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Industrie textile en Seine-Maritime

Bolbec: Retour sur son textile perdu, ou sept siècles de labeur

Par Pierre Michel

1 ère partie : "La Vallée d’Or"

L’histoire de l’industrie du textile à Bolbec n’est pas originale et beaucoup d’autres sites en Normandie, ont connu le même développement économique, les mêmes aléas et les mêmes fermetures définitives de leurs usines à la fin du siècle dernier.

Mais, étant donné la spécificité des Fabrications Bolbécaises, leur renommée nationale, et surtout, la condition ouvrière dans ces manufactures, il semblait nécessaire de remonter le temps à la recherche de Bolbec souvent méconnu.

Placée dans une vallée étroite, à la jonction de quatre vallons, Bolbec est traversée par une modeste rivière « Le Bolbec », qui a joué un rôle déterminant dans l’implantation et le développement de son industrie. Cette rivière présentant quelques chutes, fût au 11e siècle l’énergie principale de nombreux moulins (14) pour moudre le blé, puis au 13e siècle, permit de « fouler » les draps, de produire de l’huile à partir du lin et de moudre les écorces de chêne pour produire le « tan » nécessaire au tannage des toiles.

Ce sont ces moulins qui furent à l’origine de la vie industrielle de Bolbec et surtout de l’industrie textile. Sans ces moulins, Bolbec n’aurait jamais été l’un des fleurons du textile français.

Dès le 14e siècle, la laine du mouton était transformée en toile épaisse appelée « Froc » (ne pas confondre !), rude au toucher et teinte de couleurs variées. Cette toile relativement grossière servait aux matelots et à l’habillement des troupes.

Pour réaliser ces « Frocs », on passait de la laine à l’état brut, pour arriver à la toile finale, le tout nécessitant environ 12 opérations, entre le dégraissage, l’aulnage (mesure) et avant le marquage (conformité).

Toutes ces opérations ne se faisaient pas dans un même lieu, les usines n’existant pas encore, mais étaient réparties entre « le marchand drapier » qui effectuait les premiers traitements de la laine brute (battage et l’ourdissage) et l’ouvrier tâcheron (fileurs, cardeurs, tisserands, foulons) qui travaillait chez lui, à domicile. Le marchand drapier venait chercher l’ouvrage terminé et vendait cette toile pour son compte personnel.

Cette époque dite de la « manufacture dispersée », qui perdurera jusqu’à la fin du 18e siècle (près de 500 ans !) et qui verra la création des centres manufacturiers puis des usines, a mis en évidence l’existence d’une réelle exploitation de « l’ouvrier tâcheron », humble maillon dans cette chaîne de fabrication.

Les riches bénéficiaires dans cette organisation du travail étaient les propriétaires des indispensables moulins à foulon et les marchands-drapiers négociant le produit fini auprès des revendeurs et des détaillants.

Les conditions de vie, ou plutôt de survie, de l’ouvrier tâcheron étaient liées au travail de la terre et à la production de son métier à tisser.

La population de Bolbec et des alentours étant essentiellement agricole, ces paysans que l’on appelait « les tisserands des chaumières » et qui ne possédaient que leurs outils pour travailler la terre et leur machine à carder, ont été contraints pour subsister d’effectuer ce travail supplémentaire où toute la famille, y compris les enfants actionnait le métier ou l’ourdissoir (disposition des fils avant tissage).

Ces paysans ou « laboureurs » travaillaient pour le textile l’hiver ou pendant « les temps morts » de la culture. C’était une vie très rude mais, la population s’est toujours distinguée par son courage et ses qualités de travailleuse.

Cette organisation du travail a persisté jusqu’à la fin du 18ème siècle où des machines nouvelles ont obligé les tisserands à se regrouper dans un même lieu : La manufacture groupée est née ! Entre-temps, le coton avait remplacé la laine, plus facile à travailler donc moins cher (1680 – 1690).

Les « indiennes » à l’origine de la richesse des grands bourgeois

La célébrité de Bolbec commença, grâce au monopole que Jacques Le Marcis, marchand teinturier de Bolbec, obtint du Conseil d’État de « faire teindre, imprimer et fleurir les étoffes de laine blanche provenant du royaume ».

