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Fil Rouge N°4 (1998)

150ème anniversaire de 1848

Regards sur les journées d’avril 1848 à Rouen.

par Robert Privat.

Premier article: "La condition ouvrière vers 1848"

Deuxième Article: "Rouen dans la crise économique et sociale"     Fil rouge N°4

Dernier article: La Révolution de 1848 à Rouen”     Fil Rouge N° 5

Avertissement: Cette série d’articles n’a nullement l’ambition d’une étude historique approfondie, avec tous ses aspects économiques, politiques et sociaux, que mériteraient ces événements. Il vise simplement la mise en évidence de faits, de chiffres et d’écrits puisés dans diverses archives ou des ouvrages d’historiens et chroniqueurs, qui peuvent aider à une meilleure approche des raisons et motivations des acteurs de ces mémorables journées.

Premier article:

LA CONDITION OUVRIÈRE VERS 1848

Tous les écrits de l’époque témoignent de conditions de travail infernales, et de conditions de vie (nourriture et logement) aux conséquences dramatiques.

Discipline et conditions de travail

Des journées de travail de 15h et même 17 h dans le petites fabriques handicapées par un matériel de production désuet.

L’ouvrier est soumis à une discipline de fer, dans des ateliers insalubres. Pleuvent les amendes pour tout retard ou absence, pour malfaçon sur les fabrications, ou pour toute transgression réelle ou supposée du “Règlement” aux exigences invraisemblables.

Ces amendes, parfois élevées, “doivent être acquittées à la paie de chaque quinzaine, ou avant la remise du livret si l’ouvrier était renvoyé de suite” (article 20 du Règlement d’Ordre et de Travail de la Manufacture d’Indiennes de Veuve Schlumberger, Rouff fils et Raupp, au Houlme. Octobre 1843) .

Le livret cité est le “livret ouvrier”, institué par la loi du 1er décembre 1803, qui, portant les dates de toute embauche ou départ d’un établissement, avec appréciation du patron, fait du travailleur un citoyen sous constante surveillance et soumis à un contrôle spécial du patronat et de la police, tout au long de sa vie.

Ce livret, conjugué à l’asservissement juridique des salariés (loi “Le Chapelier” du 14 juin 1791 qui interdit toute organisation ouvrière ou toute action collective; Article 1781 du Code Civil, stipulant que “pour les questions relatives au salaire, le Maître est cru sur parole”, le salarié étant tenu de fournir des preuves de ses affirmations) soumet le prolétariat à un système d’exploitation maximum.

Gravité des accidents du travail

Les accidents du travail sont fréquents et souvent très graves. Louis Viève, ouvrier menuisier-mécanicien à Darnétal, en relate une longue série, avec force détails, dans un “Mémoire sur les accidents qui arrivent aux ouvriers dans l’intérieur des ateliers mécaniques”, publié en 1852.

En voici quelques extraits:

Le 12 avril 1842, à St Martin du Vivier, chez Monsieur Duboc, un jeune homme nommé Dauphin fut enlevé par une courroie, fit une vingtaine de tours avec le tambour moteur, eut le bras gauche et deux cuisses cassés.

Plus tard, chez Monsieur Engammare, à Darnétal, le même fait arrive à son contre-maître, le nommé Thomas.

En 1843, encore un fait semblable arrive chez Monsieur Capron, à Darnétal au jeune Morin

Adolphe, il était dans un état tellement déplorable qu’on désespérait de ses jours.

Le 18 janvier 1844, chez Monsieur Guignant, filateur à St Martin du Vivier, une jeune ouvrière, la nommée Duthil, fut prise par ses vêtements à un arbre vertical et tournait avec!! ” Une autre ouvrière, venue la secourir, a son bras arraché et sa camarade meurt sur le champ...

Louis Viève rédige un mémoire destiné à prévenir ces accidents et s’adresse à la Préfecture pour en faire communication, “où je fus reçu plus que froidement” écrit-il.

Et les accidents se multiplient... Le 8 novembre 1847, le nommé Leconte, travaillant à St Léger dans une fabrique d’indiennes...”eut la main et l’avant-bras broyés et déjà à cette même machine, d’autres ouvriers y avaient été pris”...

Le 13 du même mois, chez Monsieur Bousée, fabricant de calicot, route de Rouen, la fille Groult,” de Darnétal, happée à un arbre vertical est scalpée et a l’oreille arrachée; elle en meurt au bout de quelques semaines.

