Numéro 32
Mai 68 chez les étudiants de Rouen
Le Mai 68 que j'ai vécu
Par Jean-Pierre Lannier
En 1968, Jean-Pierre Lannier était président de l’Ager-Unef (Association générale des étudiants de Rouen, affilée à l’Union nationale des étudiants de France).
Introdution
Dès avant l’immense manifestation rouennaise du 13 mai qu’il évoque
dans son témoignage, il avait très activement préparé, parmi les
étudiants, après le remarquable 1er mai sous la Halle des Emmurées
(CGT-FEN-Unef), le premier grand rassemblement unitaire de solidarité
contre les brutalités policières envers les étudiants parisiens, pour
une réforme démocratique de l’Éducation nationale, pour la satisfaction
des revendications de l’ensemble des travailleurs.
Initié par l’Union départementale CGT, ce rassemblement
fut convoqué en quelques heures pour le mardi 8 mai, place Cauchoise, à
18 h 30. A l’heure dite, malgré la pluie, c’est devant 4000
travailleurs, enseignants, étudiants et lycéens, que Jean-Pierre
Lannier prit la parole, avec les représentants du Snesup, du Snes, du
Sgen, et Bernard Isaac, secrétaire général de l’UD-CGT.
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Jean-Pierre Lannier, intervenant en
2008 dans le colloque de l'IHS_CGT-76 sur les événements de Mai-juin
1968 en Seine-Maritime
L’année 67-68 devait être ma dernière année à la cité universitaire
de Rouen- Mont-Saint-Aignan. J’avais terminé la licence et je préparais
un diplôme sur « la criminalité en Seine Inférieure entre 1800 et
1915 » sous la direction de M. Vidalenc.
Marié et père de deux enfants, nous vivions dans le pavillon des jeunes ménages. Maître auxiliaire à temps partiel au lycée de Barentin j’étais aussi président de la Corpo-Lettres, et la grande affaire de la rentrée 1967 avait été la création et la gestion de la cafétéria dans le sous-sol de la Fac.
Crise dans l'Ager-Unef,
Cette réalisation, résultat d’une vraie mobilisation des étudiants autour de l’Unef-Lettres, nous avait valu un statut de « gestionnaires » sur le campus. Aussi, lorsqu’au cours de l’hiver les groupes gauchistes qui tenaient l’Ager-Unef déposèrent le bilan en refusant de se compromettre avec les « ennemis de classe » pour rechercher des moyens financiers, c’est naturellement vers nous que la majorité des étudiants de Rouen se tournèrent pour remettre le syndicat à flot. Nous, c'est-à-dire des militants de gauche influencés par l’UEC (1), sans y adhérer pour plusieurs d’entre nous ; c’était mon cas, celui aussi de notre trésorier, Fernand Sobczak, ou de Claude Barbé, proche, lui de Témoignage Chrétien (2).
Pendant quelques semaines nous nous sommes attelés à assainir les finances, à animer le campus et à développer l’influence de l’Unef. Le mouvement de mai a bloqué ce processus.
AG difficiles,
Lorsque les étudiants rouennais ont commencé à se solidariser avec
ce qui se passait à Nanterre et à Paris, nous nous sommes trouvés en
porte-à-faux : les négociations avec le doyen pour la cafétéria,
avec le recteur pour l’assouplissement du règlement intérieur de la
Cité U (3)
(il faut se rappeler que les filles n’avaient pas le droit de rendre
dans les locaux réservés aux garçons !),
… tout cela nous valait le mépris des gauchistes, engagés dans des structures nouvelles autour du soutien au peuple vietnamien puis aux étudiants parisiens les plus « enragés ».
Accusés de stalinisme ou de réformisme
Certes nous étions solidaires du peuple vietnamien et nous souhaitions des réformes universitaires, mais nos déclarations faisaient pâle figue à coté des actions spectaculaires des gauchistes. Ces actions étaient d’autant mieux perçues par les étudiants les moins politisés qu’elles affichaient un anti-communisme habillé d’un discours anarcho-marxiste. Du coup, les surprises ne manquaient pas à la fac : des étudiants qui, la veille encore, nous parlaient avec des pincettes parce que nous leur paraissions trop à gauche, nous regardaient soudain avec condescendance car trop timorés à leurs yeux.
