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Aperçu des rapports sociaux dans l’industrie du textile d’ Elbeuf du 17e  siècle au milieu du 20e siècle.

1ère partie: le 17e et le 18e siècle

Par Pierre Largesse

Notre étude porte sur Elbeuf qui, pendant longtemps vécut presque exclusivement de la fabrication du drap de laine cardée. Le sujet fait appel à des données multiples et variées, des données aussi complexes que l’économie, le social, la politique, mais aussi le culturel, le religieux qui sont à prendre en compte. Il est évident que les limites imposées par cet article nous ont forcément contraint de trancher dans la richesse du sujet. Nous avons suivi l’ordre chronologique pour cette étude et en conclusion, essaierons de mettre à jour évolutions et permanences.

Première partie : L’Ancien Régime

Le lecteur se rendra compte que les divergences d’intérêt entre patrons et ouvriers sont un fait qui est ancien. C’est une banalité de le constater, sauf pour ceux qui veulent le cacher ou qui veulent idéaliser le passé. Le salariat mène à des conflits, les arguments et les affrontements de l’une et de l’autre classes sociales que nous rapportons ici susciteront peut-être des rapprochements avec des souvenirs de luttes passées ou avec l’actualité, chez le lecteur d’aujourd’hui.

Les Règlements et Statuts de la Manufacture créée en 1667 fixent dans leurs articles non seulement les rapports des drapiers entre eux, mais ceux des fabricants (patrons) avec les « ouvriers et compagnons, apprentis ou autres employez à la fabrique » par exemple l’article XV qui permet à ces derniers en cas de conflit avec les maîtres « de se pourvoir pardevant les-dits maîtres jurés en charge, sur leurs différends, & faire assigner ceux contre lesquels ils auront contestation, à comparoir en la chambre dudit corps au jour de l’assemblée, pour y être réglez sur leurs différends ; & où l’un d’eux ne voudrait tenir le règlement fait par lesdits maîtres jurés, il n’en pourra demander la cassation pardevant le juge dudit Elbeuf, qu’après au préalable avoir payé vingt livres d’amende au profit dudit corps & pour les affaires d’icelui : et sera délivré par lesdits maîtres jurés leur avis et jugement par écrit aux parties, pour leur servir ainsi qu’ils trouveront bon être ». Si le travail du tisserand présente des imperfections minutieusement décrites, des amendes lui seront  infligées : « Lesdits tisserands qui feront de vilaines lisières au drap, payeront dix sols pour chacune pièce, & deux sols pour les ouvrages sales dont les fils n’auront été tirez, & un sol pour n’avoir refait les avallées des filets ; &pour les trous de navettes, claire-voies, & n’avoir bien bandé la chaîne & frappé également le tissu de chaque pièce de drap, en sorte que les deux bouts soient de même force, ils paieront vingt sols d’amende pour chaque pièce. S’ils y a deux filets rompus du même pas, qui courent deux doigts, ou s’ils font des grappes ou pas de chat, ils paieront cinq sols chacune » (articles XXII et XXIII). De plus le tisserand est mis sous la dépendance étroite de son employeur. L’article XXIV est explicite à cet égard « Un tisserand ne pourra quitter son maître que la pièce qu’il aura montée sur le métier ne soit achevée, & à ce sujet sera tenu d’en avertir son maître en montrant la pièce ; & si l’ouvrier doit quelque chose à son maître, celui chez lequel il ira travailler, sera obligé de s’informer des vie et mœurs dudit ouvrier, & du sujet pour lequel il a quitté ledit maître (…) »[1] . Cela touche donc à la vie privée du salarié. Soulignons, avant de porter jugement, et pour éviter l’anachronisme que ceci est révélateur de la mentalité de l’époque. On pourra ainsi mesurer le chemin parcouru - ou non.

Ces Règlements régirent la fabrique d’Elbeuf, sans modification très importante, jusqu’à la Révolution.