Un an auparavant, en 1846, sa sœur avait également été scalpée chez Monsieur Lépine, filateur à Darnétal.

Maladies et épidémies

Dans un article des “Annales d’hygiène publique”, sous le titre “De la santé des ouvriers employés dans les fabriques de soie, de coton et de laine”, Villermé note: “... dans les filatures de coton, nous avons vu la toux, les inflammations pulmonaires et la terrible phtisie attaquer, emporter une grande quantité d’ouvriers employés au battage ou aux premières opérations du cardage, et que d’après mes renseignements, ces mêmes maladies exerçeraient encore beaucoup de ravages parmi les rattacheurs, les balayeurs, les débourreurs, qui respirent des poussières ou des duvets de coton, et parmi les tisserands à la main”.

Il cite aussi “...le développement des scrofules ou écrouelles dans la masse des travailleurs de nos manufactures.

On sait combien ce fléaux, qui marque les enfants et les jeunes de ses gonflements, de ses cicatrices, de ses infirmités, de ses déformations hideuses, est commun...”.

Le travail des enfants.

Une loi du 22 mars 1841 réglemente le travail des enfants dans les établissements industriels: pour être admis, ils doivent avoir au moins 8 ans; de 8 à 12 ans, ils ne pouvaient être employés au travail effectif plus de 8 heures sur 24, divisées par des repos; de 12 à 16 ans, c’est 12 heures sur 24...; ce travail ne pourra avoir lieu qu’entre 5 heures du matin et 9 heures du soir;

Cependant cette loi tolère une série d’exceptions si le travail est estimé indispensable...exceptions parfaitement incontrôlables et qui prolifèrent.

Du fait que ces salaires réunis de l’homme et de la femme d’une famille ouvrière n’assurent qu’à grand peine le minimum vital, le salaire d’un enfant de moins de 8 ans -et éventuellement celui de son travail de nuit- apparaît comme un indispensable complément de revenu.

Et comme cela arrange le patron, la loi est vite oubliée, cela très durablement.

A un questionnaire départemental en 1869 (28 ans après la mise en vigueur de la loi!) l’instituteur de Maromme répond: “la loi de 1841, avec quelques modifications, serait une bonne loi si elle était sérieusement appliquée. Malheureusement, elle est tombée dans l’oubli; aussi, nos centres manufacturiers ne possèdent plus qu’une jeunesse étiolée, d’une ignorance crasse. Il est grand temps d’y apporter remède si l’on veut avoir des hommes robustes et des citoyens éclairés”.

Constatant que les ouvriers ignorent, pour la plupart, la loi de 1841, il préconise “l’instruction gratuite dans toute son acception”, avec ” création de classes spéciales tenues dans la journée et dans les établissements” et la réduction du temps de travail des enfants à une demi-journée.

Salaires

Selon le “tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton” établi par Villermé, très faible en général, le salaire ouvrier est aussi très variable en fonction du sexe et de l’âge: là où un homme gagne 1,25 à 2 f par jour, c’est de 0,75 à 1,50 f pour une femme, et de 0,50 à 1 f pour un enfant. Il s‘agit là des salaires de cotonniers rouennais. Ils sont plus faibles hors de Rouen.

Le tisserand Charles Noiret, dans ses “Mémoires d’un ouvrier rouennais”, constate que lorsque le travail est permanent et le pain à un prix modéré, un ménage peut vivre “s’il n’a pas d’enfants”... et que “s’il en a deux ou trois, alors il ne peut vivre si le bureau de bienfaisance ou la charité particulière ne viennent à son secours...”.

Le faible revenu ouvrier est, pour l’essentiel, consacré aux dépenses alimentaires. Noiret estime qu’il “ne leur permet pas d’avoir une nourriture saine, suffisante et réglée”...”le déjeuner se fait souvent avec du pain sec, quelquefois avec du pain bis, accompagné d’un quart de mauvais fromage de Neufchâtel”... au dîner ils vont “ dans des gargotes chercher un peu de mauvaise soupe ou de viande”.

Dans une “Pétition à l’Assemblée Nationale sur la nécessité de fixer par un décret un minimum de salaire pour tous les travailleurs”, Bresson, ingénieur civil à Rouen et inspecteur du travail des enfants dans les manufactures, écrit le 25 juillet 1848, qu’il faudrait fixer ce salaire minimum quotidien au double de la valeur de 750g de pain, de 250 g de bœuf et d’un litre de la boisson ordinaire des ouvriers du pays.

