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Témoignage de luttes syndicales

L’Heure d’Information Syndicale et le Carrefour de la Liberté.

Table ronde le lundi 3 novembre 2003 avec des militants de la CGT des cheminots, des ateliers de Quatre- Mares.

Par Guy Decamps

Table ronde avec les militants de la CGT des Ateliers de Quatre- Mares. Entretien réalisé à la Maison du peuple de Sotteville le Lundi 3 novembre 2003 à 14 heures.

Ont bien voulu prêter leur concours et se rappeler leurs souvenirs de cette période oct 1981 / fév 1983: Martial Davenet, Michel Fossé, Jean-Yves Hamon; Patrick Lamarre, Gérard Marchand et Jean-Pierre Mérien

Aussi loin que l'on remonte dans le temps, Quatre-Mares a toujours été un haut lieu des luttes sociales. Ici, à l'époque des locomotives à vapeur dans les années 50 du 20e siècle.

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L’action se déroule dans les ateliers SNCF de Sotteville Quatre Mares, impulsée par la section syndicale CGT de l’entreprise dépendant du syndicat des cheminots de Sotteville, sur le territoire du secteur fédéral de Normandie.

Nous avions décidé que chaque intervenant parle à son tour; bien vite nous nous apercevons qu’il est préférable que chacun amène son point de vue quand il le juge utile, intervienne à propos, apporte une précision; l’histoire se reconstitue au fil des souvenirs de chacun.

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 — Au départ, nous nous sommes lancés dans cette action que nous ne pensions pas mener aussi loin; Aussi loin? C'est-à-dire prise en compte au niveau national. Beaucoup ne pensaient pas que ce que nous entreprenions là inciterait à légiférer sur le droit syndical dans l’entreprise. C’est  ça qui nous a surpris.

Ce droit à l’information on n’en parlait pas du tout?

— Si, mais de là à obtenir ce qui est entré dans le droit ! … De là à voir notre action, notre petite entreprise, être un élément aussi important de ce droit là ! … Nous étions dans le sens de l’histoire, nous ne nous en apercevions pas.

— Nous étions dans l’euphorie de mai 1981, avec un gouvernement de gauche que nous n’avions pas connu depuis vingt trois  ans.

— Il n’y avait pas que cela, il y avait aussi la préparation du congrès confédéral qui étudiait cette avancée.

— J’avais du mal à imaginer que nous, à notre niveau, nous pourrions interférer pour arriver à une avancée nationale, déboucher sur une loi qui allait régir le droit syndical dans l’entreprise, c’était rien que cela !

— Nous n’avions pas le droit de prendre la parole au nom de la CGT, dans l’entreprise. Combien de camarades ont été sanctionnés pour avoir enfreint cette interdiction.

— Précisons que ce qui était interdit c’était d’intervenir et de réunir les travailleurs sur le temps de travail.

— Soyons clair, les Patrons permettaient aux délégués, aux représentants du personnel au Comité mixte, de rendre compte de leur délégation aux salariés, par petits comités, sans perturbation du travail.

Ce que nous voulions c’est que l’organisation syndicale s’exprime sur les grands problèmes de l’entreprise, sur les options nationales, à des heures choisies par nous, sur le temps de travail, de manière à permettre au maximum de cheminots d’être informés. La direction ne le voulait pas. Elle ne voulait surtout pas de réunions organisées par la CGT.

Rassemblement des cheminots de Quatre-Mares en lutte, au Carrefour de la Liberté, dans les années 90 (Photo Patrice Lamarre)

— C’est sur cette exigence que l’action a démarré.

— D’emblée, tout le monde sera surpris de voir que nos interventions syndicales rassemblaient autant de monde, surtout des agents de maîtrise et cadres, que nous n’avions pas l’habitude de voir. Au début, nous nous sommes réunis au local « bascule »10. Nous faisions participer des personnes extérieures aux ateliers de Quatre Mares, voire même à l’entreprise. A la première, nous avions invité Pierre Lecat ( secrétaire de la section syndicale technique « Voies et Bâtiment »1) ? A la deuxième, ce fut un responsable des Papeteries de la Chapelle qui menait une action de sauvegarde de son entreprise. On était nous-mêmes étonnés de voir débouler tant de monde. Je ne me souviens plus de l’heure, mais ça avait mis « le bordel » dans la production. Vous pensez bien que ça n’a pas été sans mal en regard aux 7p12 (peaux de bouc2 ), et aussi en regard des réticences des camarades des autres sections du syndicat. On était majoritaire parmi les militants à avoir cette idée et nous avons su convaincre. Ensuite, les autres sections syndicales ont fait de la manière qu’elles ont voulu.