« L’Ourdissoir », Planche IX  - Une femme debout

Des conflits sociaux

Cependant à la fin du XVIIe siècle déjà, la recherche de la meilleure rentabilité du capital avait suscité des conflits entre les drapiers et leurs salariés de la manufacture dispersée. La contrainte interne au rapport social créé par le salariat apparaît avec une grande évidence : le professionnalisme des tisserands, des tondeurs, des foulonniers, des laineurs, est indispensable à la fabrication de draps de qualité et cela donne donc à ces ouvriers très qualifiés un moyen de pression qu’ils vont utiliser sous diverses formes : pacifique (création d’un confrérie) ou conflictuelle (chasse aux horsains - étrangers à la localité - embauchés par les drapiers à des salaires moindres ; ou par des grèves). Nous en avons relevé des exemples dans l’étude menée avec Francis Concato sur les circonstances et les conséquences de la révocation de l’Édit de Nantes (1685) pour la manufacture elbeuvienne.[2]

La manufacture ne fut pas seulement agitée par des manifestations d’une concurrence accrue entre drapiers protestants et catholiques (ces derniers sur une position renforcée, évidemment) ; elle connut également, de façon aiguë, les révoltes qui soulevèrent le monde ouvrier en bien des villes en ce XVIIe siècle finissant.

A Elbeuf, le mécontentement sourdait avant tout du chômage provoqué par le départ des drapiers religionnaires. Ce chômage commença à sévir aux lendemains de l’ordonnance de l’intendant de Marillac qui siégeait à Rouen, écartant gardes et nouveaux maîtres protestants du Bureau de la Manufacture locale (20 août 1685), et dura jusqu’à ce que le potentiel productif ait été remis en marche (début 1687). Mais, s’ajoutant aux dures conséquences matérielles de l’inactivité, c’est le comportement de maîtres catholiques prompts à profiter des circonstances favorables qui suscita directement la révolte ouvrière. Le registre de la manufacture en contient de nombreux témoignages.

Ainsi, un mois après l’ordonnance de l’intendant, un compagnon interpellait publiquement le drapier Lesueur et l’accusait "d’avoir été trouver Mr. Lemonnier (son patron) pour l’obliger à rabaisser du prix qu’on donne aux ouvriers". Il concluait son propos par un violent "Lesueur, nous te mangerons !".

En janvier 1686, les compagnons drapiers au chômage vinrent au Bureau de la Manufacture se plaindre de ce que les maîtres catholiques leur préféraient des horsains. Ces derniers acceptaient vraisemblablement de moindres salaires. Dans un premier temps le bailli ordonna de renvoyer les ouvriers étrangers à la ville et de ne plus travailler la nuit. Il s’agissait donc de mieux répartir la demande de travail entre les ouvriers de la manufacture. Cette décision, contraire aux intérêts des fabricants, ne reçut sans doute aucun début d’application puisque des tisserands se mirent en grève en février-mars de la même année. Des tisserands jusqu’alors en activité avaient-ils rejoint les chômeurs, sous l’effet d’une baisse des salaires ? Toujours est-il que considérée comme une rébellion contre l’autorité publique, la grève suscita une vive réaction de l’intendant. Le 2 avril 1686, une ordonnance était rendue qui ordonnait aux compagnons "de porter respect à leurs maîtres », établissait un barème des salaires à la baisse et interdisait de menacer les ouvriers qui acceptaient de travailler à ce taux. Une « punition exemplaire » ou les galères attendaient ceux qui s’attrouperaient à l’avenir « en plus grand nombre que deux". Les tisserands exprimèrent leur colère – « nous nous foutons bien d’une foutue ordonnance comme celle-là ! » s’écrièrent publiquement deux d’entre eux – continuèrent à s’assembler et tentèrent d’élargir leur mouvement.

Les troubles s’intensifièrent au cours des jours suivants. Les compagnons abandonnaient les pièces en cours de tissage, jetaient des balles de laine à la Seine. Les drapiers saisirent le bailli de "cette espèce de sédition" des ouvriers qui délaissaient la manufacture "par leur pure malice"[3], acceptant ailleurs (il s’agit de travaux agricoles) des salaires deux fois inférieurs à ceux que leur proposaient les maîtres. L’interdiction – toute théorique – d’employer des ouvriers horsains fut levée. Le mouvement prit fin vers le 20 avril sous la menace d’une intervention des cuirassiers.

Ce conflit met en évidence l’âpreté de la concurrence entre fabricants, en particulier sur le "marché du travail". Le registre de la manufacture (20 avril 1686) fait état de plusieurs dénonciations de maîtres contre leurs confrères pour avoir, en infraction à l’ordonnance de Marillac, donné du travail à des tisserands transfuges.

