Ecrire au fil rouge

Numéro 6 (1999)

Vallée de la Seine

Le Trait et son chantier naval: 7 années de lutte

Par Serge Laloyer

Pour sauver leur chantier de construction navale, les salariés et la population du Trait n'ont cessé de lutter, de 1965 à 1972, contre la volonté du patronat et des gouvernements successifs de liquider une des entreprises les plus performantes de construction de navires.

C’était un chantier exceptionnel à plus d’un titre.

Un chantier sur la Seine

La guerre fait rage depuis l'été 1914 : les troupes allemandes occupent l'Est et le Nord-Est de la France. La guerre se mène aussi sur les mers et de nombreux bateaux français sont coulés par la marine allemande.

En novembre 1917 le Trait est choisi par le gouvernement pour implanter un chantier naval parce que c'est un lieu situé loin à l'intérieur des terres, à l'abri des attaques maritimes et sous-marines. Le village du Trait qui ne compte, alors, guère plus de 300 habitants, est situé entre Rouen et le Havre, sur une boucle de la Seine. L'eau y est suffisamment profonde pour accueillir le lancement des navires. L'effet de la mer s'y fait sentir, ce qui permet d'envisager le lancement de navire d'assez grand tirant d'eau.

Il s'agit de répondre aux besoins de la guerre. C'est à la société Worms qu'est confiée l'installation de ce qui allait devenir les “Ateliers et Chantiers de la Seine-Inférieure”. Dans un délai record, les installations sont construites et un premier cargo charbonnier de 4700 tonnes est lancé. C'était le premier des 200 navires qu'ont construits les salariés du chantier 1 .

Rapidement, pour répondre aux besoins en main-d'œuvre, des métallos venus d'autres régions (Nord) vont s'installer au Trait. Ce qui n'était qu'un village en 1917 va devenir une ville de 7000 habitants aujourd’hui.

La guerre terminée et la paix retrouvée, le chantier survit et continue de se développer. Il contribue à assurer la renaissance de la flotte de commerce dont le pays a besoin.

La ville ne vit bientôt plus que pour et grâce à sa construction navale. De père en fils on travaille au chantier. Les chantiers occupent un personnel de plus en plus important: 1000 salariés à la veille de la guerre 39-40, 2000 en 1950, 2500 en 1964.

A partir des années 50, le maire de la ville sera issu du chantier : M. Brétéché et aujourd'hui Roland Paris. Le chantier possédera plus tard une école d'apprentissage où seront formés les futurs ouvriers et agents de maîtrise dont l'entreprise aura besoin.

La diversité des réalisations montre rapidement le savoir-faire du personnel, et la réputation du chantier s'étend très loin.

Parmi les 200 navires qui seront construits en un peu plus d'un demi-siècle, on trouve des sous-marins, des pétroliers dont en 1935, le plus grand pour l'époque, des cargos, des chalutiers, des méthaniers, dont le "Jules Verne", le plus grand méthanier d'Europe pour l'époque qui assurera le transport du gaz d'Algérie en France; il sera lancé le 8 septembre 1964. Mais on y construira aussi des bateaux frigorifiques pour des armements français et étrangers, etc.

Des travailleurs syndiqués qui sont de toutes les luttes

Nous n’avons pas trouvé de trace d’un organisation syndicale dans le chantier avant 1935. Mais à la suite la réunification syndicale entre la CGT et la CGT-U dans la métallurgie en décembre 1935, un syndicat CGT s’organise.

A l’initiative de Robert Lemonnier, le secrétaire du syndicat CGT, un ouvrier de 55 ans, la grève est déclenchée le 4 juin 1936. Le chantier est fermé, les lieux de travail occupés, et le drapeau de la CGT flotte sur les bâtiments. Le 8 juin, à 16 heures, les sirènes sonnent la fin de la grève, mais il faudra attendre le 28 septembre pour que Henri Nicot, le directeur, et Robert Lemonnier signent un accord définitif 2 .