— Je rappellerai le rôle de Pierre Hugguenin dans cette période (secrétaire fédéral chargé de la Normandie) C’était un battant, quelqu’un d’avant-garde, un militant qui n’avait pas peur de se coltiner aux patrons. Il était venu faire une visite à Quatre- Mares et il avait impulsé cette action. Il avait motivé les camarades pour persévérer, malgré les sanctions. Nous étions, suivis, épaulés par les travailleurs. Pour organiser la réunion, on ne déposait pas de préavis. Ils étaient pourtant obligatoires, mais nous ne nous en occupions pas. On faisait l’information à l’heure qu’on avait décidé de la faire; il y avait un rapport de force favorable, et nous l’avons eu du début à la fin. Et je le redis, il y a eu l’élan donné par l’arrivée de la gauche au pouvoir. Aussi Charles Fiterman, communiste, à la tête du ministère des transports. Nous disions à Quatre- Mares: « avec un ministre communiste nous allons pouvoir imposer une véritable information ». Il est vrai que nous étions quand même un sacré paquet de militants  à être aussi engagés au Parti communiste dans Quatre- Mares.

— La direction était inquiète; elle a été, pendant quelques mois absente au niveau de la réaction. Elle ne savait pas comment s’y prendre. C’est tout juste si elle ne nous interrogeait pas pour savoir ce que nous allions faire.

— Pour vous dire le climat qui régnait, nous sommes même montés voir le « Patron », pour demander la salle de réunion afin d’y tenir une réunion de la cellule communiste. C’est pour illustrer combien la pression était forte et les patrons fébriles.

—- Il y avait aussi un autre phénomène: c’est que la direction de Quatre- Mares voyait d’un mauvais œil quelqu’un de l’extérieur venir donner l’information. Quatre Mares vivait en circuit fermé, c’était une citadelle. Quelques temps avant, il y avait eu le lancement des voitures Corail. J’avais demandé que soit organisée une visite officielle de ce nouveau type de matériel? Cela s’est fait, mais la visite a eu lieu au centre d’apprentissage, parce que des personnes extérieures à Quatre- Mares allaient venir, y compris d’ailleurs le directeur de région. Elles étaient interdites de séjour à Quatre- Mares; c’était une forteresse. Il faut en être conscient.

Peut-être faut-il nuancer et dire « qu’elles n’étaient pas les bienvenues »?

— Pourquoi donc Quatre- Mares s’était-il vu attribuer le code 33920 ? C’était un code d’arrondissement. Quatre Mares était donc considéré comme un arrondissement. Un État dans l’État. D’ailleurs nous recevions les ordres directement de la direction du matériel.

— Pour bien montrer l’état d’esprit du patron local, un jour, au cours d’une de nos multiples délégations où, verbalement, nous le bousculions un peu, il nous rétorque: « Vous avez votre ministre.. » ; On lui rétorque aussitôt:  «  parce que ce n’est pas le vôtre? »

— Est-ce à cette époque, ou peut être un peu plus tard, que nous avons été en groupe à l’Assemblée Nationale?

— Toujours est-il que la direction était inquiète car, avec nos informations nous avions une « méchante » influence. C’était aussi la période où l’avenir de l’entreprise était incertain. Nous étions très documentés là-dessus et nous donnions notre point de vue. Nous avions les éléments nécessaires pour intéresser notre auditoire. Sur un établissement de mille personnes, il y en avait au moins la moitié qui suivaient les réunions d’information. Cela se faisait sous forme d’échanges. Cela gênait fortement la direction. Il y avait de nombreux non-syndiqués qui participaient aux réunions et posaient des questions.

Rassemblement des cheminots de Quatre-Mares en lutte, au Carrefour de la Liberté, dans les années 90 (Photo Patrice Lamarre)

Est-ce que les heures d’information étaient unitaires?