« Le travail des tondeurs » Planche XV - Deux + un tondeurs

La création d’associations ouvrières

C’est dans le sillage de ces conflits, mais en utilisant les cadres légaux, qu’apparurent les prodromes d’une organisation du monde ouvrier. Trois associations spécifiquement ouvrières furent créées au cours des années 1686-1688.

La première fut une confrérie, établie le 24 août 1686 et placée sous l’invocation de saint Roch [4]. Le préambule de ses statuts révèle déjà une volonté affirmée d’autonomie à l’égard de la confrérie des maîtres : "Comme les maîtres drapiers auroient cy devant établi leur confrérie … les compagnons travaillant à la draperie … souhaitent établir une autre confrérie". 

Les deux autres associations avaient pour objet le soutien mutuel. L’une fut fondée le 16 août 1687 par les tondeurs de drap ; à l’image des drapiers au sein de la manufacture, elle dépassait le cadre paroissial pour englober le "bourg en commun". L’autre, créée le 6 août 1688, regroupait les tisserands.

Nous connaissons fort mal les activité de ces associations mais, comme l’a souligné Pierre Léon [5], "on peut penser que bon nombre d’entre elles ont servi à de tout autres buts que ceux qu’elles se fixaient". Pratiques inacceptables pour les fabricants : six tondeurs furent emprisonnés à Elbeuf ; ils l’étaient encore cinq mois après l’ordre donné par le Parlement de Normandie de les libérer sous caution.

En avril 1694 plusieurs tisserands s’assemblèrent sur la place du Coq, carrefour principal de la ville et maltraitèrent David Duval, aussi tisserand, parce qu’il avait accepté de travailler au-dessous de l’ancien tarif de salaires.

Confrontés à une agitation sociale dans laquelle les ouvriers les plus qualifiés jouaient un rôle essentiel, les fabricants ne se contentèrent pas d’une répression ponctuelle. Signalons également que la contestation prit une dimension politique, en juillet 1695, lorsque le portrait de Louis XIV placé dans le Bureau des fabricants fut lacéré. Les auteurs de ce crime de lèse-majesté ne furent pas identifiés mais les drapiers ne manquèrent pas d’accuser les ouvriers. Accusation vraisemblable nous semble-t-il puisque les salariés avaient subi non seulement la répression patronale mais aussi celle des autorités royales.

Toutes les actions ouvrières cependant, n’empruntaient pas des formes violentes et/ou collectives. On voit ainsi apparaître, à cette époque, des démarches individuelles de tisserands et de fileuses auprès du Bureau de la manufacture où siège le bailli du duc d’Elbeuf, afin d’obtenir le paiement de sommes dues par le fabricant. La démarche devait être onéreuse et pourtant nous en avons la preuve. A l’inverse, les procès intentés aux ouvriers « qui ont voulu secouer le joug des statuts et des maîtres » devinrent si nombreux à la fin du siècle que les drapiers, selon leurs dires, durent emprunter pour faire face aux dépenses occasionnées par ces procès !

En somme, au travers de la diversité des formes de la contestation ouvrière, on voit se dessiner, selon l’expression de Pierre Goubert, "les premiers contours des prolétariats urbains".[6]

Nous n’avons pu étudier la période 1687-1692 car les Registres de la manufacture, principale source de notre étude ont disparu pour cette période.

Si à cette époque, c’est bien du profit commercial que s’extraient prioritairement les ressources consacrées à l’investissement productif, le XVIIIe siècle met cependant en évidence à Elbeuf que c’est le profit du maître "négociant-fabricant" qui impose sa loi aux fileuses et aux tisserands en atelier ou à leur domicile dans les paroisses voisines, les campagnes du Roumois et du plateau du Neubourg, comme aux cardiers, laineurs, tondeurs, foulonniers, dans les ateliers urbains. Le profit sur le salaire [7] est loin d’être négligé et, comme le prouvent les archives à notre disposition, il est en permanence âprement défendu.

