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Numéro 4

Évènement:

125e anniversaire du Syndicat du Livre de Rouen

Par Jean-Pierre Duval

Jean-Pierre Duval est le secrétaire général du syndicat du livre de Rouen.

A l’occasion du 125e anniversaire de la création du Syndicat du Livre de Rouen, celui-ci a organisé, le 19 septembre 1998, une soirée débat très intéressante, à laquelle ont participé Michel Muller, Secrétaire Général de la Filpac-CGT, Roger Dédame, auteur de nombreux ouvrages sur l’histoire de la Fédération du Livre CGT et de ses syndicats, Bernard Isaac, ancien Secrétaire Général de l’Union Départementale CGT et Pierre Leblic, membre du CA de notre Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine-Maritime.

Nous reproduisons ici l’introduction au débat faite par Jean-Pierre Duval.

Trois ans avant la tenue du 1er congrès ouvrier, huit ans avant la naissance de la fédération du Livre, 11 ans avant la loi autorisant la création des syndicats professionnels, 22 ans avant la naissance de la CGT il y a donc 125 ans, soixante treize ouvriers du livre de Rouen, créaient leur association typographique, une association qui se fixe pour but de construire un syndicalisme corporatif avec un 1er objectif : parvenir à la constitution d’une commission arbitrale et à la création d’un tarif de la main-d’œuvre.

Le tarif

Le 20 mai 1875, l’association syndicale ouvrière adresse une lettre à tous les patrons des imprimeries rouennaises. Elle les informe des projets de l’association. Cette lettre est accompagnée d’un exposé des motifs et d’un projet de tarifs. Elle propose notamment la création d’une Commission arbitrale composée en nombre égal de délégués ouvriers et de délégués patronaux.

Cette commission aurait pour mission d’entretenir des relations régulières entre patrons et ouvriers, et de juger des différends qui pourraient survenir au sein de la typographie et spécialement toutes les questions portant sur le travail. Dans ce courrier, Gustave Robert, au nom de l’association ouvrière, propose également l’établissement d’un accord commun sur un tarif des prix de la main-d’œuvre typographique.

Ce projet de tarif de prix de main-d’œuvre de 96 articles qui répertorie minutieusement les différents travaux de composition avec les tarifs correspondants: Composition aux pièces, justification, corps, tableaux, langues étrangères, latin, algèbre, distribution. Qu’il s’agisse de la commission arbitrale ou du tarif de la main-d’œuvre, tout cela ressemblait à ce qui allait devenir bien plus tard les conventions collectives, les commissions paritaires, les classifications et avait de quoi inquiéter fortement les patrons.

On n’est donc pas surpris de la réponse de la chambre patronale en date du 23 juillet 1875 qui fait connaître qu’il n’y a pas lieu de sa part d’examiner le projet considérant qu’il est irréalisable.

Mais les typographes rouennais ne renoncent pas, ils sont convaincus de la justesse de leurs revendications et rédigent un nouveau mémoire qu’ils adressent à la chambre patronale le décembre 1875. Le 11 juin 1876 celle-ci fait savoir qu’elle accepte le projet de commission arbitrale. Une

commission paritaire provisoire se constitue et négocie le tarif de la main-d’œuvre. Et le 8 avril 1877, les ouvriers adoptent le projet de la commission paritaire.

Il aura donc fallu 2 années d’actions et de négociations pour que les initiatives syndicales du Livre Rouennais débouchent sur de premiers résultats.

Les années qui suivent sont relativement calmes. En 1881, du 30 août au 2 septembre, le congrès constitutif de la Fédération Française des Travailleurs du Livre se tient à Paris. L’association typographique rouennaise y est représentée. Elle approuve les statuts de la fédération dont elle devient l’un des membres fondateurs. Elle devient la 22e section de la Fédération du Livre.

La question féminine

Cependant le congrès met en évidence l’hostilité de la base syndicale au travail des femmes. Si la délégation rouennaise vote la globalité des statuts fédéraux, elle se distingue de l’ensemble des autres sections en s’opposant à un texte qui indique que l’un des buts de la fédération est “ d’écarter par tous les moyens légaux, même à salaire égal, la femme de l’atelier de composition ”, ce qui entraîne en conséquence le refus de syndiquer les ouvrières.

Rouen est donc la seule section à s’opposer en 1881 à cet interdit qui frappe les femmes: Interdit syndical et interdit professionnel.

Mais cela fait partie de l’histoire de notre fédération. Ces interdits, cette discrimination vont durer! Cependant chaque congrès reprend le débat sur ce point. Un nombre croissant de sections rejoint progressivement la position qui était celle de Rouen. Si bien qu’en 1900, un référendum est organisé pour savoir si les typotes peuvent être syndiquées, et si, à travail égal, elles doivent toucher un salaire égal à celui des hommes. Sur 8 453 votants, ils sont une majorité écrasante à s’y opposer, soit 5633, c’est à dire près de 67 %.

