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Numéro 4

1936

LE FRONT POPULAIRE AU HAVRE

par Pierre MICHEL

 

En 1966 Pierre Michel entre comme infirmier à la Raffinerie TOTAL de Gonfreville l’Orcher. Il y passera le restera de sa carrière et deviendra “Technicien Environnement”.

Il sera membre du secrétariat du syndicat CGT de la raffinerie de 1969 à 1996,

Il sera secrétaire du Comité d’Entreprise de la raffinerie de Normandie de 1978 à 1982 , secrétaire du CCE de la Compagnie Française de Raffinage de 1980 à 1984, secrétaire du Comité de Groupe TOTAL de 1984 à 1986.

Passionné d’histoire, Pierre Michel est trésorier de notre Institut CGT d’Histoire Sociale de Seine maritime.

Originaire du Havre, d’une famille de syndiqués et de militants à la CGT, il nous propose cette étude sur 1936.

Le printemps 1936, ce Front Populaire qui fut une grande étape dans la vie politique de notre pays, détermina l'engagement de beaucoup de vies de militants. Il n'y avait pas 20 ans que s'était achevée la première guerre mondiale qui avait ébranlé le vieux monde jusque dans ses fondements. Le socialisme avait cessé d'être une utopie, et se construisait dans un grand pays. Le système capitaliste connaissait ses premières crises internes d'envergure, crises profondes et globales liées à sa nature même. Le chômage sévissait lourdement, les gouvernements successifs pratiquaient l'austérité, des scandales financiers éclataient.

En 1934, la droite avait progressé, les ligues fascistes se développaient ; en Europe, le capitalisme en crise se tournait ouvertement vers le fascisme. Mais dans le même temps, s'opérait en France un profond mouvement de masse, social et politique, qui allait rendre possible le Front Populaire. Les travailleurs se mobilisaient, prenaient conscience de la force de leur union, cimentée dans les luttes; autour d'eux les paysans, les classes moyennes, les anciens combattants républicains, les intellectuels et les artistes aspiraient eux aussi à voir se transformer une société dépassée.

Une puissante riposte fit barrage au danger fasciste, épargnant cette honte à la France. L'Union se concrétisait par la réunification syndicale; la coalition politique du Front Populaire devenait inévitable comme l'a reconnu Léon Blum.

Le 27 juillet 1934, à l'initiative du Parti Communiste Français, un pacte d'unité d'action était signé avec le Parti Socialiste, la CGT, et plus tard le Parti Radical. Pacte fixant des objectifs de lutte contre le fascisme, pour la paix, la défense des libertés démocratiques, et contre les lois antisociales.

Mais le Front Populaire ne fut pas seulement- loin de là - une alliance entre états-majors.

Les accords au sommet, pour utiles qu'ils soient, n'auraient pas eu cette répercussion s'il n'avait existé un mouvement populaire qui ne cessa de s'amplifier jusqu'aux élections de 1936, et se poursuivit après la victoire électorale.

Les années qui ont précédé 1936

Le formidable mouvement social qui a fait de 1936 le "Printemps de la Liberté" n'a été nullement spontané. Il est le résultat d'un concours de circonstances objectives créées par les événements nationaux et internationaux et d'un travail en profondeur d'explication et d'organisation effectué au sein de la classe ouvrière, en particulier par les militants de la CGT Unitaire. Il est également l'expression d'une puissante aspiration des travailleurs à mieux vivre, à plus de liberté et à plus de justice.

En 1929 une grave crise économique frappe les Etats-Unis, les cours de la Bourse s'effondrent. C'est la panique sur les places financières. Les causes sont la surproduction industrielle conséquence de la guerre de 14 et un déséquilibre financier dû à un crédit excessif et à la spéculation boursière. La consommation régresse, la production ralentit, le chômage augmente (14 millions de chômeurs aux USA).

Le capitalisme américain va exporter la crise en la faisant subir aux pays européens pour résoudre ses propres difficultés.

La crise touche la France à la fin de 1930. L'ensemble de la production industrielle baisse jusqu'en 1935. Le déficit budgétaire de l'Etat est très important. A cause de la concurrence des produits américains les prix agricoles baissent; les petits paysans sont durement touchés. Le commerce extérieur de la France s'écroule. Le trafic marchandises du Port du Havre descend au-dessous de celui d'avant la guerre de 1914. Les navires désarmés encombrent les bassins.

Le chômage est considérable. Le patronat fait payer ses difficultés aux travailleurs en licenciant du personnel et en allongeant la durée du travail de ceux qui ont encore la chance d'en avoir. Il se constitue ainsi une armée industrielle de réserve pour peser sur les conditions de travail et sur les salaires. Cette surexploitation transforme les ouvriers en véritables machines que l'on prend et que l'on jette à volonté, interdisant toute dignité aux travailleurs.