Il y a du changement: en plus des premiers congés payés, les acquis sont énormes, et la vie change profondément. Coté salaires, les ouvriers sont classés en quatre catégories. La première touchera 5,5 fr. de l’heure, la seconde 5 fr., les manœuvres spécialisés 4,20 fr., les manœuvres ordinaires 3,80 fr. A cela s’ajoutent 8% de boni assuré, les heures supplémentaires sont majorées, il est créé un temps de pause pour le casse-croûte. Les salaires restés stables depuis juin sont augmentés, et tous touchent un rappel substantiel fin octobre (1665 fr. pour un ouvrier touchant 200 fr. par semaine) 2.

C’est seulement le 11 décembre que la semaine de 40 heures devient effective, mais après le 1er avril 1939, la durée du travail passe à 54 heures.

Un syndicat Autonome se crée parmi les salariés mensuels minoritaires. Il s’affiliera à la CFTC, puis à la CFDT.

Toute l'histoire syndicale au Trait, comme ailleurs, sera jalonnée de luttes pour de meilleures conditions de vie et de travail.

A la Libération, le 2 septembre 1944, le chantier est en ruine. Il a subi de nombreux bombardements, particulièrement à la fin de l’occupation. Il faudra de nombreux mois pour relever le chantier et le mettre en état de reprendre son activité. Dans les ateliers dépourvus de toiture, les machines outils fonctionnent sous des abris précaires. La situation est si précaire que le 1er mai 1945, le syndicat CGT donne la consigne de ne pas chômer. En février 1946 une partie seulement des installation encore est en état de fonctionner. Le Comité d'Entreprise est créé.

Mais les actions revendicatives reprennent. Le 25 mars 1947, le chantier débauche à 18 heures pour manifester contre la vie chère. Les luttes prennent rapidement de l’ampleur. C’est bientôt la scission syndicale et en 1948, un syndicat Force Ouvrière se crée. Il n’aura jamais l’influence de la CGT.

En 1955, René Biville, le secrétaire du syndicat CGT, qui commentait pour un journaliste une lutte menée par les 2000 métallos pour les salaires, faisait remarquer que la CGT avait 1045 syndiqués.

Les élections au Comité d’Entreprise de janvier 1956, donnent chez les ouvriers 971 voix à la CGT, 94 voix à FO et 190 voix à la CFTC. Chez les agents de maîtrise elles donnent 52 voix à la CGT, 94 voix à FO et 15 voix à la CFTC 2 .

Dans le “Calfat”, journal du comité d’entreprise on peut lire en 1950: “Notre chantier est un des mieux armés de France et même du monde pour affronter la lutte et la concurrence” et c’est vrai.

De 1950 à 1964, les lancements se succèdent: 54 navires quittent Le Trait.

Cependant dès 1965, les premières menaces pour l'emploi se font jour. En mars, la nouvelle éclate comme un coup de tonnerre: la direction annonce 155 licenciements; certains des licenciés travaillent aux Ateliers et Chantiers de Seine-Maritime depuis 30 ou 40 ans. Les syndicats dans une motion rappellent: les licenciements sont annoncés alors que l'horaire hebdomadaire du chantier est de 46 heures et que des heures supplémentaires sont effectuées dans les services touchés par des licenciements.

Aussitôt, les métallos du chantier organisent la lutte pour défendre leur emploi, soutenus par la population du Trait et des villes environnantes où habitent des salariés du chantier,

Le 18 mars, les travailleurs défilent dans les rues du Trait. Ils clament leur colère et leur opposition aux licenciements et réclament "du travail pour tous", "la retraite à 60 ans", "la réduction du temps de travail", et "l'implantation d'usines nouvelles". Les commerçants ont fermé boutique en signe de solidarité 1 .

Le 19 mars, trois cents métallos se rassemblent à Yvetot et défilent dans un cortège impressionnant.

Le 25 mars, la colère retentit dans Rouen. Emmenés par trente cars, 1800 métallos accompagnés d'habitants du Trait, de nombreux maires de la région, se rendent à Rouen pour défiler dans les rues de la ville. En tête du cortège, les licenciés se sont transformés en hommes-sandwiches, avec un placard sur la poitrine: "licencié après 40 ans de service sans reproche"; "Licencié après 44 ans de service, sans reproche", etc. Sous le béret, la casquette ou le chapeau, le regard de ces hommes, qui ont fécondé de leur travail, de leurs sueurs, de toute leur vie, ce chantier qui les rejette comme des rebuts, accuse la logique de rentabilité capitaliste impitoyable.

