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Histoire industrielle et sociale de la Seine-Maritime

Manolène : La mise à mort d’un complexe chimique

Par Pierre Michel

1ère PARTIE

Avant propos :

Jean Vibert , Secrétaire du Syndicat CGT de Manolène, a vécu toutes les étapes de la vie de son entreprise, ainsi que toutes les luttes, qu’avec lui, les salariés ont menées, pour défendre leur outil de travail.

Il était donc l’un des plus compétents pour porter témoignage auprès des lecteurs du "Fil Rouge", des faits marquants qui ont émaillé l’activité de Manolène, et les raisons invoquées qui ont conduit à sa mise à mort.

Laissons donc parler notre camarade Vibert, qui vingt-cinq ans après la fermeture de son usine, comme tous les anciens Salariés de Manolène, n’a pas encore admis « La Casse » programmée de sa « Boîte », jugée non rentable après seulement une « vie éphémère » de 25 ans.

Amertume pour l’ensemble du personnel, qui malgré des actions exemplaires, a dû se résoudre à se plier aux décisions sans appel du groupe Rhône-Poulenc et subir l’humiliation du reclassement.

Deux ans après, c’est autour de l’entreprise Ethylox, mitoyenne de Manolène, de fermer ses portes. Mais cela, c’est une autre histoire !

 Pierre Michel

Naissance et mise en production du complexe chimique

En 1955, la société des usines chimiques Rhône-Poulenc (SUCRP) acquiert la licence exclusive de la Société Phillips Petroleum Company pour l’exploitation d’un procédé de fabrication de Polyéthylène haute densité (P.E.H.D) sur le Territoire  français.

La Société Manolène est donc créée en 1956 par les trois Sociétés actionnaires suivantes : dans les proportions de 40% pour Rhône Poulenc, 30% pour la Cie Française de Raffinage (CFR), 30% pour Marles Kuhlmann.

Par la suite, en raison des difficultés de démarrage de la société, la composition des actionnaires a changé et Rhône Poulenc est devenu majoritaire à 60% après le retrait des deux autres Sociétés.

La Société américaine Phillips Pétroléum Company devint actionnaire pour 40% dont Pétrofina racheta la moitié des actions.

L’usine Manolène sera construite à Gonfreville l’Orcher. Ce site n’était pas choisi au hasard, car il présentait des atouts majeurs:

-                la proximité du canal de Tancarville pour l’approvisionnement en eau, qui sera rejetée dans ce même canal après utilisation.

-                l’existence de la voie ferrée passant devant l’entrée de l’usine.

-                la proximité de la Cie Française de Raffinage pour la fourniture de l’éthylène, principale matière première pour la fabrication du Polyéthylène.

La construction de cette usine allait durer deux années de 1957 à 1959.

L’une des particularités de cette usine, c’est son entrée commune avec la Société Marles Kuhlmann, qui deviendra Ethylox par la suite.

Manolène se positionnera comme partenaire, prestataire de services (Médical, Gardiennage, Restauration) et fournira la vapeur nécessaire au fonctionnement d’Ethylox construite à la même époque.

En ce qui concerne le recrutement des divers personnels (Fabrication et Administration), les embauches furent réalisées sur la région du Pays de Caux, à moindre coût, sans grande exigence sur la formation professionnelle et la compétence technique.

On trouva donc des cordonniers, des charcutiers etc… qui devinrent des ouvriers de fabrication, encadrés par des ingénieurs issus des sociétés actionnaires, qui suivront le montage des installations et assureront le démarrage de la première ligne de production en1959.

De plus, il y a des économies réalisées sur le procédé de fabrication qui, à terme, se sont avérées désastreuses dans la marche de l’entreprise.

Le fait de ne pas avoir acheté aux USA les mêmes systèmes de séparation des Polymères par centrifugation que Phillips avait déjà expérimentés dans ses autres sites, a compliqué le démarrage de la ligne de production et est resté longtemps le problème  majeur et ruineux de cette usine.

Bref, la mise en production de l’usine s’avère  désastreuse et le directeur est remplacé.

La période 1960-1961 se résume par une production chaotique, le procédé d’épuration du produit par centralisation n’atteint pas l’efficacité souhaitée et nécessaire.

Certains clients principaux boudent le produit.

Un choix est à faire : Arrêter complètement l’usine ou tout repenser avec un matériel mieux adapté  générant des investissements nécessaires.

Les partenaires et actionnaires de Rhône Poulenc, la CFR et PUK jettent l’éponge et se retirent de l’association laissant la société Rhône Poulenc se débattre seule face au problème.

