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Numéro 6

La Construction Navale au Havre

Le Havre, c’est à la fois une ville qui sent la MER, et une ville qui sent l’USINE.

par Albert Perrot

Le Havre est né de la Mer et toute son histoire est liée à la mer, aux activités maritimes et navales. Le Havre a vécu et vit pour et par la mer. C’est une ville mariée avec la mer, pour le meilleur et pour le pire.

Au cœur du Havre: La Mer, les activités maritimes, l’activité navale, des travailleurs, des luttes...

Quand François 1er décide de fonder Le Havre en 1517 pour avoir à l’embouchure de la Seine un port de défense, il n’y a rien d’autre qu’une crique entourée de marécages, de boue, la “Crique de Grâce”.

C’est sur des marais infects et malsains que le port va être construit.

Un vrai travail de titan, que vont réaliser des travailleurs normands et des Bretons, “les pionniers bretons”. Ils n’ont à leur disposition que des outils rudimentaires: pelles, pioches, brouettes, écopes pour puiser l’eau, civières pour les transports. Les conditions de travail sont dures, pénibles et difficiles: travail dans l’eau, dans la boue... Que de travailleurs y ont laissé leur santé et leur vie !

Le Havre est une ville conquise sur la mer, arrachée à la mer grâce à l’énergie farouche de milliers et de milliers de travailleurs.

C’est la griffe indélébile du Havre.

A ses débuts, Le Havre est d’abord un port de défense. Mais il sera aussi un port de pêche: Harengs, maquereaux et terre-neuvas avec la pêche à la morue.

A cette époque la mer est infestée de corsaires qui pillent les bateaux en pleine mer. le Havre aura ses corsaires. L’un des plus célèbres est le Seigneur du Chilou.

Le Havre sera aussi un port d’aventuriers qui partiront à la découverte d’autres continents et pays: Canada, Amérique...

Port du Havre: vue de l'entrée du port et de la Tour François 1er au 19e siècle

Mais c’est sous l’impulsion de Richelieu et Colbert au 17ème et au 18ème siècle que le port va connaître une véritable renaissance et développement pour devenir à la fois un Port militaire et aussi un port de commerce. Le Havre est alors une porte essentielle au royaume de France.

Colbert fait effectuer des travaux importants dans le Bassin du Roy qu’il affecte à la marine royale, ainsi que d’importants travaux de fortification. Mais surtout il crée en 1669 un arsenal de la Marine. A cette époque est creusé le Canal Vauban (6 km de long) qui relie Le Havre à Harfleur.

De 1786 à 1820 de grands travaux d’agrandissement du port aboutissent à la construction de nouveaux bassins: Bassin du Commerce, et Bassin de la Barre. La capacité du port de commerce est nettement augmentée.

Malheureusement, une large part du commerce est consacrée, dans la deuxième moitié du 18ème siècle, à la Traite des Noirs. Le Havre sera le 3ème port négrier après Nantes et La Rochelle. La prospérité des négociants havrais repose sur le commerce colonial et la traite des noirs. En 1791, 63 maisons havraises sont impliquées dans ce commerce honteux. Il faudra attendre 1848 pour mettre fin définitivement à ce trafic abominable. Cette page noire de notre histoire ne doit pas être oubliée. Nous avons vidé une partie de l'Afrique de ses forces vives pour en faire des esclaves. Et des milliers d’entre eux sont morts soit au moment même de l’embarquement dans l'île de Gorée, soit pendant le voyage.

L’activité Navale au Havre, de la création du port jusqu’au milieu du 19ème siècle.

En même temps que le port se développe, la construction navale prend son essor, et devient une activité essentielle de la ville.

Le port est à peine créé que sept ans plus tard, en 1524, est construit le plus grand navire de l’époque “La Grande Françoise”, long de 60

mètres et jaugeant 2000 tonneaux. Mais il est si grand qu’il ne peut sortir du port, et force est de le dépecer sur place.