— Non, non, non. A Quatre- Mares, il y avait trois organisations syndicales différentes: la CFDT, FO et nous (la CGT). Les autres (CFDT et FO) on pris le train en marche. Nous leur avons dit: «  Vous faites comme vous l’entendez, nous c’est comme ça ». Ils venaient participer à nos réunions. Ils auraient bien voulu les faire en commun. Je me souviens qu’il a fallu se fâcher, car ils prenaient la parole au nom de leur organisations syndicale:  « Si ça ne te dérange pas, tu parle en ton nom ! », leur a-t-on dit.  Non les réunions d’informations, ça n’a jamais été organisé en commun.

Cette revendication, elle n’est pas venue toute seule? Est-ce parce que cela correspondait à un besoin?

— Dans les réunions syndicales, il faut dire qu’il en était parlé depuis longtemps. Je me souviens que l’on se disait: « Il faut trouver un moyen pour informer tout le monde. Le tract ne suffit plus; il faut trouver une solution. Peut-être par atelier ce serait bien. Peut-être que de la faire avant la pause du midi ce serait bien, avec des casse-croûte. Peut-être que si on la faisait à 16 h  (en fin de journée)? » Etc. On ne trouvait pas de solution idéale. Alors quand est montée cette idée, on s’en est saisi et on a dit « On va voir ! Si  ça marche: ça marche! Si ça ne marche pas tant pis ». Quand on a vu l’impact ! La foule de cheminots que nous avions ! Si l’on avait été vingt on aurait laissé tomber, alors que nous nous rassemblions régulièrement entre quatre cents et cinq cents cheminots. Il y a eu une légère baisse quand les sanctions ont commencé à tomber. Depuis 1979, des menaces planaient sur Quatre- Mares. L’information et la discussion sur tel sujet , était primordial. Nous contrecarrions directement les arguments de la direction. Nous possédions le matériel et les machines adaptées. La valeur professionnelle des hommes, c’est avec cela que nous nous sommes battus. Ces heures d’informations nous permettaient aussi de faire un peu « d’économie politique et sociale », plus peut-être que maintenant.

— Un autre apport pour l’activité syndicale,  de ces confrontations entre militants responsables et travailleurs, c’est que cela nous obligeait à bien préparer ces réunions, à être « pointus » en tel ou tel domaine.

— Même si nous étions nombreux à avoir un engagement politique au PCF et être connus comme tels, pour autant les camarades nous écoutaient en tant que responsables de la CGT. Il n’y avait pas de confusion.. C’était bien la CGT qui s’exprimait. Il n’y a pas de doute là-dessus. Nous avions mis des boites à idées dans chaque atelier, et les cheminots échangeaient par écrit, émettaient des idées, des propositions, des revendications et tout cela nous aidait à préparer notre heure d’information 

— Mais pas seulement ! La section technique matériel et le syndicat étaient aussi informés des revendications émises, de ce que voulaient les cheminots, ce qui constituait le cahier revendicatif.

— Tout ce vécu, quelquefois âpre, rude, reste, vingt ans après , un bon souvenir...

— Lorsque nous nous réunissions à la section syndicale, on se creusait un peu la tête: qu’est-ce que nous allons dire ?  Comment ? On parle de quoi ? Qui va le dire ? Va-t-on être assez nombreux pour tenir le coup longtemps ? Effectivement nous avons tenu le coup longtemps et nombreux, car vers la fin nous étions encore quatre cents.

— Il fallait un local, le plus central possible, et c’est là que nous avons choisi le milieu de l’atelier. Après tout, pourquoi pas ? Peu importe si des sanctions tombent, on la fait au milieu de l’atelier. Et c’est comme cela que l’habitude s’est prise et cet emplacement central s’est appelé « carrefour de la Liberté ».

— Ce n’est qu’après, lorsque nous avons décidé de faire l’inauguration de ce lieu de rassemblement que cette idée est venue. L’endroit a été qualifié de « Liberté » en souvenir du point culminant de la lutte d’octobre 1982, du refus des 7P12, des heures « en bas3 », des camarades pris en otages. A côté de la plaque « carrefour de la Liberté », il y a la plaque  qui précise l’histoire du mouvement, et ce, en plein centre du hall.

— Nous nous disions: « Ils vont l’enlever un jour ou l’autre ». Alors on l’a donc soudée. On a mis un petit voile dessus, et Lucien Lecanu, administrateur de la SNCF, camarade de la CGT, est venu pour l’inauguration. Cela se passait dans le cadre d’une campagne électorale  au C.A de la SNCF, et Lucien était candidat.