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Il avait volé les secrets de fabrication chez ses concurrents anglais, à l’occasion de plusieurs voyages à l’étranger. Il installa ainsi la première manufacture de Bolbec en 1729. Il fit venir des machines d’Angleterre, en pièces détachées, commença à teindre et à imprimer des toiles imitant les toiles peintes à la main qui arrivaient des Indes ou du Siam (Indiennes et Siamoises).

L’impression se faisait à chaud à l’aide de planches de cuivre gravées. Chaque presse était installée au dessus d’un fourneau recouvert d’une plaque de fonte sur laquelle était posée la planche en cuivre garnie de la couleur à imprimer. La presse comprimait l’étoffe pendant plusieurs minutes. On recommençait l’opération successivement pour chacune des couleurs. La manufacture possédait 20 presses et occupait 70 ouvriers. Elle imprimait 60 pièces par semaine.

C’est dix ans après sa mort, en 1759, que son monopole fût supprimé et les interdits royaux levés. Les manufactures d’indiennes se multiplièrent. La concentration des machines conduisit la population laborieuse de Bolbec à basculer progressivement dans l’ère de la mécanisation.

C’est ainsi que dans le dernier tiers du 18ème siècle, on vit apparaître les grandes familles de patrons qui vont marquer l’histoire de l’industrie Bolbécaise (Pouchet, Fauquet, Lemaître etc.). Le développement des manufactures d’indiennes leur permettra d’accumuler les fonds qui leur permettront de fonder au 19ème une puissante industrie cotonnière. Elles étaient en grande majorité de confession protestante.

En 1777, ce fut l’introduction de la première filature de coton ; cette matière première était importée des États-Unis via le port du Havre.

En 1786, l’effectif des ouvriers de fabriques et tisserands pouvait être comptabilisé comme suit :

- Fabrique de mouchoirs : 3000 ouvriers et ouvrières

- Fabrique de velours : 400 ouvriers et ouvrières

- Fabrique de siamoises : 500 ouvriers et ouvrières

- Fabrique de coutil de coton : 1500 ouvriers et ouvrières

- Fabrique de toile de lin : 1500 ouvriers et ouvrières

Fabrique d’impressions indiennes : 200 ouvriers et ouvrières

Alors que les cinq siècles précédents n’avaient pas apporté de bouleversements importants dans la vie ouvrière bolbécaise, mis à part quelques évolutions techniques du matériel, le début de l’ère industrielle va entraîner la population dans un tourbillon d’aventures technologiques qui va peser lourdement dans la vie économique et sociale de la ville et de ses habitants.

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Le poids du protestantisme

En 1685, si Bolbec comptait environ 3 300 habitants, le tiers était d’obédience protestante et l’importance de son temple s’étendait sur tout le département.

Ces familles liées par la religion réformée et resserrent leurs liens par des alliances matrimoniales. Une véritable féodalité industrielle se créée dans la vallée de Bolbec / Lillebonne reproduisant une Alsace en réduction dont quelques-unes de ces grandes familles étaient issues.

On peut ici constater le lien étroit entre calvinisme et capitalisme. Cela va conduire les « magnats » de l’industrie cotonnière à instaurer dans leurs entreprises un paternalisme poussé à l’extrême.

Leur puissance financière va leur permettre de prendre au 19e siècle, tous les leviers de commandes économiques, politiques et sociales de Bolbec ; notamment la Mairie, la Chambre de Commerce, le Tribunal de Commerce, la Caisse d’Épargne, le Comité de Bienfaisance, le Journal local et même le Conseil Général au niveau du département. Il créent et contrôlent des cités ouvrières et écoles Cette hégémonie va permettre aussi la multiplication des manufactures puis la création des usines de filatures et de tissages (laine, coton, lin).