A une réunion générale tenue le 12 avril 1698 "en la Chambre de la Manufacture Royalle et Drapperie du bourg d’Elbeuf", il fut décidé "qu’aucun ouvrier ne pourra quitter son maistre qu’il ne l’ait averty auparavant de commencer la dernière chaîne". Cette mesure fut prise contre certains maîtres "qui, avides de faire travailler plus qu’à l’ordinaire, prenoient et aliénoient des ouvriers pour venir travailler à leurs boutiques [8], en leur donnant un prix plus considérable que celuy qu’on a coutume de donner, ce qui cause un abus et trouble dans laditte Manufacture". Il fut entendu qu’on ne recevrait aucun cardeur, tisserand, laineur ou tondeur, sans qu’il fût porteur d’un billet de congé de son ancien maître, chacun des manufacturiers s’engageant à payer 20 livres d’amende en cas de contravention à cette entente. Ce billet de congé en instituant un contrôle strict du mouvement de la main-d’œuvre préfigure ce que sera le livret ouvrier.

« Le battage des laines », Planche VI - Quatre ouvriers dont un accroupi

La confrérie sert à se défendre

Arrêtons-nous sur ce texte. Il révèle la concurrence des maîtres (patrons) entre eux, le profit que pourrait en tirer les ouvriers et la volonté d’y mettre un frein sinon un terme par une entente inter-patronale. Il est révélateur aussi du fait que les patrons estiment que l’accord entre eux est souhaitable, nécessaire, doit même être imposé et qu’il est licite aux yeux de l’Inspection des manufactures puisque la décision des maîtres ne sera pas contestée. Mais de l’autre côté, l’accord entre ouvriers pour se défendre et pour agir en ce sens est lui, illicite, toujours ; d’où les voies détournées que les salariés prennent par le biais des confréries de métier, comme nous l’avons déjà évoqué et comme nous allons le voir par une nouvelle citation du Registre de la Manufacture décidément fort riche.

Le 11 septembre 1698, les maîtres s’assemblaient "pour trouver les moyens de remédier aux désordres causés par les ouvriers et notamment par les tondeurs, lesquels, sous prétexte d’une confrérie qu’ils ont faitte entre eux, ont fait une ligue [9] de ne permettre à aucuns étrangers de travailler à Elbeuf, ny faire aucuns apprentis que ceux qu’ils souhaitent".

Cette réunion se tient après un grave incident qui opposa les tondeurs à un étranger venu chercher du travail. Le Registre de la Manufacture en fait une relation précise que nous citerons in extenso : (la rédaction est des drapiers)

"Depuis trois mois les tondeurs avoient fait partir plusieurs estrangers par menaces, maltraitements et par argent, et qu’ils avoient appris que, l’avant-veille, trois d’entre eux étoient allés chez la veuve Féret, hostellière, trouver un tondeur estranger qui estoit arrivé peu de jours auparavant pour, sous prétexte de lui faire caresse et le bien recevoir, l’ engagèrent à faire une promenade à Caudebec lès Elbeuf et l’emmenèrent chez Ricard, cabarretier, où estant deux autres tondeurs d’Elbeuf vindrent les joindre et ensuite quatre autres, et, s’estant mis à l’écart dans le jardin, ils le sollicitèrent de quitter Elbeuf pour aller travailler ailleurs, et comme ledit estranger soustenoit contre eux de pouivoir travailler à Elbeuf, ils le menacèrent de le maltraiter, et que s’il restoit, il ne trouveroit pas son compte et furent toute l’après dinée en querelle avec luy."

"Ledit estranger fit tous ses efforts pour les quitter, ce qu’il ne put faire parcequ’ils le retindrent toujours. La nuit estant venue, ils le firent entrer dans une chambre en le traitant de bougre et autres injures, se jettèrent sur lui pour le maltraiter, et ensuite poussèrent leur rage si loing que ils luy arrachèrent son juste au corps, le déchirèrent, luy fouillèrent dans ses poches, prirent ce qu’il avoit, notamment une bague d’or et vouloient le dépouiller nud, tant que l’hoste (le cabaretier) estant outré des violences que lesdits tondeurs fesoient au dit estranger, fit violence pour entrer et empescher, ce qu’il ne put faire, à cause que plusieurs tondeurs s’y opposèrent ce qui l’obligea à aller chercher main forte".