— Il faut aussi dire que si on l’a fait poser là, à cet endroit, en plein milieu du hall, lieu de passage, c’est que nous voulions que cet acquis ait une reconnaissance officielle. On voulait enraciner cette nouvelle « liberté », et cela avant le vote de la loi.

— Et notre fierté était que les camarades, quand ils passaient devant, s’arrêtaient; ils y puisaient un regain d’énergie, se ressourçaient pour de nouvelles conquêtes.

— Il y avait toutes les « mouches »4 qui venaient; ils rodaient autour de la plaque qui leur rappelait, à eux aussi, quelque chose.

En contrecoup ils bénéficiaient, eux aussi de l’heure syndicale !

— Oui. Il y avait des cadres  qui se cabraient, mais d’autres qui, après coup, reconnaissaient le bien-fondé de notre mouvement avant-gardiste. Il y en a qui ont appris des choses, même si le côté illégal les gênait. Nous leur apprenions des choses que les patrons passaient sous silence; c’est pour cela que certains cadres étaient à l’écoute.

— Il faut dire aussi que si nous étions si virulents, c’est que nous avions des patrons de combat en face de nous, même parmi les chefs d’ateliers. Ce n’était pas rien.

A proximité de Quatre-Mares, deux CC7200 à la station service du dépôt de Sotteville

Mes amis, après plus d’une heure d’un riche débat, faisons le point. Comment, à votre écoute, je comprends votre mouvement ? Vous avez, en quelque sorte violenté l’organisation de l’entreprise (perturbation dans le travail) et vous avez appelé les travailleurs de Quatre.Mares à venir recueillir l’information syndicale et à débattre au centre du grand hall. Vous prenez la parole dans le cadre d’un  temps pris  autoritairement sur le temps de travail . Vous répétez cette action pendant près d’un an, soutenus par plus de la moitié des travailleurs, dans le but d’imposer cette nouvelle liberté syndicale. C’est un peu comme ça ? Et vous êtes sanctionnés.

— Oui, si tu veux, mais cela a été crescendo:

1.               La prise de parole autoritaire, répétée,

2.               Les sanctions: 7P1, heures « en bas » (les 7P1 étaient systématiquement brûlés)

3.               Le point culminant, la « garde à vue »  du patron par une centaine de cheminots; les B.C.S5 avec 1/2 déduction de prime

— Parlons de ce point culminant de la lutte: il y avait cette accumulation de sanctions et en parallèle, la prise en compte, par l’ensemble du personnel, de cette nouvelle liberté d’entreprendre, de participer. Cette information ils la goûtaient autrement que celle recueillie le soir où il fallait se rendre à la Maison du Peuple. Nous décidons, un soir, d’envahir le bureau du patron et de ne ressortir qu’avec une reconnaissance officielle. Cela faisait près d’un an que nous nous battions pour cela. Une centaine de cheminots nous a suivis. Il y avait un élan, on sentait que les gars voulaient quelque chose de palpable, d’original. « Nous passerons la nuit, avec lui, s’il le faut ! », et nous avons passé la nuit. Nous ne l’avons pas séquestré. Nous l’avons gardé avec nous. Un huissier est venu; il a constaté qu’il avait toute liberté de mouvement. Tant que la discussion n’aura pas abouti, nous resterons ensemble. Dans la nuit nous avons appelé Pierre Hugguenin. A 4 heures il était là. On lui a laissé toute latitude pour négocier. Vers 6 h 00 du matin, le patron local nous a demandé de le laisser aller chez lui pour une toilette. Il s’est requinqué en une heure. A la fin il a négocié, mais les sanctions sont quand même tombées. Il y a eu une prise d’otages de six camarades qui ont été sanctionnés d’un B.C.S6 avec 1/12ème de PFA7 en moins et ces otages n’ont pas été pris au hasard. Il savait ce qu’il faisait, un mélange de responsables syndicaux et politiques pour créer la division . René Durel, Michel Fossé, Patrick Lamarre, Gérard Marchand, Claude Ragot et Bijou.

— les camarades maîtrise et cadres CGT, le lendemain, nous ont désavoués pour nos « conneries de la nuit ». N’ayant pas été à la genèse de cette action, ils n’en comprenaient pas tout le déroulement, l’aboutissement.