A la Préfecture, ils exigent l'arrêt des licenciements et des informations sur la marche de l'entreprise.

D’années en années, l’offensive des liquidateurs se poursuit,

En 1966, une nouvelle menace se fait jour pour les métallos, le Chantier du Trait est absorbé par le Chantier Naval de la Ciotat, Cette absorption se traduit par 186 licenciements. Mais la combativité ne baisse pas.

Le 25 avril, une nouvelle marche sur Rouen est organisée. Les métallos de la région rouennaise sont à leurs côtés, ceux de la navale du Havre, eux aussi confrontés à la

même situation, sont venus les rejoindre pour assurer l'avenir de la construction navale dans les ports de Seine-Maritime.

L'année 1967 est ponctuée de luttes. Les lancements sont retardés par des débrayages pour obtenir de nouvelles constructions de navires. Ces actions permettront d'arracher au patronat et au gouvernement des constructions de cargos, de bateaux de pêche pour Cuba, un sous-marin pour un pays étranger.

En 1968, un ton au-dessus dans le combat pour sauver la construction navale au Trait.

Le 13 mai, les métallos du Trait participent à la grève nationale lancée par la CGT la CFDT FO, FEN, UNEF contre la répression subie par les étudiants en grève et pour la défense des revendications.

René Biville, secrétaire de la CGT, propose la grève aux autres syndicats et aux travailleurs, Les métallos approuvent et l'occupation est décidée.

La “Sabinia”, dernier bateau sur cale est bloquée par la grève qui va durer un mois. Comme tous les salariés, ceux du Trait obtiennent la satisfaction des revendications importantes (augmentation de salaire, mensualisation, réduction du temps de travail) et arrachent un nouveau sursis pour la liquidation du chantier ; de nouvelles commandes arrivent.

Mais le pouvoir a programmé la fermeture du chantier naval

En 1970, la liquidation des chantiers est de nouveau à l'ordre du jour. Le 7 octobre, une grève avec manifestation se déroule au Trait. A l'appel de l'Union Syndicale des Travailleurs de la Métallurgie (USTM) de la CGT des débrayages de soutien sont organisés dans d'autres entreprises de la métallurgie de la région rouennaise et plus particulièrement dans la navale.

Le 27 novembre, une opération "ville morte" se déroule au Trait. La population unie autour des familles de ouvriers du chantier, les commerçants, les élus, tous sont solidaires dans une même volonté "Le Trait doit vivre".

Mais les perspectives sont sombres : la direction propose à des travailleurs de partir à la Ciotat ou de s'embaucher à la nouvelle usine Christofle qui vient de s'installer. Pour la petite histoire, les constructeurs de navires y sont transformés en fabricants de fourchettes et de cuillers. Drôle de façon d'utiliser le savoir-faire!

Le dernier bateau.

Le 1er avril 1971, la dernière coque de navire se termine: il s’agit d’un cargo frigorifique pour l'URSS.

Les effectifs du chantier sont passés de 1016 à 570. Celui-ci change de nom, il devient "Travaux Métalliques du Trait" (TMT). Les métallos vont se servir de ce dernier navire pour tenter d'assurer une survie de leur outil de travail. Pendant deux semaines, ils retiendront prisonnier le navire dans ses cales. C'est la rage au ventre qu'ils accepteront finalement de lancer.

Le plan de la direction annonce que 171 salariés seront mutés à l'usine Christofle, 79 obtiendront la pré-retraite, 139 seront mutés à la Ciotat, d'autres seront licenciés.

Le 5 novembre 1972, le lancement du dernier engin flottant construit au Trait a lieu, c'est un flotteur destiné à une plate-forme de forage en mer.

Le 31 décembre 1972, fermeture définitive des TMT et la fin définitive des Chantiers du Trait. De cet outil, créé en 1917 pour assurer la renaissance et le développement de la flotte, la logique capitaliste en a fait un désert.

Seule la lutte acharnée des métallos, de la population, des élus aura permis que d'autres industries existent toujours au Trait; mais de chantiers naval: point!

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Notes:

1- “Histoire du chantier naval du Trait” (1917-1972) Paul Bonmartel - Imprimerie Bertout - 1997.

2- “La CGT en Seine-Maritime” - ouvrage collectif- VO éditions- 1993.

site de l'IHS CGT 76e