Pour les drapiers, l’occasion est trop belle [10]. Ils s’empressent de porter plainte pour entrave à l’installation de tondeurs extérieurs, en forçant ainsi l’action intentée par la victime, un dénommé Paul Henry. Six tondeurs furent arrêtés : Robert Lesergent, Pierre Jupin, Noël Buhot, Crespin Langlois dit Daragon, Adrien Mauger et Robert Delacroix. Ils déclarèrent pour leur défense que la victime n’avait pas voulu payer sa part de dépenses et que c’était pour cette raison qu’ils l’avaient obligé à laisser son justaucorps à l’aubergiste. Arrêtés, deux d’entre eux, Lesergent et Jupin passèrent tout l’hiver dans la prison d’Elbeuf. Le Parlement de Rouen ordonna la mise en liberté, sous caution, des deux prisonniers mais au mépris de cet arrêt, ils étaient encore détenus au 1er février suivant car nous trouvons (écrit Henri Saint-Denis) [11] à cette date, des suppliques signées de chacun d’eux, tendant à leur élargissement.

Ainsi les drapiers elbeuviens firent la sourde oreille, ce qui prouve bien quelle importance ils attachaient à cette affaire et combien ils désiraient qu’elle servît d’exemple.

Il paraît de plus d’après le même Registre que les tondeurs obligeaient les apprentis "de payer à leur prétendue communauté des sommes excessives d’argent, qu’ils mettaient dans un coffre à la garde d’un d’eux, pour quand il leur plaisait s’en servir pour substenter ou nourrir ceulx de leur corps que, faute de faire leur debvoir, les maistres étoient obligés de mettre dehors et hors de travail, ou [pour] nourrir ceux qui vouloient augmenter le prix [le salaire] ordinaire". Il s’agissait en somme d’une Caisse de solidarité, bien qu’ici le terme soit anachronique,  en faveur des licenciés.

Devant tous ces conflits, ces affrontements, devant les procès nombreux intentés aux maîtres par les ouvriers devant le bailli du duc d’Elbeuf (il n’y avait pas de semaine où il n’y en eût), des inquiétudes se manifestèrent-elles au sommet de l’État ? Tel semble bien avoir été le cas puisqu’en 1701 le Conseil du roi et le contrôleur général envoyèrent à Elbeuf le sieur Boquet, inspecteur des manufactures de Caen, pour conférer avec les fabricants sur les moyens à prendre pour conserver une bonne intelligence entre les maîtres drapiers et leurs ouvriers. La réunion eut lieu le 14 septembre. Les causes des difficultés que l’on redoutait pouvaient provenir de changements opérés dans les salaires payés aux compagnons.

Les maîtres déclarèrent que "tant pour obéir à la charité que mondit seigneur le controlleur général a pour les ouvriers en leur assurant du pain, que pour empescher que quelques maistres ne voullussent profiter sur l’ouvrier, ont jugé à propos d’arrester le prix de chacque ouvrage suivant sa qualité (…) et pour faire voir qu’ils payent suffisammment leurs dits ouvriers, ils en ont arresté l’estat ainsi …". Suivent alors les articles d’un tarif à la tâche, très détaillé, comprenant 27 articles pour les professions de cardeurs, fileurs, tisserands, laineurs et tondeurs.

Le groupe des fabricants de draps est puissant. Assez en tout cas pour convaincre le pouvoir monarchique de prendre des décisions en sa faveur. C’est ainsi qu’après des arrêts de 1723 et 1729, un arrêté du roi Louis XV interdit la mobilité éventuelle des ouvriers en laine de Darnétal, Rouen, Elbeuf, Orival, Louviers, et les Andelys.

« Profil du métier de tisseur », Planche X - Un homme au métier à tisser ; une femme au rouet.