— Jean-Pierre C… était venu, la nuit, nous dire que nous allions trop loin. Il n’admettait pas cette démarche. Il était ennuyé ; ça ne correspondait pas à ce qu’il voyait.

— C’était la première fois que l’on bloquait un patron de Quatre- Mares. Nous avions aussi bloqué G…, mais les conditions n’étaient pas du tout les mêmes. Il a été muté à Tours par la suite.

— On a fait part aux cheminots de cette « prise d’otage » (celle des militants). Ils ont débrayé une matinée entière contre ces sanctions . Il y a eu plusieurs autres types d’actions. Nous sommes allés aussi à la région.

— Il y a eu aussi cette manifestation au restaurant d’entreprise; nous avions été informés d’un repas entre nos patrons et le nouveau chef de la région. Ce repas était « top secret ». Nous avons réussi à entraîner trois cents cheminots avec nous, ne leur révélant pas le lieu, ni le but de notre démarche. La confiance régnait; Ils nous ont suivis aveuglément. Nous avons investi le restaurant au grand étonnement des Patrons. Nous y avons pris la parole, puis, dans un grand silence trois cent cheminots ont assisté au repas. Les convives étaient très mal à l’aise, pâles.. Cela démontre bien la mobilisation de Quatre Mares et la confiance des cheminots dans l’action.

Le Carrefour de la Liberté en 2004. A gauche, derrière les cheminots, un moteur diesel de locomotive (Photo Patrice Lamarre)

Par rapport aux lois Auroux, et à leur date, pourriez-vous préciser un calendrier de vos actions. La première heure syndicale imposée ?

— C’est dans l’euphorie de mai 81 (déjà cité) que nous nous sommes saisis de cette demande, de ce désir des travailleurs de Quatre- Mares. Il faut préciser qu’en 1981, la CGT, dans les élections professionnelles, récoltait 83% des voix. La question de l’unité ne se posait pas, et même, dans le 2ème collège, nous avions les deux sièges de délégués du personnel. Donc c’est bien en octobre 1981, que nous avons commencé, et les lois Auroux ne sont venues qu’en fin 1982 (de octobre à décembre). Je me souviens, quelque temps avant, c’était en septembre, le nouveau chef de région se faisait présenter aux camarades du secteur CGT avec sa séquestration suite à l’affaire de la gare de Flers. Nous arrivions, le journal l’Humanité sous le bras, avec, ce jour là, deux pages d’interview de Charles Fiterman, le ministre communiste des transports (toute une époque). Avec toutes les ambiguïtés qu’il pouvait y avoir dans les rapports humains. Ces cadres supérieurs étaient fébriles et n’étaient pas avares de contradictions. Ce sont des hommes de pouvoir qui appliquent les ordres du pouvoir malgré leur origine et leur formation, ce qui n’allait pas, justement, sans certaines contradictions.

— Ne voit-on pas se reproduire, en ce moment, la même situation décalée? Avant 2002, nous étions dans une phase de rénovation de l’entreprise, d’embauche. Il y a eu coup d’arrêt puis gel, et en 2003 le plan « Starter »8 et une politique de suppression et de régression. Les hauts fonctionnaires sont là pour appliquer les ordres du pouvoir !

— Revenons à notre discussion. Ce désir d’être mieux informés était légitime. Nous, les forces de progrès, avions gagné les élections. Il fallait que, dans les entreprises, les travailleurs voient le changement, que se concrétise cet élan. Nous devions être « force de proposition », donc avoir toute l’information. Nous exigions ce droit. Les patrons (les mêmes qu’avant 81) tiraient en arrière, nous allions de l’avant. Le noyau CGT était très fort à Quatre- Mares.

Pouvez-vous nous parler de cet établissement de Quatre- Mares, et de ce grand Hall ou se situe le Carrefour de la Liberté?

— Ce hall mesure 250 m de long, sur 150 m  de large, et le Carrefour c’est le croisement du hall central et de l’allée transversale. C’est le centre du hall. C’est le centre de « la boite ». Quatre- Mares s’étend sur quatorze hectares dont 5 hectares sont couverts et le grand hall, qui se situe au milieu, en accapare les 2/3. Dans ce grand hall entrent, par un bout, les locomotives diesels-électriques, et électriques. Elles ont un certain kilométrage depuis leur dernier entretien. Elle sont mises à nu, par atelier, et révisées complètement. Elles ressortent à l’autre bout, quasiment neuves.