Dans certaines entreprises le chômage total frappe 40 à 50 % du personnel : 50 % aux Corderies de la Seine, 40 % aux Tréfileries, 30 % à la Compagnie Electromécanique et aux chantiers Augustin Normand ; sur les 4000 dockers recensés, 1 500 seulement trouvent du travail chaque jour. Le nombre de chômeurs havrais indemnisés passe de 3 000 en 1932 à 6000 en 1935

C'est la détresse dans de nombreux foyers havrais. Les plus démunis n'ont comme dernière ressource qu'à aller solliciter quelques secours au bureau de bienfaisance ou à se faire nourrir à la "soupe populaire" où plus de 200 000 portions sont distribuées chaque année. Les chômeurs s'organisent et des comités sont créés pour venir en aide aux sans travail.

Crise sociale et affrontements politiques.

En France, les gouvernements de droite, de Tardieu, Doumergue, Laval, veulent faire supporter aux travailleurs les difficultés économiques dues à la crise et aux dépenses d'armement, (ligne Maginot). Grâce à la diminution de la pression fiscale sur les revenus des propriétaires et les bénéfices industriels, les profits capitalistes s'envolent vers des sommets inégalés. Les remèdes à la crise trouvés par les gouvernements de droite sont une politique d'austérité, la diminution des salaires de 10 à 15 %, le renforcement de l'appareil répressif (perquisitions dans les syndicats et les partis de gauche), la fermeture d'entreprises, etc.

Mais les travailleurs havrais ne se laissent pas faire, ils résistent aux décrets-lois, et du 2 décembre 1932 au 18 janvier 1933 c'est la grève des dockers pour répondre à la baisse de leur salaire ; puis ce sont les fonctionnaires qui en fin d'année 1933 arrêtent le travail.

En 1935, suite à l'offensive gouvernementale contre les salaires les marins mettent sac à terre, empêchant les départs du "Champlain", du "Lafayette" et surtout de "Normandie". La Compagnie Générale Transatlantique et le gouvernement sont obligés de négocier et de faire marche arrière. L'immobilisation de " Normandie " qui vient d'être inauguré a été déterminante pour la victoire des marins.

En Allemagne, soutenu par les capitalistes allemands, Hitler est nommé Chancelier le 30 janvier 1933. Le nazisme utilise la crise économique et le chômage pour étendre son influence. La chasse aux juifs et aux communistes va commencer.

Pendant ce temps, en France, gouvernement, politiciens et banquiers trempent dans la corruption et les affaires louches. Le ministre des finances est compromis dans la banqueroute frauduleuse du banquier Oustric. De nombreux ministres, députés et hommes d'affaires sont mis en cause dans l'affaire de l'escroc Stavisky. Le diocèse de Rouen est fort troublé en 1935 par les révélations faites sur les affaires financières du coadjuteur, Mgr Bertin.

Les fascistes français, Croix de Feu du colonel de la Roque, Chemises vertes de Dorgères, croient leur heure venue. Exploitant les scandales, ils voient le pouvoir à leur portée et tentent de renverser la République. Au Havre, les Croix de Feu sont nombreux (près de 3000 ). Le patronat les utilise pour l'encadrement dans les entreprises.

Devant la menace fasciste, les démocrates se mobilisent. A Franklin 200 syndicalistes sont installés pour prévenir toute tentative contre la maison des syndicats.

Le 9 février 1934, à 7 h du soir, un meeting rassemblant plusieurs milliers d'ouvriers venus des usines se tient place Thiers - René Cance et Roger Hauguel appellent les travailleurs à la riposte antifasciste, exaltent l'action des travailleurs qui a eu lieu dans la journée à Paris. La police de Léon Meyer charge les manifestants.

12 février 1934 - Grève générale

Première manifestation de l'unité d'action des travailleurs. Les chemins de l'unité vont désormais passer par les syndicats havrais dont:

- L'Union Locale Autonome (ouvriers du port) 600 syndiqués environ,

- L'Union Locale Confédérée (municipaux, services publics, etc.) 5 000 syndiqués,

- L'Union Locale Unitaire (métallurgie, bâtiment, cheminots, etc.) 2 000 syndiqués.

La lutte contre le fascisme est menée parallèlement à la lutte pour la défense du niveau de vie. Unis contre les fascistes en février, les travailleurs entendent rester unis contre les patrons. L'unité germe et prend racine avec force.

15 avril 1934 - Syndicats et forces de gauche appellent les Havrais à un meeting unitaire (salle Franklin).

27 juillet 1934 - Pacte d'unité d'action contre le fascisme signé par les partis communiste et socialiste.

Fin octobre 1934 - Appel de Maurice Thorez pour la constitution d'un " Front Populaire ".

Des comités se constituent partout à travers la France. Celui du Havre est formé en mars 1935. Il rassemble le PCF, le PS, La Ligue des Droits de l'Homme, l'Union Locale CGTU et des intellectuels, mais Léon Meyer, Maire du Havre et le Parti Radical se tiennent à l'écart. Le Maire ne fait rien pour faciliter son action.

Le Front Populaire reçoit l'adhésion massive de la population havraise. Le 14 juillet 1935 est l'occasion d'un grand rassemblement populaire, place des expositions (environ 10 000 personnes).