La décision de repartir est prise, compte tenu de l’importante valeur ajoutée générée par le Polyéthylène haute densité, le marché étant à l’époque nettement porteur, et même si la production n’était pas satisfaisante, l’opération était jugée rentable.

En 1962 le prix du P.H.D était sensiblement égal à celui que le marché connaîtra en1980 pour du P.H.D haut de gamme.

Les investissements seraient donc amortis rapidement, avec un temps de retour faible des sommes engagées.

Certainement alléchés par les futurs profits, Phillips et Pétrofina devinrent actionnaires en 1965 et entrèrent dans le capital de Manolène.

Les difficultés à produire du P.H.D convenable, les essais multiples de modifications et les mises au point de nouveaux matériels, entraînèrent une augmentation des salariés dont le nombre atteignit 240 personnes, pour une production relativement faible.

De plus, des problèmes d’organisation et de coordination technique sont venus amplifier les difficultés, notamment l’impossibilité pour la CFR (Compagnie Française de Raffinage) de fournir l’éthylène en temps utile.

« La Jeune » Manolène fut contrainte de fabriquer ce gaz à partir d’alcool pour effectuer son démarrage.

Premier conflit social

Pour réduire les charges et les coûts de production, la direction de Manolène mit le feu aux poudres, en annonçant la suppression de 78 emplois, les effectifs passant de 240 personnes à 162.

Les travailleurs,  depuis la mise en production, ont supporté bien des difficultés, des surcharges de travail dues aux incidences de la production, le tout pour des salaires médiocres.

L’ensemble du personnel, constatant que les efforts qu’il a consentis ne sont pas pris en considération, proteste auprès de la Direction avec le syndicat CGT nouvellement constitué et obtient le reclassement des salariés licenciés.

Il faut préciser qu’à cette époque, la CGT était encore minoritaire, c’est le Syndicat CFTC qui recueillait la majorité des voix des salariés aux différentes élections, et pourtant sa collaboration avec le patron était notoire.

Le bastion CGT restait le secteur de la centrale, où les chauffeurs venus de la marine avaient déjà leur carte syndicale en poche.

Dans les autres secteurs, le « ras-le-bol » existait aussi, mais la peur de perdre son emploi et les méthodes coercitives de l’encadrement calmaient toute amorce de manifestation.

De plus, il était impensable de compter sur la CFTC pour mener une quelconque action.

Après avoir résolu tous les problèmes techniques, trouvé un meilleur principe de filtration à la finition du Polyéthylène, Rhône Poulenc investit plusieurs millions de francs lourds de l’époque, pour étendre les installations existantes par des compléments d’unités.

Parallèlement, des progrès sont réalisés par le fournisseur, quant à la pureté du gaz éthylène.

A la fin de l’année 1964, la production horaire atteint 800 kg d’un produit de bonne qualité, soit 13.000 tonnes par an au lieu des 5.000 tonnes programmées.

C’est presque l’euphorie !

L’entreprise Manolène recherche l’équilibre, mais reste encore déficitaire, car il fallait amortir les investissements.

Enfin, il est démontré par les résultats probants de ce procédé de fabrication qu’une certaine souplesse est possible et que l’on peut adapter certaines caractéristiques à des commandes particulières de la clientèle.

Malgré tout, il faut écarter l’idée d’une production de masse facile et économique, qui reste irréalisable.

En 1965 intervient un nouveau changement de directeur à Manolène et à cette époque le Général de Gaulle préside aux destinées de la France.

Il n’appréciait pas du tout l’installation d’une entreprise américaine sur le Territoire Français, en particulier à Gonfreville l’Orcher.

C’est certainement à cause de cette position du gouvernement français que Phillips Pétroléum a installé sa nouvelle unité de Polyéthylène haute densité à Anvers, basée sur un autre procédé de fabrication, dont la technique est plus simple, moins onéreuse avec une production de type « extrusion » de 130.000 Tonnes par an.

Cette concurrence Européenne se fit sentir au niveau des prix de sortie des produits, ce qui  n’arrangea pas l’ambiance dans l’entreprise Manolène qui restait largement déficitaire.

Les salariés subirent ces incidences du marché sur leur niveau de salaires et sur leurs conditions de travail.

Pourtant, les travailleurs de Manolène avaient consenti un certain nombre de sacrifices pour assurer la pérennité de leur entreprise et ne voyaient pas arriver les fruits de leurs efforts.

Beaucoup de promesses de la Direction, qui déploya une  politique salariale déplorable, mais rien de concret venant répondre aux revendications légitimes des salariés.

De plus, il faut aussi mettre en cause l’encadrement qui s’est évertué à orchestrer cette ambiance déplorable.