Les premiers chantiers de construction navale s’installent d’abord autour du Bassin du Roy, et les corporations d’ouvriers spécifiques se développent: charpentiers, perceurs, gréeurs, calfats, voiliers, menuisiers, ingénieurs. Par leur savoir-faire, leurs compétences techniques, ces travailleurs font la gloire et la réputation des chantiers havrais.

L’Arsenal: de 1669 à 1823, c’est un chantier important de construction navale. 927 bateaux militaires y seront construits, plus de 400 ouvriers y seront employés.

Si ces ouvriers ont de grandes compétences, leur salaire, fixé par des règlements royaux, est la moitié de celui accordé aux salariés travaillant pour le commerce.

La construction de l’Arsenal oblige les chantiers navals civils à se déplacer au Perrey, en bordure de mer.

En 1789, les corporations de charpentiers, dépeceurs, mâteurs, calfateurs, perceurs de navires s’exprimeront dans les cahiers de doléances pour réclamer la suppression des impôts sur les choses de première nécessité, tant leurs salaires sont bas et insuffisants pour satisfaire aux besoins vitaux.

C’est à partir du 19ème siècle que Le Havre va connaître un grand développement économique sur les plans industriel, commerce et activité navale.

Navire en bois "abattu en carène" devant la manufacture des Tabacs du Havre

En 1816, les Chantiers Augustin Normand, installés à Honfleur, s’implantent au quartier du Perrey. C’est un événement d’importance dans le domaine de la construction navale.

Augustin Normand sera un pionnier de nombreux progrès dans le domaine de la construction navale.

En 1837, il entreprend la construction de navires avec une coque en fer. C’est une véritable révolution. Il est l’initiateur, en France, des navires à vapeur. En 1841, il construit le premier navire à hélices: le “Napoléon”.

En 1847, le chantier emploie 160 ouvriers. Il se spécialise dans la construction des torpilleurs et contre-torpilleurs.

Début du 20e siècle: torpilleur en chantier

Les Établissements Mazeline: Mazeline-père exploite un atelier de forge et serrurerie rue St Jacques. Les deux fils, qui succèdent à leur père, développent l’activité et transfèrent les ateliers place Ste Cécile, puis acquièrent des terrains le long du canal Vauban.

Vers 1844, les frères Mazeline commencent la fabrication de machines marines: ils obtiennent la médaille d’or à l’exposition universelle de 1844. En 1847, l'effectif est de 360 salariés.

En 1856, la Ateliers Mazeline deviennent “Chantiers et Ateliers du Canal Vauban, Mazeline et Cie”. En 1863, à la suite d’une fusion avec Monsieur Armand de Bordeaux, ils prennent le nom de “Cie Anonyme des Chantiers de l’Océan”.

En 1871, les “Forges et Chantiers de la Méditerranée”, installés à la Seyne rachètent les chantiers Mazeline et achètent également des terrains qui formeront les “Chantiers de Graville”. L’effectif de Mazeline est à cette époque de 920 salariés.

En 1880, Le Havre compte cinq constructeurs de navires:

  • Lemarchand Abel, quartier du Perrey,

  • Augustin Normand et Cie, quartier du Perrey,

  • Perrin, Franklin,

  • Forges et Chantiers de la Méditerranée, Boulevard d’Harfleur,

  • Société Anonyme des Constructions Navales du Havre, quai Colbert (NILUS)

Le premier syndicat ouvrier havrais.

La construction navale est un grand pourvoyeur de main-d'œuvre: elle utilise jusqu’à plus de 50% de la population active dans cette fin du 19ème siècle. Mais cette période sera très difficile pour les travailleurs, avec des périodes de chômage et des licenciements.

Les conditions de travail sont particulièrement dures et pénibles à cette époque; les journées de travail très longues; chômage fréquent; salaires très bas; les enfants sont exploités.

Cette misère profonde sera encore aggravée par deux épidémies de rage et de choléra.