Les statuts de la manufacture étaient si contraignants que des fabricants essayaient de leur échapper. C’est ainsi que certains manufacturiers d’Elbeuf attiraient chez eux les ouvriers de leurs confrères et concurrents par des salaires plus élevés et des gratifications. D’autres pour se gagner des fileuses et des maîtres fileurs favorisaient l’emploi d’hasples [12] plus courts ou de plus petit compte, hors des normes fixées ; suivant le procès-verbal d’une séance de la manufacture tenue le 1er mars 1723, cela "rend l’ouvrier d’une arrogance si insupportable que les maistres qui voudraient continuer la perfection [13] de leur manufacture, sont contraints aujourd’huy à les laisser travailler à leur fantaisie, dans la crainte de les perdre et de s’en voir dépourvus". Les fabricants demandèrent à nouveau au Conseil du commerce du roi de défendre à tout ouvrier de quitter son maître sans cause légitime ou jugée telle par les gardes de la manufacture, et défendre aussi aux maîtres de recevoir de nouveaux ouvriers sans un billet de congé en bonne forme, sous peine de 100 livres d’amende contre le patron et de 10 livres contre l’ouvrier [14] . Les fabricants elbeuviens obtinrent satisfaction par arrêté du Conseil du roi le 12 avril de la même année ; les choses n’avaient pas traîné ! Le pouvoir central portait même à 30 livres l’amende à payer par l’ouvrier de Rouen, Darnétal, Louviers, Elbeuf et Orival. Le 11 avril 1724 les salaires furent diminués (d’un tiers pour les fileurs par exemple) par édit de l’intendant de la généralité.

En février 1723, le roi Louis XV entre dans sa quatorzième année et de vient majeur. La Régence de Philippe d’Orléans est terminée. Les Conseils de gouvernement dirigent le royaume. Le cardinal Fleury gère le Conseil du roi. Le Conseil du commerce sera créé le 29 mai 1730. C’est à cette date que le corps des Inspecteurs des manufactures est créé ; celle d’Elbeuf sera sous la surveillance de l’un d’eux. C’est aussi de ce moment que l’on peut dater la naissance de la statistique.

Un nouveau mouvement se produisit chez les ouvriers tisserands en mai 1727. Beaucoup d’entre eux quittèrent leurs métiers et les chaînes commencées "par un esprit de mutinerie, sous prétexte d’augmentation de prix" selon le Registre de la Manufacture ; lisons : pour une augmentation de salaire. Plusieurs allèrent travailler dans les fabriques d’Orival et autres paroisses voisines. Les fabricants émus par ces faits entamèrent des poursuites devant la justice contre les fabricants voisins qui avaient donné du travail à ces ouvriers, sans que ces derniers puissent présenter des billets de congé, ainsi que les Règlements le prescrivaient.

En mars 1730 la largeur réglementaire des draps avait été augmentée et les ouvriers demandèrent à leurs maîtres dix sols de la livre de laine au lieu de huit. La revendication d’augmentation de salaire semble à nos yeux, justifiée : à plus de travail, plus de salaire.

L’Inspecteur des manufactures raconte : "Les maîtres ayant refusé cette augmentation, les ouvriers abandonnèrent le travail, La « multitude de ces ouvriers venant des deux paroisses du bourg d’Elbeuf et de celles de Caudebec, Saint-Aubin, La Londe et Orival, firent des assemblées tumultueuses, allèrent chez les maistres colleurs pour les empescher par menaces de coller les chaisnes de drap [15] , firent courir des billets chez les autres ouvriers pour les soulever et empescher de continuer de travailler, criblèrent, la nuit, à coups de pierres la maison d’un ouvrier qui travaillait et auroient peut estre porté le désordre plus loing si, par les ordonnances que je fis publier aussi tost que j’en fus informé et par la maréchaussée que j’y envoyoi, les ouvriers ne s’estoient portés d’abord à achever les ouvrages commencés et ensuite à rentrer chez eux et à travailler à l’ordinaire".

"Il reçoit l’ordre par arrêt du Conseil du commerce de faire le procès aux auteurs et complice de cette émotion [16]. Mais il souligne la difficulté de trouver des preuves juridiques contre des gens attroupés et même à savoir leur nom « les ouvriers les uns pour les autres ne voulant pas se deceler [17] , et les maistres qui étoient les premiers à crier avant que le bruit fust calmé, estant ceulx qui gardaient le plus le silence par le regret de perdre leurs ouvriers".

L’inspecteur hésite sur la décision à prendre. "On pourrait" écrit-il, "se contenter de tenir ceux qui etoient arrestez quelque temps en prison, sans s’engager dans une instruction qui coûteroit beaucoup de frais au domaine et pourroit ne pas produire une condamnation de peines afflictives, telles qu’on en vit en pareils cas".