31 octobre 1935 - Meeting regroupant plus de 5 000 participants et organisé par le comité du Front Populaire, présidé par Le Gall secrétaire de l'Union Locale Autonome. Parmi les personnalités qui prennent la parole on remarque Henaff de la CGTU, Jouhaux de la C.G.T. et Jacques Duclos du PCF.

Le congrès d'unité des dockers de France se tient au Havre au début décembre 1935. Jouhaux et Racamond y célèbrent l'unité retrouvée.

22 décembre 1935 - Congrès départemental de la réunification syndicale à Rouen.

L'année 1936

10 janvier 1936 : publication du programme des revendications du rassemblement populaire :

2 mars 1936 : le congrès de la C.G.T. à Toulouse ratifie la réunification syndicale.

Un air de liberté commence à souffler, la radio pénètre dans tous les foyers (informations, musique et chansons). Le cinéma propose de grands films qui exaltent la liberté et les nobles sentiments eyt qui montrent qu'une autre organisation de la société est possible.

Trois événements encourageants pour la classe ouvrière se déroulent au début de 1936 :

En 1936, le 1er mai n'est pas encore une journée légalement chômée. Les travailleurs célèbrent cette journée en faisant grève et en faisant pointer leur carte au siège des syndicats. Au Havre, des milliers de travailleurs viennent faire pointer leur carte à Franklin avant de participer au meeting, églantine rouge à la boutonnière.

Les élections législatives ont lieu le dimanche précédant le ler mai 1936. Elles sont une victoire pour les candidats se réclamant du Front Populaire. Celui-ci obtient la majorité absolue à la Chambre des Députés. Un gouvernement issu du Front Populaire est formé, le socialiste Léon Blum est le président du conseil. Il va lui falloir appliquer le programme du Front Populaire.

Au Havre, la situation est plus complexe. Le député sortant, Léon Meyer, radical, maire de la ville est réélu au deuxième tour avec 46 % des voix, talonné par le communiste Le Troadec, candidat du Front Populaire, qui obtient 39 % des suffrages. Léon Meyer a bénéficié d'une part de sa popularité et d'autre part de la position ambiguë qu'il a prise à propos du Front populaire (ni oui, ni non !).

Un printemps qui va changer la vie

Tout commence au Havre le 11 mai 1936 par la grève des ouvriers de l'usine d'aviation Breguet dont la direction vient de signifier leur renvoi à deux ouvriers Friboulet et Vachon (réduction de personnel).

Les ouvriers employés à l'usine, passablement fatigués des brimades exercées à leur encontre par les dirigeants Croix de Feu et par le chef du personnel, Monsieur Gazon, fasciste notoire, décident de faire grève après une entrevue négative avec la direction. Les 500 salariés mettent " bas les marteaux" et occupent l'usine. C'est la première grève avec occupation d'usine (grève sur le tas) réalisée en France.

Après une entrevue entre les syndicalistes Le Gall, Hazard, Eudier et le Préfet, il est convenu de s'en remettre à l'arbitrage de Monsieur Meyer, Maire du Havre, qui reçoit la délégation ouvrière de l'usine et M. Lechenet directeur local de Breguet, ensuite de quoi la sentence arbitrale motivée suivante, donnant entièrement satisfaction aux ouvriers, fut rendue :

C'est une énorme victoire pour les travailleurs grévistes qui n'ont jamais été isolés mais toujours soutenus par les autres syndicats et l'ensemble de la population. C'est la première grève totalement victorieuse depuis longtemps et cela va créer un formidable mouvement social au Havre et dans banlieue industrielle.

La tactique de la grève avec occupation d'usine va désormais servir de modèle à toutes les grèves qui vont avoir lieu à travers la France :

Toutes les branches de l'activité économique sont touchées, on dénombrera en 1936 au Havre 108 grèves avec occupation des lieux de travail. Les grèves sont massives et pacifiques, optimistes et libératrices. L'occupation des usines se fait bien souvent dans la joie presque dans une atmosphère de kermesse.

Le gouvernement et le patronat sont obligés de céder devant la vague de grèves et sous la pression des masses.

Le 7 juin, Léon Blum convoque les représentants des syndicats et du patronat à une réunion qui aboutit aux “accords Matignon”. Ces accords donnent satisfaction aux défenseurs du programme du Front Populaire et représenteront l'essentiel des “acquis de 36” :

  1. La semaine de 40 h,

  2. Les congés payés,

  3. Le droit syndical,

  4. Les conventions collectives.

Le nombre des syndiqués à l'Union Locale du Havre passe de 13 000 en 1935 à 55 000 en 1936. Franklin devient une ruche bourdonnante où les responsables sont débordés de travail. Avec la semaine de 40 h et les congés payés les travailleurs ont enfin obtenu le temps de vivre et l'été 1936 , pour la première fois, a vu les ouvriers et les employés partir en train, en bicyclette, en car... enfin profiter des vacances gagnées par la lutte.

Sources:

- “Le Front Populaire et 1936 au Havre" de André Duroméa et Jean Legoy,

- Plaquette éditée par le PCF du Havre.

site de l'IHS CGT 76e