Les patrons utilisent les fêtes corporatives pour en faire des moments de rassemblement ouvriers-patrons.

C’est ainsi qu’est relatée la St Eloy de fin juin 1855 dans le “Courrier du Havre” du 25 juin 1855: “à 10 heures, ce matin, les ouvriers de M. Mazeline au nombre de 800, sans compter les femmes et les enfants, se sont rendus processionnellement à l’église Ste-Marie en portant le pain béni... Après l’office divin, le cortège s’est remis en marche et a regagné les ateliers de M.Mazeline qui avait eu l’aimable attention de faire préparer un déjeuner.

Gravure du Havre vers la fin du 19e siècle

Le 1er janvier 1877 est formée la première chambre syndicale des ouvriers de la métallurgie: c’est le premier syndicat havrais. Son secrétaire s’appelle Reine, et son siège social est 32 rue Franklin.

Le premier conflit social auquel est confronté le syndicat a lieu dans la construction navale, aux Forges et Chantiers de la Méditerranée. En février 1878, les ouvriers frappeurs qui gagnent entre 2 fr. 75 et 3 fr. 50 par jour réclament une augmentation de 3 à 5 centimes de l’heure. Face au refus du patron, le syndicat intervient et propose un tribunal d'arbitrage composé pour moitié d’ouvriers, et pour moitié des patrons, afin de trancher la question du salaire et du travail.

La grève va durer 12 jours, et se soldera par un échec. Les frappeurs sont contraints de reprendre le travail aux même conditions. Mais, plus grave, six d’entre eux sont renvoyés, considérés comme les meneurs.

La construction navale au début du 20ème siècle comprendra essentiellement deux gros chantiers:

- Les “Chantiers Augustin Normand” qui absorbent en 1918 le chantier Lemarchand

- Les “Forges et Chantiers de la Méditerranée”, avec deux établissements:

  • L’Usine Mazeline, qui fabrique les moteurs de bateaux et les hélices,

  • Le Chantier de Graville qui construit des bateaux.

En 1921, les Ateliers Duchesne absorbent la Maison Bossière et créent “la Société Anonyme des Ateliers Duchesne et Bossière”.

En 1949, ils implantent un chantier près d’Harfleur, pour entreprendre la construction des coques, à l’emplacement des cales de lancement des chantiers de la Gironde.

Huileries et savonneries Desmarais

Une grande lutte dans la navale en 1955

Les salaires dans la navale sont anormalement bas à cette époque.

Un OS2 gagne 107 fr. de l’heure alors que le SMIG est de 117 fr. Il faut faire du boni pour l’atteindre. La priorité des priorité c’est l’augmentation des salaires.

Et puis il y a une revanche à prendre sur la grève de 1953 qui a duré plus d’un mois et s’est soldée par un échec.

Le mois d’août 1955 sera chaud, très chaud, avec des actions et des luttes très dures.

Chacun a tiré les leçons de 1953. Pas question de se lancer dans une grève générale. Il s’agit de faire des actions courtes, des grèves tournantes.

Les grèves déclenchées par les ouvriers de la Navale à St Nazaire, servent de détonateur. C’est un raz-de-marée de grèves qui déferlent sur les usines de la métallurgie du Havre en plein cœur du mois d’août. Toutes les usines métallurgiques sont touchées par ces grèves. Mais c’est dans les usines de la navale que le mouvement sera le plus dur, notamment aux Forges et Chantiers de la Méditerranée, à Mazeline.

Les grèves tournantes se multiplient, par ateliers, bureaux, catégories de personnel, de façon à désorganiser la production. D’une demi-journée, elles passent à une heure, une demi-heure, un quart d’heure.

Des échauffourées ont lieu parfois pour faire sortir les mensuels des bureaux. La “Versailles” véhicule personnel du directeur de l’usine est renversée, car la colère gagne de plus en plus les travailleurs.