Mais le Contrôleur lui "marqua que l’intention du Roy estoit que le proceds fust fait et qu’il y eust un exemple". Pour qu’un tel ordre fut donné, pris à un tel niveau, il fallait sans doute que la sédition d’Elbeuf ne fut pas un cas isolé dans le royaume.

L’instruction ayant lieu "fit connoître dix-huit accusés. Il y en eut onze qui ont pris la fuite". Quatorze ont été condamnés à estre pendus  par contumace [18]. Des sept autres, dont il y en a eu six mis en prison et un maistre de colle en adjournement [19] personnel, quatre de ceux qui furent connus "pour estre des plus mutins", furent arrêtés pour "faire l’exemple" désiré par M. le Contrôleur général  Parmi eux, Jean Paris et Michel Surget. Qui sont ces "meneurs", ces ouvriers, les premiers dont le nom nous soit connu ? Que leur reproche-t-on ?

Jean Paris est le chef du soulèvement de la paroisse de Caudebec. Interrogé, il avoue avoir été avec les ouvriers de sa boutique (son atelier) demander l’augmentation de salaire ;  avoir le premier sonné la cloche de l’église de Caudebec pour assembler les ouvriers ; avoir organisé les assemblées. Quoiqu’il n’ait pas avoué avoir menacé les colleurs [20] et autres ouvriers (qui ne voulaient pas se joindre à eux) ni de preuves certaines de billets envoyés, "il y a une grande présomption qu’il n’a pas abandonné les ouvriers qu’il a excités et mis en mouvement en les assemblant…".

Michel Surget dit Gillot est le chef des ouvriers de la paroisse de Saint-Aubin qui se sont soulevés ; il a assisté aux assemblées, il s’y est chargé de faire une quête dans sa paroisse, il a fait cette quête le samedi après-midi, et le lendemain matin ayant mis l’argent de cette quête de 9 livres et quelques sols, il est retourné à Elbeuf aux assemblées. Il est allé au matin chez un ouvrier nommé Larive (ou Delarive) accompagné d’autres ouvriers pour lui faire quitter son travail et comme Larive retourna travailler chez lui, dès la nuit suivante la couverture de sa maison fut criblée à coups de pierres ; "il y a une grande présomption que Surget qui y avait été le matin, est l’auteur de cette violence".

Le six septembre 1730,  Jean Paris et Michel Surget furent condamnés aux galères. Plus tard ils firent rédiger un mémoire en leur faveur, concluant à obtenir des lettres de rappel des galères. Mais,  écrit Henri Saint-Denis [21], "nous ne savons pas s’il y réussirent, mais nous en doutons beaucoup, car alors la justice était fort sévère pour les ouvriers qui se révoltaient". Les autres ouvriers furent condamnés à des amendes "y ayant peu de charges contre eux".

L’échec de cette sédition vient aussi (mais comment s’en étonner pour cette époque ?) de la division des ouvriers. Par métiers (tisserands, laineurs, tondeurs) et par lieu de résidence ; c’est ainsi que les tisserands de Saint-Aubin désirant prendre "de chaque mestier deux sols" afin de payer quelqu’un chargé de porter une requête à Versailles, au Conseil de commerce, cette quête est un échec, ceux de La Londe par exemple, où il y avait beaucoup de tisserands, ayant refusé de verser [22].

 "La stabilité, tel semble être l’idéal recherché par le pouvoir royal et ses représentants : stabilité des ouvriers, stabilité des prix, stabilité des salaires, stabilité sociale". Projet utopique que le développement de l’économie, des techniques nouvelles, de la recherche du meilleur profit par le fabricant met à mal. La cause principale de ces affrontements sociaux réside bien dans la question des salaires, nous l’avons vu.

Emmanuel Oural a très bien noté que "le problème des salaires cache (suscite à notre avis)  en fait un malaise plus profond, une hostilité à l’égard des drapiers, de leur richesse ostentatoire parfois, en tout cas de leur enrichissement flagrant" [23]. Claude Martin conseiller du roi en l’élection de Pont-de-l’Arche rapportait en 1704 (six ans donc après la sédition de 1698) qu’il vit six ou huit ouvriers dire sur le passage du drapier Bourdon : "Voillà encore un de nos gens. Avec sa belle figure frisée, cela achète du bien à nos deppens". Un de ses collègues a entendu d’autres propos semblables : "Mordieu, ce n’est pas ces Bougres qui gaignent le Bien qu’ils ont, et ils font bastir des châteaux à nos dépens, et nous ne travaillerons pas à moins que nous n’ayons le prix que nous demandons". Le sentiment d’être exploités n’est pas moindre en 1730. "Ces Bougres là vont à l’opéra et à la comédie à nos dépens et veulent que nous travaillons à six sols six deniers, et nous ne le ferons pas" et ils se plaignent que leurs maîtres "roulent carosses".