— Nous réclamions depuis longtemps, l’organisation d’opérations portes ouvertes. La direction a longtemps été réticente. Elle était consciente de la force que nous représentions, et avait peur d’une manifestation de masse. Ce n’est qu’après les « portes ouvertes » au dépôt qu’elle a autorisé ce genre d’opération publique. Nous aurions voulu, dans ce cadre, qu’elle nous installe une tente d’accueil; nous faisions partie de la vie sociale de l’établissement. Elle n’a jamais voulu. Nous nous sommes rabattus sur notre local syndical ou nous avons installé une exposition. Les visiteurs ont apprécié cette initiative. Ils sont partis étonnés et admiratifs pour le travail réalisé.

Le Carrefour de la Liberté en 2004. On peut deviner, sur la droite, les deux plaques soudées sur le rebord du toit de l'appenti (Photo Patrice Lamarre)

— Revenons sur le jour de l’inauguration de la plaque avec Lucien Lecanu. Nous avons organisé un pot… Deux cadres sont venus pour nous prendre en flagrant délit de prise d’alcool sur le lieu de travail, mais nous avions l’autorisation de la direction, à condition que ce soit fait après la journée de travail. A cette époque on était en plein conflit des papeteries Chapelle-Darblay et nous avions monté une exposition et invité les responsables.

— Avec le recul du temps on se dit que nous avons bien fait … Si on ne l’avait pas tenté, nous aurions été impardonnables. Car c’était le désir des travailleurs et nous avions leur appui. C’est toujours le même problème de créer un rapport de force favorable.

— Ce qui a galvanisé les troupes, ce sont aussi les sanctions. A cours d’une action légitime, s’il y a répression, c’est toujours là où ça gueule le plus fort qu’il se forme un bloc de résistance.

— Nous avions des patrons de combat, mais nous aussi nous combattions.

— Pierre Hugguenin9, c’était un lutteur ! C’est lui qui a fait la campagne avec le bus confédéral, le bus de la V.O (La Vie Ouvrière). Il a fait le Tour de France. Il était à la commission « droits et libertés ». Il a été remplacé par Jeannette Levar9, et maintenant il y a Claude Petit9.

— Le Carrefour de la Liberté a été dénommé ainsi au moment où la combativité des cheminots était au plus haut, à la suite des « prises d’otages », les cheminots disaient: «  Nous devons avoir la liberté de revendiquer », le droit à « l’info libre », sans encourir toute la panoplie des sanctions.

Plaque posée lors de l'inauguration du 14 fé"vrier 1983 au centre des ateliers de Quatre-Mares, par les cheminots et leur syndicat (photo Patrice Lamarre)

Que représente pour les jeunes, cette plaque? Qu’en pensent-ils ?

— Lorsqu’il y a un rassemblement, c’est toujours là le ralliement. Ils ne se posent pas de question. Cela fait partie des murs ! L’année dernière, deux heures d’information ont été faites. C’est vrai qu’il serait bon de rappeler, de temps en temps, l’histoire. On continue à prendre la parole là, mais on a du mal à se faire entendre, car les machines ne s’arrêtent plus. Par contre, on a une meilleure sono.

— Certaines heures d’info se sont déplacées ailleurs, les camarades réclamaient le droit d’être assis. Après les accords officiels, la direction devait nous trouver  un local aménagé. Nous attendons encore. C’est à « la bascule »10 que nous accueillons le plus de camarades dans les meilleurs conditions.

— Quand il y a un grand mouvement, le point de ralliement est toujours le Carrefour. C’est pour cela qu’ils n’osent pas y toucher. Ils ont trop peur des réactions.

— Je me souviens, quand ils nous ont vu souder la plaque, ils se sont demandés ce que c’était. Nous avions pris un bon soudeur, Gérard Morin.

C’est devenu comme un monument historique. Ça fait partie du patrimoine. Même les cadres disent: « on se donne rendez-vous où? Au Carrefour de la Liberté » C’est devenu banal dans le langage de Quatre- Mares.