Au bout d’un mois de grève, la colère est à son comble. Le 21 septembre 1955, les ouvriers de Graville, munis de masques à gaz, chargés de boulons et de riblons, marchent sur Mazeline pour rejoindre leurs camarades en grève.

Les bureaux sont envahis, certains saccagés. Les boulons volent dans les fenêtres, et la cour est vite jonchées de bris de verre.

Le 23 septembre l’usine est fermée. C’est le lock-out. Les travailleurs se retrouvent face aux CRS.

Une nouvelle lutte s’engage pour la réouverture de l’Usine. Après d’âpres et difficiles négociations, l’usine est rouverte le 27 septembre. Les fruits de cette action sont importants:

  • Augmentation des salaires de 12%

  • Augmentation des minimums garantis

  • prime du centenaire

  • allocation décès

  • première amorce de mensualisation avec la création des maître-ouvriers,

  • paiement de 8 jours fériés par an.

Cette lutte contribue fortement à renforcer le syndicat CGT dans l’entreprise.

Le Livre Blanc... des années noires...

La crise de la Construction Navale en France remonte pour une part , au fameux “Livre Blanc” sur la construction navale en 1959.

Il vise ni plus ni moins à ramener le nombre de chantiers de construction navale de 8 à 5, et donc à liquider trois chantiers. Les victimes sont

connues: Port de Bouc, Le Trait, Les Forges et Chantiers de la Méditerranée, avec notamment les chantiers de la Seyne.

Il s’agit en somme de ne laisser qu’un seul gros chantier par mer.

C’est là une sourde menace qui pèse sur une industrie essentielle de notre pays, une industrie clé de notre économie nationale, de par le volume de son chiffre d’affaire: 1500 millions de franc en 1964; de par le volume de ses effectifs: 30 000 personnes; de par le volume du chiffre d’affaires consacré à l’exportation; de par la vocation maritime de la France; de par l’importance de cette industrie dans notre indépendance nationale.

Ces menaces inscrites dans le livre blanc se précisent et deviennent des objectifs du Vème plan qui prévoit de limiter la production à 410 000 tx de jauge brute par an et 17 500 travailleurs.

Derrière ces chiffres, se dessine clairement la disparition de certains chantiers ou leur absorption par les plus gros.

1960: lancement aux Chantiers Augustin Normand

La première victime du Livre Blanc: les Chantiers Augustin Normand

En 1962-63, le Chantier Augustin Normand, qui fut une des gloires de la Construction Navale Havraise, qui est aussi le plus ancien, qui a joué un rôle décisif dans le développement de la construction navale au Havre et en France, est à bout de souffle. Il s’est spécialisé pour l’essentiel dans la fabrication de navires militaires: torpilleurs, contre-torpilleurs, sous-marins.

Or le gouvernement décide de réserver cette fabrication à ses arsenaux maritimes. C’est la crise chez Augustin Normand: plus de commandes. Les travailleurs organisent des manifestations, interviennent auprès des pouvoirs publics pour la sauvegarde des chantiers qui ont marqué profondément l’histoire de la construction navale, en essayant d’obtenir de nouvelles commandes.

Rien n’y fait. Leur fermeture a lieu en 1963, laissant le terrain libre à une juteuse spéculation immobilière, avec la construction, quelques années plus tard, de la Résidence de France, sur l’emplacement des chantiers.

Des discussions et des négociations ont lieu à la sous-préfecture entre les patrons de la Navale et les syndicats, en présence du sous-préfet et de l'inspecteur du travail, pour le reclassement du personnel. Celui-ci sera repris pour l’essentiel par les Ateliers Duchesne et Bossière, et par les Forges et Chantiers de la Méditerranée.

Les Ateliers Duchesne et Bossière vont fusionner avec les chantiers Augustin Normand, en 1964, pour former les A.C.H., et plus précisément “Ateliers et Chantiers du Havre Duchesne Bossière et Augustin Normand réunis”.

Mais les conséquences du Livre Blanc ne vont pas s’arrêter là.