Il faudra attendre le congrès de Bordeaux en 1910, pour qu’enfin la décision d’agir pour faire appliquer le tarif syndical aux typotes soit votée à la quasi unanimité, comme celle d’accepter leur adhésion à la fédération pour une période transitoire de 2 ans, puis définitivement si au terme de cette période transitoire, elles sont payées au tarif syndical.

C’est une décision positive mais cependant très ambiguë. En effet, une fois la période transitoire achevée que doit-on faire des femmes qui ne sont pas payées au tarif ?

Les résistances restent très fortes. Les arrêts de travail vont continuer lorsqu’un patron annonce l’embauche d’une femme. Cela durera jusqu’à la fin de la 1ère guerre. Voilà une page de l’histoire du Livre pas très glorieuse et la mise en œuvre de cette décision mériterait d’être mieux comprise. Il est vrai que les ouvriers de l’époque voyaient dans l’embauche des femmes, une mise en concurrence voulue par les patrons entre la main d’œuvre masculine et la main-d’œuvre féminine. Il est vrai que certains patrons ont organisé cette concurrence, en ne cachant pas leurs objectifs. Il est vrai aussi que les femmes ont souvent été utilisées pour briser des grèves. En 1901 par exemple, des typotes chômeuses parisienne remplacent les typos en grèves de chez Berger Levrault à Nancy.

Mais cela n’explique pas tout. Cela n’explique pas notamment, l’opposition systématique à la syndicalisation féminine. Il faut reconnaître qu’il n’y a pas très longtemps que nous sommes véritablement engagés contre la persistance ces vieilles mentalités. En 1973, ce n’est pas si vieux, les classifications Parodi du Labeur, débouchaient sur un niveau P2 homme différent du P2 femme.

En 1974, de nombreuses luttes seront nécessaires dans l’imprimerie de la région rouennaise pour faire respecter la nouvelle grille nationale de classification qui prévoyait l’égalité des salaires entre hommes et femmes. Dans plusieurs imprimeries, ces luttes on d’ailleurs débouché sur des adhésions massives à la 22e section. A Rouen, près de 20 % de nos syndiqués sont des femmes, et l’on peut regretter qu’aucune ne siège au comité exécutif de notre syndicat.

Alors peut-on vraiment dire que toutes les résistances sont vaincues ?

Quelques faits historiques marquants

Il ne s’agit pas ici de brosser une chronologie historique, mais de s’arrêter sur quelques faits marquants.

La scission de 1922 avec la naissance de la CGTU sera vécue à Rouen à l’image de la situation nationale. La 22e section reste fidèle à la Fédération du Livre alors que les minoritaires rejoignent la CGTU. Il s’en suit 14 années de divisions syndicales au cours desquelles Rouen comptera jusqu’à 3 organisations du livre : la 22e section, la section unitaire, et un syndicat chrétien qui ne semble pas avoir trouvé une grande audience.

En 1935 à Rouen, comme au niveau national, le processus de réunification se concrétise en 1936. L’unité est retrouvée et le Livre de Rouen participe activement aux grandes manifestations de l’époque .

A cette époque l’Espagne républicaine lutte courageusement contre le franquisme. La 22ème section prendra en charge 25 enfants de réfugiés espagnols et formera un comité de soutien.

En 1938 les ouvriers du livre de Rouen décident de participer à la grève de 24 heures du le 30 novembre. Il s’agit de défendre les avantages acquis en 1936. La grève sera très suivie à 98 % dans le Labeur et à 100 % dans la presse. Mais le “Journal de Rouen” paraît malgré tout, sous une forme très réduite cependant, mais il paraît quand même. Il a été fabriqué par quelques agents de maîtrise non-adhérents à la Fédération du Livre.

Déjà la guerre menace, la paix n’a plus que quelques mois à vivre et la mobilisation prive la 22e section de la plus grosse une partie de ses membres. En juin 40 c’est la débâcle et le pays s’engage dans une période noire qui durera quatre ans. Deux journaux continuent de paraître sous l’occupation : “le Journal de Rouen” et le “Petit Normand”.

En 1943, les ouvriers du livre sont touchés à leur tour par la réquisition. Le 5 mars un convoi de travailleurs, tous requis, part pour l’Allemagne. Il comprend parmi eux plusieurs ouvriers du livre de Rouen et d’Elbeuf.

Nous avons peu de renseignement sur les imprimeries clandestines sous l’occupation mais les Allemands en découvrent une, au 77 rue de la Motte. Des imprimeurs travaillent bien entendu pour la Résistance mais il ne sont pas connus des professionnels rouennais. Ils seront tous fusillés.

A la Libération, le “ Journal de Rouen ” qui a été publié durant toute l’occupation est interdit. Charles Vilain, ancien rédacteur du “Journal de Rouen” qui avait refusé la Collaboration, crée un quotidien sous le titre de “ Normandie ”.

Le 12 mars 45, le Conseil National de la Résistance prend possession de l’imprimerie du “ Journal de Rouen ”. Pierre-René Wolf est désigné directeur et le quotidien devient “ Paris-Normandie ”. La Société Normande de Presse Républicaine est créée. Son comité compte 36 membres désignés dans la Résistance.

