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Fil rouge N°4 (1998)

1968 (suite)

L’“Avant 68” chez les Raffineurs de TOTAL (ex CFR)

Par François Boullé

 

Nous poursuivons la publication de témoignages concernant 1968.

Comme souvent les événements de mai juin 1968 sont survenus comme un développement d’une période de luttes aux origines plus anciennes.

C’est le sens du témoignage de François Boullé qui nous fait pénétrer au cœur de la raffinerie Total de Gonfreville l'Orcher

Les médias actuels ont généralement tendance à isoler les luttes de 1968 de celles qui les ont précédées et à donner au mouvement étudiant la prédominance de l’action.

C’est une façon comme une autre d’attaquer le syndicalisme. Aussi, il nous appartient de remettre comme on dit, les pendules à l’heure et pour cela, permettez-nous de rappeler quelques épisodes de lutte de notre syndicat de la Raffinerie de Gonfreville l’Orcher.

Des difficiles pour le syndicat

En 1955, une lutte des plus difficiles avait abouti à la décapitation du syndicat. Les militants les plus engagés, les “meneurs ” détestés par la direction, avaient été licenciés, au motif principal qu’ils avaient fait stopper les unités de fabrication sans accord hiérarchique.

Pour autant, la syndicalisation, elle, demeurait solide. Ainsi, à peine entré à la Raffinerie en 1959, j’étais contacté et syndiqué par un collègue du service Appareils de Contrôle auquel j’appartenais. Peu de “services ” étaient “sous-syndiqués ”, c’était surtout le cas dans les bureaux gravitant autour de la direction du personnel où cette sous-syndicalisation se faisait sentir.

Les revendications étaient toujours amenées avec courage, détermination et opiniâtreté par une équipe de délégués disposant de bien peu de moyens matériels : un simple bureau au cercle Franklin au Havre, une vieille Ronéo chez un délégué pour tirer des tracts dactylographiés sur d’antiques machines à écrire.

Les revendications individuelles et collectives étaient prises en charge avec une énergie remarquable, des prises de parole avec des décalages de relèves avaient lieu et voyaient la participation de tout le personnel : celui posté mais aussi celui dit “à la journée ”, à la relève de 13 heures le plus souvent.

En 1966, un mouvement de grève (le premier organisé depuis 1955) qui devait démarrer au quart du matin, fut mis en échec par un coup de force de la direction avec la complicité des services du gardiennage et des transports : au lieu de s’arrêter devant l’entrée de la Raffinerie pour que les hommes de la relève montante pointent, éteignent leurs cigarettes et déposent (c’était la règle) leur tabac au poste de garde, les cars entrèrent, sans s’arrêter, dans l’usine. La relève était faite à l’insu du personnel qui se trouvait de fait prisonnier dans l’enceinte douanière. Peu de camarades ressortirent et finirent par abandonner, faute de pouvoir contrer efficacement ce coup de force.

Toutefois, cet échec devait permettre de tirer des leçons d’organisation.

La grève victorieuse de 1967

En 1967, un durcissement des positions syndicales, un renforcement des exigences des syndiqués après des assemblées du personnel permettant de débattre des modes d’action aboutirent à une grève des plus déterminées et d’une grande unité.

De façon à ce que la direction ne nous “refasse pas le coup de l’année passée ”, consigne fut donnée aux postés de la relève montante de 5 heures de ne pas utiliser les transports “maison ”. La direction ne pouvait pas refaire son coup de force.

Les délégués avaient bien entendu posé un traditionnel préavis : un mouvement de grève allait avoir lieu à partir de 5 heures. Ce préavis demandait donc à la direction de prendre des dispositions pour arrêter les unités de production, car le personnel de nuit quitterait son poste dès 5 heures, heure de la relève normale.

Mais la direction ne tint pas compte de cet avertissement et tenta “un coup de poker ”.

Au cours de la nuit, les postés prévinrent individuellement leur hiérarchie qu’ils quitteraient les unités, mais aucun ordre d’arrêt ne fut donné.

A 5 heures, dans un ensemble parfait, les opérateurs quittèrent les salles de contrôle, unités en marche ! et sortirent de la Raffinerie, passant devant le chef du personnel, présent pour la circonstance, et les gardiens rangés au garde-à-vous au poste de garde.

Seuls les contremaîtres étaient restés dans les salles de contrôle, étant entendu qu’en cas d’incident autre qu’un déréglage, nous intervenions au premier appel des klaxons pour sauvegarder l’outil de travail.

En moins de quelques minutes, les ingénieurs chefs de services qui étaient, n’en doutons pas, en état d’alerte et prêts à intervenir, arrivèrent dans les unités de fabrication et la direction prenant acte du fait de grève effectif, demanda à nos délégués de négocier l’arrêt des installations par les gars de la relève montante qui attendaient en dehors de la Raffinerie.

Nous venions de faire la démonstration que nous étions capables de mettre le rapport de force de notre côté. Croyez-nous, ce n’est pas facile de quitter une unité de fabrication en marche, ce fut un peu l’angoisse jusqu’au moment où la direction “mit les pouces”.

Des discussions furent alors engagées sur nos revendications et étant donné que preuve était faite de notre détermination, les résultats furent appréciables.

Certes, des sanctions furent prises à l’encontre des postés de nuit (qui avaient quitté les unités en marche): une prime de production leur fut supprimée, mais une solidarité financière organisée par notre syndicat assura une compensation efficace. On peut noter au passage que dans les protocoles d’accord qui suivirent 1968, figurait le paiement de la sanction sur la prime en question.

On ne peut pas non plus passer sous silence une manifestation qui se déroula peu de temps avant le grand mouvement de Mai 68, regroupant plus de 1000 personnes (des travailleurs de la zone industrielle de Gonfreville l’Orcher) faisant suite à un incendie gravissime de la Distillation n°9 de la Raffinerie qui coûta la vie à des ouvriers du pétrole et des entreprises sous-traitantes.

Pour notre syndicat, l’action de Mai 68 ne fut pas une grande difficulté d’organisation : nous avions fourbi nos armes. Et, soulignons-le, nous n’avions pas attendu la révolte estudiantine pour agir sur tous les plans revendicatifs : sécurité, salaires, conditions de travail, avec énergie et …efficacité.

site de l'IHS CGT 76e