Polissage d'une hélice aux Forges et Chantiers de la Méditerrannée

En août-septembre 1963, ce sont les Forges et Chantiers de la Méditerranée qui vont se trouver plongées dans la tourmente.

A la suite de deux incendies sur les bateaux “Fred Scamaroni” et “l’Isolora”, le versement de pénalités très importantes par suite de retards de livraisons, la société se trouve en grande difficulté car les banques n’assurent plus la trésorerie.

L’existence même des trois établissements -Chantiers de la Seyne, Mazeline, Graville - est mise en cause.

Au Havre, un plan de redressement se traduit par l’annonce brutale de 225 licenciements, mesure justifiée par le patronat pour permettre la survie de la société, mesure qui comprend une première purge syndicale avec le licenciement de quatre délégués, dont trois cégétistes.

La grande lutte des travailleurs des FCM pour la sauvegarde de leurs emplois et de leur outil de travail (1965-1966)

Face à cette situation,la lutte s’organise aussitôt. Les manifestations se succèdent et les rues du Havre résonnent de la clameur des travailleurs de Mazeline et de Graville: “Non aux licenciements”, clameur reprise en force par tous les métallos du Havre. Que de kilomètres elle a parcourus dans les rues du Havre, cette banderole tragique dans sa simplicité: “Non aux 225 licenciements”., banderole qui enracine dans chaque pavé de rue la volonté des travailleurs de voir respecter leur dignité d’homme, banderole qui associe la population au drame humain qui se joue.

Les Forges et Chantiers de la Méditerranée; photo de 1950

Mais la situation va très rapidement s'aggraver. Le 2 février 1966, mise en place d’un administrateur à la tête de la société. La situation est dramatique, chacun en prend conscience, c’est l’outil de travail et de ses trois établissements menacés de disparition, avec comme conséquence des milliers de licenciements et la perte d’un patrimoine économique essentiel pour la Seyne et pour le Havre.

La lutte commencée contre les licenciements prend une nouvelle dimension, et une nouvelle banderole résume la signification de l’action: “Non à la fermeture des FCM”., “Du travail pour tous, nos revendications”.

Dès lors, la ville se met à vivre au rythme des luttes des travailleurs des FCM partageant pendant des mois leurs angoisses et leurs espoirs. Pas de semaine et presque pas de jour sans actions, sans manifestations.

Le 8 février, c’est la “Marche sur Rouen” de l’ensemble du personnel, avec une imposante manifestation de la Gare à la Préfecture, sous une pluie torrentielle. Sur le pont Jeanne d’Arc, avance ce fleuve de travailleurs soudés dans une même énergie, dans une même volonté de défendre leur emploi et leur outil de travail, faisant écho à cette Seine tumultueuse qui charrie ses eaux vers la mer.

Le samedi 12 février, c’est la population du Havre, dans sa diversité, qui se rassemble devant l’hôtel de ville, à l’appel du “Comité de défense des FCM”, comité qui regroupe 43 organisations, syndicats, partis politiques de gauche, associations, organisations professionnelles, personnalités de tous horizons.

Le 17 février, c’est une grande manifestation unitaire devant Franklin. Pour la première fois depuis la scission de 1947, l’ensemble des Unions Locales, CGT, FO, CFDT, CGC et la FEN, ont appelé l’ensemble des travailleurs à ce rassemblement. Métallos, ouvriers du port, salariés des industries chimiques, du bâtiment, les communaux, le personnel d’EDF, des PTT... prennent à bras-le-corps cette lutte pour l’emploi.

Manifestation pour la défense des FCM

Le 22 février, c’est l’opération “Ville morte”. En plein cœur de la ville, les travailleurs de Mazeline et Graville sont rassemblés et commencent une marche silencieuse, du Rond-Point aux Expositions. Calmes, dignes, les travailleurs avancent lentement avec leur banderole: “Le Havre veut vivre”.