La conscience de classe comme ce sera dit plus tardivement, est présente chez les salariés d’Elbeuf dès l’Ancien Régime comme le révèlent les documents si intéressants que nous avons le bonheur d’avoir à notre disposition aux Archives Municipales de la Ville.

Notes:

1- Règlements & statuts concernant les manufactures de draps qui se font au bourg d’Elbeuf en Normandie, pour estre observez à l’avenir, sous le bon plaisir du roy. Homologués par arrest du Conseil royal du commerce le 11 mars 1667. Archives Départementales de la Seine-Maritime, C.129. L’attention à porter sur l’article XXIV a été soulignée par Alain Cottereau "La gestion du travail entre utilitarisme heureux et éthique malheureuse. L’exemple des entreprises françaises au début du XIXe siècle", Le Mouvement social, n° 175, avril-juin 1996.

2- Francis Concato et Pierre Largesse, "La manufacture de draps d’Elbeuf avant et après la révocation de l’Edit de Nantes". Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français, juillet-septembre 1992, pp. 407-418.

3- Méchanceté, au sens étymologique.

4- Très populaire, Saint Roch est invoqué contre la peste ; toujours accompagné de son chien dabs la statuaire,

5- Pierre Léon, "L’action ouvrière", in Histoire économique et sociale de la France , II, Paris P.U.F., 1970, p.682.

6- Pierre Goubert, L’Ancien Régime, Armand Colin, 1969.

7- Marx l’analysant emploiera le terme d’extorsion de la plus-value.

8- Boutique : tout lieu où l’on travaille (Littré).

9- Ligue = Union pour se défendre (Littré).

10- Becchia (Alain), La draperie d’Elbeuf (des origines à 1870), Publications de l’Université de Rouen, 2000.

11- SaintDenis (Henri), Histoire d’Elbeuf, Elbeuf, 1897 ; Tome IV, p. 129.

12- Les hasples sont les ensouples, c’est à dire de grosses bobines de la largeur du métier à tisser, sur lesquelles le fileur enroule son fil ; la longueur totale de celui-ci varie donc selon le diamètre et la dimension plus ou moins longue de l’hasple.

13- L’argument est habile. La perfection dans la qualité des draps était un des buts recherchés, dès Colbert, pour que les produits français soient en bonne position concurrentielle avec les draps étrangers.

14- SaintDenis (Henri), Histoire d’Elbeuf, Elbeuf, 1897 ; Tome IV, p. 129.

15-  Opération nécessaire pour éviter que les fils ne se rompent à l’ourdissage et au tissage.

16- Emotion = mouvement qui se passe dans une population ; agitation populaire qui précède une sédition, et quelquefois la sédition elle-même (Littré).

17- C’est-à-dire, se dénoncer.

18- Ces trois derniers mots sont barrés et remplacés par "à mort".

19- Peut-être l’ajournement fut-il demandé par son patron qui considéra les conséquences de l’absence d’un « agent de maîtrise » dans le processus de sa fabrication de draps.

20- Les colleurs ou encolleurs sont ceux qui encollent les fils de chaîne.

21-  SaintDenis (Henri), op. c., IV, p. 485.

22- Oural (Emmanuel), "Normes et déviances dans le duché d’Elbeuf (1700-1750) ", Mémoire de maîtrise sous la direction de A. Becchia, Université de Rouen, 1997.

23- Oural (Emmanuel), op. c.

Illustrations:

A- Tirées de (N. Pluche), Le Spectacle de la Nature ou Entretiens sur les particularités de l’Histoire Naturelle, Tome 6ème, contenant ce qui regarde l’Homme en Société, Paris, Veuve Estienne et fils, 1767. (Doc. P.L.):

 

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