Au second empire, l’industrie textile constituait une activité majeure où Bolbec devint l’un des bastions. En 1865, il existait 60 entreprises de textile dans la ville employant plus de 3 500 ouvrières et ouvriers. Pour l’anecdote, il faut croire que c’est Napoléon 3 qui en visitant la vallée de Bolbec / Lillebonne en 1861, parla d’une « vallée d’or » et qu’il encouragea les industriels à persévérer et à développer leurs établissements.

Ce sont en grande majorité les habitants de Bolbec qui constituèrent les « bras » de toutes ces usines. L’incidence de cette croissance industrielle eut des répercussions sur le nombre d’habitants qui de 7 000 en 1820 atteignit 10 000 en 1872.

Mais si cette richesse de la « vallée d’or » profita pleinement aux industriels, la classe ouvrière va supporter les longues et pénibles journées de travail dans les usines où les conditions de travail à cette époque étaient à la limite du supportable.

Sans garantie d’emploi stable, sans protection sociale et surtout devant des machines dont la conduite était extrêmement dangereuse et sans prévention des accidents du travail.

Ces ateliers de filatures et de tissages, emploient plus de 54 % de femmes et 12 % d’enfants souvent à partir de 7 ans (1837). Un travailleur sur deux a moins de 20 ans et un travailleur sur vingt à plus de 60 ans (statistiques de 1869).

Pas question de retraite pour les ouvriers âgés, ils travaillent jusqu’à la limite de leurs forces.

Au début de la mise en route de ces ateliers, la journée effective de travail était de 14 heures, puis en 1868 elle est ramenée à 11 heures suite à de violentes grèves des ouvriers, pour passer à 10 heures au début du 20e siècle.

Dans les filatures l’atmosphère est étouffante, humide et insalubre du fait du battage et du cardage de la laine ou du coton, qui laisse échapper un duvet cotonneux et des nuages de poussières.

Constamment en station debout, même pour les enfants, conduire des machines dangereuses, insuffisamment protégées dans un brouillard de vapeur, de poussière et dans un bruit assourdissant, tout cela contribue à des accidents (bras et mains happés par les engrenages) ainsi qu’à l’apparition de maladies dues à l’inhalation des poussières de coton. Les céphalées, syncopes, dérèglement des fonctions digestives et maladies des poumons ont été répertoriées dans quelques archives et ouvrages à ce sujet.

Quant aux salariés, même dans les années fastes de l’industrie du textile, ils sont dérisoires et la hausse des denrées alimentaires de base (pain, viande, etc.) vient souvent annuler la maigre augmentation.

En règle générale, les travailleurs n’ont guère profité de la manne prodiguée par la richesse du textile ; par contre ils ont toujours subi la surproduction, le chômage technique et tous les aléas liés aux livraisons du coton.

Pour couronner le tout, un régime d’amendes avait été institué par les employeurs qui venaient sanctionner les ouvriers en cas de faute, mauvaise tenue ou non-rendement, ce système pénalisait financièrement les salariés et aggravait leurs difficultés pour vivre normalement puisque leur salaire était encore rogné.

En ce qui concerne l’éducation des enfants travaillant dans les ateliers, leur instruction est laissée au bon vouloir des employeurs. L’industrie, en général, n’a pas ou peu considéré l’intérêt des enfants, elle s’occupa exclusivement du rendement du travail.

Comment s’étonner que la classe ouvrière et la bourgeoisie manufacturière vécurent dans deux mondes différents.

Mais cette concentration d’ouvriers, dans des usines et des ateliers a permis aux travailleurs de prendre conscience de leur force à travers la solidarité. Souvent ensemble dans une communauté d’entreprises, ils ont fait face aux industriels et rejeté, avec quelques succès, les tentatives de leurs employeurs voulant leur faire supporter les conséquences financières des crises du textile.

Dans le Fil rouge N°13 « Les crises de l’industrie du textile et les luttes ouvrières ».

Sources :

Archives municipales de Bolbec

Office du tourisme de Bolbec

Bolbec au fil de la mémoire — Bulletin périodique d’histoire locale

Mémoire de J.B Caux

Dossier de MM. Valentin Porte et Erwan Simon

Notes de M. André Jacques Vauquelin

Mémoire de M. JC Sigwalt

Livre « Les familles protestantes » de CM Bost

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