La vie de la cité s’est arrêtée. Les commerçant ont baissé leurs rideaux, mis les bâches sur leurs étalages. La ville est oppressée, haletante, comme si elle partageait l'angoisse et l’inquiétude de ces hommes et de ces femmes. Et soudain, le silence s’est déchiré par le mugissement des sirènes de bateaux, des sapeurs-pompiers et les sonneries des cloches de toutes les églises. Toute une ville clame ainsi sa douleur et sa farouche volonté de vivre.

Le 26 février, c’est le défilé de la victoire, derrière le bagad breton. Engagement est pris officiellement du maintien des FCM. Les sourires sont revenus, les regards sont plus confiants. Cependant toute menace n’est pas écartée, l’action doit se poursuivre. Les travailleurs des FCM vont connaître plusieurs mois durant le régime de la douche écossaise: tantôt un acquéreur, tantôt un autre, ensuite plus rien...

Le 9 juin, le ministre de l’Equipement atterrit à Octeville. En même temps que lui, dans un ciel tout bleu, atterrit une banderole accrochée à des ballons qui, lancée de l’usine, a été poussée par les vents favorables jusqu’à Octeville. La banderole clame l'exigence du personnel de l’entreprise “Non à la fermeture de l’entreprise”, “Non aux licenciements

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Manifestation pour la défense des FCM

L’entrevue avec le ministre venu pour examiner le projet de la grande écluse François 1er, est des plus houleuse.

Le 17 juin, l’acquéreur de Mazeline, Dresser et Vallourec, annonce comme condition de la reprise une nouvelle saignée dans le personnel - 160 licenciements - et la fermeture totale de la fonderie. Quant à Graville, 25 mises à pied sont annoncées.

La lutte reprend de plus belle: manifestation sur le pont de Tancarville lors du passage du Tour de France, manifestation lors de l’arrivée du “France”, manifestation devant l’Esterel au Pont V, deuxième marche sur Rouen le 27 juin.

Le terme de cette lutte, qui a duré presque un an, qui a marqué profondément la vie sociale de la cité, c’est, malgré la dramatique saignée des licenciements, une formidable victoire: deux outils de travail, Mazeline et Graville, sont sauvegardés.

Mazeline devient Dresser-Dujardin pour fabriquer des produits pour le gaz et le pétrole: compresseurs et turbines à gaz.

Graville est rachetée par les Ateliers et Chantiers du Havre et reste chantier de construction navale.

Formidable victoire car en bonne logique capitaliste, ces entreprises auraient du disparaître et être liquidées.

L’action du personnel des FCM soudé dans une unité sans faille, la solidarité active des travailleurs du Havre, la mobilisation de la population avec le comité de défense des FCM, le soutien permanent de la Municipalité du Havre avec à sa tête René Cance, ont été autant de facteurs qui, conjugués, ont permis de remporter cette victoire.

Aujourd'hui encore, les travailleurs des FCM peuvent être légitimement fiers. Mazeline est toujours là, dressant sa façade face au boulevard Winston-Churchil. De “Dresser-Dujardin”, il est devenu “Dresser-Rand”. Cette usine représente un potentiel économique et social important, assurant l’emploi direct de 650 personnes.

Quand aux chantiers de Graville, ils ont participé à la construction des paquebots à voile modernes à la pointe de la technique: les “Windstars” et les “Club Med”. C’est la preuve flagrante qu’il fallait maintenir et sauvegarder ce potentiel de richesses humaines et techniques, capable d’inventer et de créer.

Cette lutte a fait surgir au grand jour la richesse humaine et culturelle que présente une communauté de travailleurs. Au cœur de l'action, chacun a pris conscience de façon aiguë que ses racines plongent dans ces usines, que c’est là au fil des jours qu’il a tissé de solides liens d’amitié et de camaraderie, qu’il s’est enrichi de tout un tissu social, qu’il s’est forgé sa propre personnalité, que cela représente en quelque sorte le fondement de sa vie.

site de l'IHS CGT 76e