« Réformistes » voir « staliniens », nous nous sentions isolés et très mal à l’aise sur le campus. Pour nous, seul le mouvement syndical (étudiant ou ouvrier) pouvait entreprendre une action de longue durée susceptible de déboucher sur des résultats positifs durables ; aussi étions nous très réservés sur ce qui se passait à Paris et autour de nous. D’autant que les professeurs du Snesup (4) de Rouen, en qui nous avions toute confiance, ne cessaient de nous mettre en garde contre les actions provocatrices et irresponsables, qui ne pouvaient que favoriser le pouvoir en place. Notre malaise fut à son comble lors des affrontements du Quartier Latin dans la nuit du 10 au 11 mai. Dans la nuit nous sortîmes un tract de solidarité avec les étudiants victimes de brutalités policières.
Le fameux cycle provocation-répression-solidarité était enclenché et nous y étions entraîné malgré nous.
Les actions commando du mouvement d’extrême droite
« Occident » (5) exaspérant les tensions,
toutes les dérives étaient possibles : ne vit-on pas nos
gauchistes construisant une « barricade » dans le hall de la
fac de lettres avec des chaises et des tables !

Exactions du
groupe d'extrême droite "Occident", en mai 68, à la faculté de
Mont-Saint-Aignan
Le soulagement vint de l’appel unitaire à la grève et aux manifestations, lancé par la CGT et les autres centrales ouvrières : nous allions pouvoir sortir du campus et des tête-à-tête avec les gauchistes.
Le grand jour fut le 13 mai : énorme
rassemblement place St Marc.
J’étais, avec les responsables syndicaux et politiques, sur l’auvent de la halle, face à des milliers de personnes adhérant aux discours appelant à développer le mouvement dans l’union, des étudiants aux travailleurs, contre le pouvoir sourd aux aspirations des uns et des autres.
Le meeting et le défilé furent un moment intense de communion entre
deux mondes qui, quelques jours plus tôt, s’ignoraient, ou même se
méfiaient l’un de l’autre. Tous furent applaudis, le président de
l’Unef comme le représentant des étudiants gauchistes, le porte parole
de la CGT comme ceux des autres confédérations.
Un instant on a pu croire que… Mais de retour sur le campus nous nous sommes retrouvés isolés et quelques jours plus tard, une AG extraordinaire de l’Unef nous mettait en minorité au profit des gauchistes.
Ce n’est qu’à la fin du mois de mai, quand la réaction gaulliste se fit entendre, que les hostilités ouvertes s’apaisèrent ; je fus même élu à la quasi-unanimité comme représentant des étudiants de 3e cycle dans une structure qui n’eut jamais, il est vrai, de réalité.
La déferlante de droite emporta tout en juin, nous laissant amers et perplexes : avions-nous eu raison contre tous ? Avions-nous raté quelque chose ? Avions-nous, même, contribué à affaiblir un mouvement spontané qui ne demandait qu’à s’enraciner ? Le constat de Grenelle, puis la réforme universitaire d’Edgar Faure, étaient-ils à la hauteur de la mobilisation du printemps ?
Toutes ce questions dépassent le simple témoignage d’un étudiant de
68 qui voudrait ne garder de cette période que l’image du 13 mai, quand
il défilait aux côtés des responsables syndicaux, avec, sur les
épaules, son fils de 3 ans ½.
Notes:
Les sous-titres sont de
l'IHS-CGT 76.
1- UEC : Union des étudiants communistes.
2- «Témoignage Chrétien » : journal chrétien progressiste.
4- Snesup : Syndicat national de l’enseignement supérieur, en 1968 affilié à la FEN, actuellement affilié à la FSU
5- Le 9 janvier 1967, une quarantaine de nervis armés de matraques et de barres de fer, hurlant « Occident vaincra ! Occident passera ! » firent irruption devant le restaurant universitaire de Mont-Saint-Aignan. Leur cible : un groupe d’étudiants rouennais distribuant des tracts d’appel du Comité Vietnam pour une réunion qui devait se tenir le soir même. Cassant tout sur leur passage et brisant des vitres du restaurant, ces fascistes firent une dizaine de blessés. L’un dut être trépané. Il est resté handicapé à vie. Paris-Normandie du lendemain rapportait : « Sur le campus, on s’interroge. Personne ne connaissait les assaillants. Une seule certitude : ils n’appartiennent pas à l’université de Rouen. D’après les numéros de leurs voitures, ils viendraient de Paris ». L’enquête sur l’agression confirma cette hypothèse. Le 11 juillet, le tribunal correctionnel de Rouen prononça treize condamnations. Parmi les condamnés de ce groupe de nervis, figuraient quelques chefs de bande qui poursuivirent leurs tristes exploits en faisant d’officielles carrières dans les partis et les gouvernements de droite, notamment Gérard Longuet, Alain Madelin, Patrick Devedjian, actuel secrétaire de l’UMP…