Résistance étant donné qu’autrefois la rue P.F.Lemaître s’étendait depuis la Chapelle St-Anne jusqu’au cente ville.

4– SLIC: Société des Laques Indochinoises et Caoutchouc.

5– Mesdamaes Duboc, Lavice ainsi que Messieurs Courseaux, Décure, Philippe, Roussel.

5– Cité dans l’entretien de Philippe Courseaux, ancien ouvrier de l’entreprise Boussac.

7– Le Courrier-le Progrès, éditions des 24, 31 mai et 7 juin 1968.

8– Petit tremplin qui surplombe la place Carnot et qui servait de podium aux orateurs.

9– Entretien réalisé par Valentin Porte et Erwan Simon le 18 mars 2002.

10-Ancien employé de l’entreprise Boussac, militant CGT, interrogé par Erwan Simon le 2/12/2002.

11– Cité dans l’entretien de Michel Vaurin, dernier directeur de Boussac, interrogé le 5/5/2003 par Erwan Simon.

Sources :

-Presse locale

-Archives départementales

-Archives municipales,

-Entretiens oraux

-Archives de l’Union locale CGT de Bolbec

-Archives personnelles de  MM. Vauquelin, Décure, Van Muylder.

 

Ecrire au fil rouge