— A l’époque de l’action, nous avions le soutien de la « Fédé »11 avec Pierre Hugguenin et Lucien Lecanu; nous avions aussi l’aide la plus efficace possible du « secteur »12, de Jean-Louis Leroy, son secrétaire, et tout le secrétariat s’était impliqué avec nous. Donc nous nous sentions à l’aise avec ces appuis. Aussi parce que cette revendication avait un écho national et c’est cela qui a soudé la section technique, le syndicat et le Secteur.

— Au départ, en octobre 1981, nous partions « la fleur au fusil », mais un peu à l’aventure. Nous ne savions pas jusqu’où nous pouvions aller, ni combien de temps cette action allait durer.

— Lorsque l’accord s’est fait, l’HIS devait se trouver soit au début, soit en fin de service., pour ne pas le gêner. Lorsque nous nous sommes lancés dans la bagarre, cette heure, on la faisait n’importe quand, entre 9 et 10 h 00, après la pause  casse-croûte, et c’était quasi impossible de redémarrer les machines car ça discutait dans les ateliers. Nous avions des patrons de combat, mais nous les contrions. Le directeur de l’époque, « il fallait se le farcir ».

— Nous avions plus d’informations à l’époque qu’aujourd’hui avec les fax ! Ce n’était pas pareil. La présentation n’était pas la même, moins rapide mais peut-être plus claire, plus engagée !

Locomotive CC72000 en réparation à Quatre-Mares  (Photo Patrice Olivier - 2004)

— Nous sommes fiers de notre métier et de notre établissement, et de nombreuses anecdote se racontent pour confirmer cela. Même si celle-ci sort du thème de la réunion, je vous la conte: C’est l’affaire des « CC7200013 à 200 km/h ». C’était en mars 1989, je crois. C’était au moment de l’électrification de Paris Cherbourg. Nous avions la certitude que les CC72000 pouvaient rouler à 200 km/h avec quelques modifications techniques. A Quatre- Mares, les cadres se sont moqués de nous. Depuis, ils en sont revenus ! Aujourd’hui ce serait encore possible. Car lorsque nous avons été reçus à la division du matériel, il nous a été confirmé que techniquement c’était possible, mais que la volonté politique n’y était pas. Le directeur nous a dit: « c’est fiable votre truc ».

Cette avancée technique aurait pu remettre en question l’électrifications?

— A cette époque, ils avaient de graves problèmes avec les RTG14. M. Blavette avait fait la proposition du « push-pull » (machine en tête, machine en queue, liaison radio) pour éviter les manœuvres à St Lazare. A cette époque aussi le dépôt de Caen est dans la mouvance de suppression et parallèlement ils voulaient augmenter la vitesse « voyageurs » entre Paris et Caen. Les 72 000 ne pouvaient rouler qu’à 140 km/h en « voyageurs ». Il fallait les pousser à 200 km/h. Nous avons examiné attentivement et avons vu qu’il suffisait de peu de chose pour y arriver. Il suffisait de retourner le rapport d’entrée du basculeur et c’était bon. C’est venu comme ça. C’est tout simple. Nous avons créé le document technique. Les cadres nous ont dit que si c’était possible ils l’auraient vu avant « depuis le temps que nous sommes dans le bureau d’étude ! »… sauf que… Ils n’avaient pas vu un  truc tout simple. C’est toujours resté dans les cartons.

Quatre-Mares, une grosse usine de réparation de locomotives dans la gare de triage de Sotteville les Rouen

Parlons de la peinture jaune.

— Ça on connaît à Quatre- Mares ! Le jaune c’est la couleur de l’infamie, du non gréviste, du traître. Lorsque le patron fut gardé dans son bureau, les bureaux des cadres ont été peints en jaune, des vélos, des tours aussi, même des « bleus »: peint en jaune !

Marquez-vous tous les ans l’inauguration de la plaque?

— Nous devions le faire, là, pour les vingt ans, et puis ça ne s’est pas fait

Combien êtes vous maintenant à suivre l’Heure d’Information Syndicale?

— Une centaine sur neuf cent ! Pourtant l’HIS est ouverte à tous les cheminots (exécution, UFCM15) Nous avons essayé de scinder exécution/UFCM, espérant faire venir plus de cadres. Nous en avons quinze à vingt quand même, mais c’est parti en quenouille.

— Autant le droit d’expression impulsé par la SNCF, et qui est venu plus tard, a été un  fiasco et boudé  par les cheminots, autant l’HIS a été une réussite. Après ils ont lancé les entretiens individuels.