La SNPR imprime alors “ l’Avenir Normand ”, quotidien Communiste, la “ République de Normandie ”, hebdomadaire socialiste et “ Liberté-Normande ”, bi-hebdomadaire, issu du mouvement Libération-Nord. La question des salaires, primordiale, occupe rapidement l’essentiel de l’activité syndicale. Cependant, en 1947 la 22ème section organise plusieurs réunions pour étudier la nouvelle Convention Collective Nationale.

En 47, avec la scission intervenue au niveau confédéral et à la création de Force ouvrière, la division syndicale menace le Livre. La Fédération organise un référendum auprès de ses adhérents et pose notamment la question : “ Voulez-vous ou non rester à la CGT ” ? 59 % des 48 767 votants répondent oui. Parmi eux, ceux de la 22e section se prononcent pour rester à la CGT. La cause est entendue: la Fédération restera à la CGT.

Le Livre dans le mouvement de mai-juin 1968

Dans la foulée du mouvement étudiant les travailleurs entrent en lutte. En quelques jours la France compte 11 millions de grévistes. Spontanément les ouvriers du livre débrayent et participent activement à la lutte commune.

La Fédération lance un mot d’ordre impératif: il faut que les travailleurs du Livre continuent à faire paraître la presse quotidienne sinon la télévision, contrôlée à l’époque entièrement par le gouvernement, sera le seul moyen d’information à rendre compte des événements.

Les électriciens comprennent le message. A Rouen, les ateliers de “Paris-Normandie” sont les seuls à être alimentés en courant électrique. En face, de l’autre côté de la place, on s’éclaire aux bougies à l’Hôtel de Ville.

Si les ouvriers de la presse travaillent, ils restent solidaires de leurs camarades du Labeur et interdisent par exemple la confection des hebdomadaires.

Dans le Labeur la grève se poursuit jusqu’au 9 juin et débouche sur des acquis importants, l’instauration de la prime annuelle, l’indemnisation des jours de grève du 20 mai au 8 juin, aucune sanction ne sera prise pour fait de grève.

Des engagements sont pris pour étudier rapidement la garantie de l’emploi et des ressources, la garantie des salaires en cas de maladie, de baisse de travail ou de maternité, la diminution du temps de travail, le salaire et les horaires des apprentis, le droit syndical dans l’entreprise, etc.

L’action syndicale se poursuit jusqu’à nos jours avec des luttes souvent exemplaires parfois difficiles et douloureuses sur lesquelles il serait trop long de s’étendre. C’est une histoire trop proche, qui est encore dans beaucoup de mémoire. Il faut laisser du temps au débat.

Rappelons seulement la bataille difficile engagée, en 1975 contre la fermeture de L’IMRO , celle en 1979 puis en 1983 contre la fermeture de “ Paul Duval ”. Celle en 1981 chez “ Carnaud ” pour l’emploi les conditions de travail et le respect de la Convention Collective, le soutien actif du livre rouennais à la lutte exemplaire des camarades du “ Parisien-Libéré ” en 1975 et le soutien actif à la lutte aussi exemplaire aux camarades de “ Chapelle Darblay ” et quelques années plus tard à ceux de “ Sopalin ”.

Voilà donc, brièvement rappelés, quelques moment fort de l’histoire de notre syndicat, fortement marquée par la défense d’intérêts corporatistes et dont l’originalité est encore d’être aujourd’hui, comme beaucoup de syndicats du Livre, un syndicat local.

Nous avons réussi, depuis longtemps déjà, à distinguer ce qu’il y avait de positif et ce qu’il y avait de négatif dans le corporatisme ; défendre les intérêts spécifiques de telle ou telle catégorie, faire oublier que pour l’essentiel il y a convergence d’intérêts entre tous les salariés, convergence entre photograveur, metteur en page, claviste, correcteur, imprimeur mais aussi convergence entre ouvriers employés, cadres et techniciens, journalistes.

Nos structures sont-elles toujours adaptées à la recherche d’actions communes à toutes les catégories de salariés ? Les employés de Rouen ont-ils répondu à cette question en décidant d’adhérer directement au syndicat local ? Enfin, la structure locale est-elle la plus apte à répondre à notre souci le syndicat au plus près des salariés ? Les travailleurs du Labeur et ceux de la presse sont-ils satisfaits de l’outil syndical tel qu’il existe aujourd’hui ? Autant de questions auxquelles il nous faut tenter de trouver des réponses.

Au cours de l’assemblée générale constituante du 21 septembre 1873, Gustave Robert, fondateur de notre syndicat, déclarait : “ nous donnons à ceux qui sont appelés à nous succéder la facilité de continuer l’œuvre que nous avons entreprise ”. Ces 125 années d’existence sont une expérience qui doit nous permettre de nous projeter dans l’avenir. Alors continuons l’œuvre entreprise et débattons.

site de l'IHS CGT 76e