Bref, rien ne va plus dans l’entreprise, le climat est délétère, la situation sociale explosive !!

Les syndicats mobilisent (1966)

Toutes les conditions étaient requises pour réaliser une action générale.

Les syndicats CGT et CFDT ( qui avait remplacé la CFTC) organisèrent plusieurs débrayages de courte durée, souvent d’une heure, qui se traduisaient par des rassemblements le long du canal de Tancarville, devant l’entrée de l’usine.

Cette méthode s’avèrera pratiquement nulle au niveau des résultats, la production n’étant pas affectée par ce style de grèves ; la Direction semblait ignorer ces revendications.

Peut être aussi que le personnel à cette époque était trop timoré pour arrêter la centrale à vapeur qui aurait aussi paralysé l’usine des Produits Chimiques Ugine Kuhlmann (P.C.U.K).

Les plus jeunes embauchés à Manolène, venant souvent de la Marine Marchande, estimaient que cette méthode de petits arrêts multiples ne servait à rien car elle ne touchait pas aux volumes des produits finis, hantises de la Direction.

Bref les salariés les plus conscients estimèrent que seul l’arrêt total des installations pouvait faire plier la Direction et son principal représentant plus baroudeur que meneur d’hommes.

Il fallut attendre 1968 pour que les choses bougent.

Mai 1968: une nouvelle étape

Beaucoup de choses changèrent à Manolène avec les événements de MAI 1968.

Cette période de manifestations, de grèves, d’occupations d’usines fut comme un coup d’éponge effaçant tous les malheurs, qu’avaient endurés les travailleurs, mais qui avaient forgé une camaraderie.

L’usine fut occupée  jour et nuit, les salariés se relayant pour garder les installations et participer aux manifestations à Franklin.

Ce fut l’occasion aussi des rapprochements entre les travailleurs de Manolène et Ethylox (ex P.C.U.K) voisins par leur site et unis dans le même combat.

Après vingt jours de grève absolue, le travail reprit avec le sentiment que désormais, rien ne serait plus comme avant.

La CGT en sortit grandement renforcée, il faudra maintenant compter avec elle.

Les acquis du Constat de Grenelle furent appliqués, et se traduisirent par des augmentations de salaires et la mise en place de nouveaux droits syndicaux.

Une nouvelle fois, Manolène changea de Directeur et deux organisations Syndicales virent le jour : CGC et FO.

La production de l’usine progressa, les salaires en 1971 augmentèrent de nouveau de 10%, et le personnel perçut pour la première fois une participation sur les bénéfices de l’entreprise.

En 1972

Sur l’impulsion de la CGT, des protocoles d’accord furent signés avec la Direction Générale, protocoles portant sur les salaires, les retraites, la prime d’ancienneté et sur les CHS.

En 1973

Augmentation des salaires de 12%, nouveaux protocoles sur les classifications, indemnisation des absences pour maladie, rémunération du personnel posté en service continu, les droits syndicaux (remplacement de l’accord du 2 Août 1968)

En 1974

Augmentation des salaires de 17%, protocole sur les régimes complémentaires de retraites et sur les congés annuels.

La production de Polyéthylène cette année-là avoisine les 23.000 Tonnes commercialisées par la société Sodefine, filiale de l’union de Rhône Poulenc et de Phillips Pétroléum.

Or, la société Sodefine ne vendait pas le Polyéthylène normand avec autant d’enthousiasme que le Polyéthylène flamand de l’usine d’ANVERS ; c’est en tout cas ce que pensaient les « empêcheurs de tourner en rond » de Manolène.

Ces derniers estimaient qu’il fallait rapidement construire une troisième ligne de production, pour doubler la capacité de production afin d’abaisser les prix de revient.

Déjà en 1968, l’extension de la ligne existante avait été payante rapidement, et une réflexion avait été menée sur une possible troisième ligne de production prévue en 1973.

Début 1975 les essais et le démarrage de production de cette nouvelle ligne furent effectués avec succès.

Parallèlement les élections des délégués du personnel et du Comité d’Entreprise eurent lieu ; La CGT obtint des résultats très satisfaisants et augmenta son nombre de sièges dans les deux instances.

Les camarades délégués CGT avaient auparavant pris des contacts avec Henri Batard, le Secrétaire Général de l’UL CGT du Havre, et la formation Syndicale nécessaire fut mise en place.

Cette période pleine d’espérance pour les salariés et pour la CGT va se terminer très brutalement ; les conditions requises pour la bonne marche de l’usine sont, c’est notre analyse, volontairement détériorées pour justifier à terme la fermeture du site.

(Fin de la première partie)

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