Et les autres organisations syndicales: quelle a été leur  attitude? Se sont elles saisies de cet acquis arraché par la CGT?

— Absentes dans l’action proprement dite, la CFDT a été à nos côtés, pour lutter contre les sanctions mais pas la FMC16. Elles ont toujours été à la traîne; elle voyaient cela d’un mauvais œil. Elles ne comprenaient pas pourquoi nous voulions informer le Personnel. Nous leur disions: « même si l’info est la même, la présentation et les commentaires ne sont pas les mêmes ». Il y a aussi les non-dits. Nous informons le personnel sur notre philosophie de l’entreprise, comment nous voyons l’avenir.

Peut-être est-ce parce que nous concevions notre rôle dans l’entreprise après 1981?

— Absolument, c’était une porte qui s’ouvrait. Et puis il y a eu la LOTI (Loi d’Orientation sur les Transports Intérieurs). Les patrons n’ont jamais appliqué la LOTI. Nous informons les cheminots de cette nouvelle politique des transports, innovée, impulsée par la présence de ministres communistes dans le gouvernement Mauroy.

— Pour bien stigmatiser le rôle des autres organisations syndicales, les quelques responsables de la CFDT venaient nous trouver, nous demandant de faire l’HIS avec eux, car eux ne trouvaient rien à dire. Mais nous avons toujours refusé.

— Nous étions un des rares établissements à la faire seul. Avions nous raison?

Est-ce que tous les camarades de la CGT de Quatre- Mares étaient sur la même ligne, une participation active de l’OS dans l’entreprise?

— Globalement, l’ensemble des militants de la section syndicale de Quatre- Mares était d’accord avec nous. Il y avait un même élan pour assurer les responsabilités, pour s’exprimer et donner notre point de vue. Et comme nous l’avons déjà dit, les patrons de combat que nous avions devant nous, nous poussaient à aller toujours plus loin. Ils nous sanctionnaient pour un rien et leur répression quotidienne nous stimulait.

Le moins que l’on puisse dire est que ce fut une période vivante, qui nous laisse de puissants souvenirs. Les cheminots nous faisaient confiance et le dernier mot est FRATERNITE.

Notes:

1– Section technique Voies et Bâtiments : à cette époque, la SNCF comprenait 3 grands services service: 1– Exploitation, 2– Traction, 3– Voies et Bâtiments.

2– 7p1: demande d’explication, à la suite d’un incident, d’une faute, d’une erreur,  précédant une éventuelle sanction.

3– heure « en bas »: retenue de salaire pour une heure de grève.

4– Mouches: Mouchards

5– BCS: sanction disciplinaire.

6–  BCS: Blâme du Chef de Service. Les sanctions qu’encouraient les Cheminots étaient progressives: 1– Blâme simple (B.S.), 2– Blâme avec inscription au dossier de l’agent (B.I.), Blâme du Chef de Service avec réduction de la Prime de fin d’année.  

7- PFA: Prime de fin d’année, assimilable à un « 13ème mois ».

 8– Plan « Starter »: Plan qui visait à la réduction des dépenses de fonctionnement.

9– Pierre Hugguenin, Jeannette Levar, Claude Petit: secrétaires de la fédération CGT des cheminots.

10– « Bascule »: Salle où, à l’époque de la traction à vapeur, était installée une bascule pour peser les machines et essieux.

11– « Fédé » pour fédération CGT des cheminots.

12– Secteur: représentation régionale de la CGT cheminots.

13– « CC 72 000 »: locomotive diesel-électrique de la série CC 72 000. Étudiée à partir de 1964, la première machine de ce type sort en 1967. Elle pèse 114 t qui impose le record de 6 essieux. Elle est dotée de différents moteurs diesel de 16 cylindres de 2650 Kw (3600 CV), qui fabriquent du courant électrique. Car c’est en fait une locomotive électrique qui fabrique son propre courant. Longueur 20,19 m, vitesse en traction « marchandises »: 85Km/h ; vitesse « voyageurs »: 140 Km/h. (source: Internet)

14– RTG: Rame à Turbine à Gaz

15– UFCM: Union fédérale des cadres et maîtrises CGT.

16– FCM: « Fédération Maîtrise et Cadres », syndicat autonome, qui se transformera en UNSA.

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