N’était-il pas précurseur de notre revendication d’une échelle mobile salaires-prix?

L’habitat ouvrier

Pour se loger, l’ouvrier paie généralement sa location à la semaine, le samedi, jour de la paie, pour un habitat vétuste et malpropre.

L’économiste Adolphe Blanqui, dans son enquête sur les classes ouvrières pendant l’année 1848 s’indigne: “Il existe à Rouen... des repaires mal à propos honorés du nom d’habitation... sinistres réduits mal fermés, mal ouverts et presque toujours dépourvus de meubles et d'ustensiles de ménage”...”une litière de paille effondrée sans draps ni couverture”...” un pot de bois ou de grès écorné qui sert à tous les usages...”

Dans une lettre au Ministre, il décrit ainsi le prolétariat de l’industrie textile: ”Rien n’est plus affligeant que ces myriades de rattacheurs1 rabougris et étiolés, qui ont 22 ans, 20 ans, et qui paraissent en avoir 12 ou 15.

On en voit un grand nombre qui ont été mutilés par le jeu des machines quoiqu’il fut très facile d’éviter ces malheurs en ordonnant la couverture des engrenages par une calotte de fer-blanc, et les logements, est-il possible de laisser louer des habitations inhabitables, dont le séjour tue comme le poison, tandis que la loi défend la vente des aliments malsains.

Les registres de conscription de Rouen révèlent deux tiers de réformés pour incapacité physique; cette proposition est encore plus élevée parmi les ouvriers du textile!

Cette population paie évidemment un lourd tribut aux épidémies.

Ainsi est-il remarquable de constater qu’à Rouen, la carte de répartition des victimes du choléra de 1832, recouvre exactement celle de l’habitat ouvrier.

La ville de Rouen n’a pas l'exclusivité des lamentables conditions de logement. Le conseil Municipal de Maromme nomme le 8 janvier 1851, une commission de recensement des logements insalubres. Son rapporteur, M. Dupuis, dresse le 29 janvier un tableau saisissant.

En voici un extrait:

Une rue entière est dans un état pitoyable, les eaux y croupissent, certaines maisons sont de véritables bouges d’où s’échappe une odeur fétide.

A l’intérieur vivent de pauvres enfants au teint pâle et maladif, aux membres frêles et malingres, dans un état de crétinisme absolu.

Ce ne sont pas seulement les enfants qui végètent et s’étiolent dans de pareils taudis, les parents y languissent sur de mauvais grabats, sous l’influence d’un atmosphère viciée”.

Voilà donc résumée par ces quelques constats, l'extrême misère de la condition ouvrière en ce milieu du 19ème siècle.

Théodore Lebreton avait travaillé dès l’âge de 7 ans, en 1810, dans une indiennerie (manufacture d’impression sur étoffe) comme “tireur” dont le rôle est d’étendre la couleur dans les châssis, pendant 14 heures par jour, dans un atelier constamment chauffé à 25°.

Plus tard, devenu poète, il est employé comme bibliothécaire de la Ville de Rouen et représentera le département de la Seine Inférieure à l’Assemblée Constituante de 1848.

Il publiera plusieurs recueils de poésie. Citons deux strophes des “Plaintes du Pauvre” qui éclairent sur les rapports de classe entre ouvriers et patrons:

L’ouvrier:

Maître, que votre cœur ne soit point inflexible;

Augmentez mon salaire... et soulagez mes maux!

Le maître:

          Valets, soignez mes chiens: mon âme trop sensible

           Ne peut voir sans pitié souffrir les animaux.

Sources:

-“Histoire de Rouen” , ouvrage collectif, édité en 1979 sous la direction de Michel Mollat.

-“Textile et révolution industrielle en Seine Inférieure (1780-1900)”, catalogue d’une exposition des Archives Départementales, par Alain Roquelet (1982). Notre vice-président Pierre Largesse avait contribué à cette exposition, avec des documents relatifs à Elbeuf.

- “La crise économique et sociale à Rouen, 1846-1851”. Article de Pierre Deyon.

- “Maromme”, livre de l’Amicale Laïque de cette ville (A.L.M.) chapitre “L’industrie textile à Maromme”. Edité en novembre 1987.

-”Les journées du mois d’Août 1825 au Houlme” article d’Alain Alexandre, paru dans la revue Etudes Normandes (4-1981)

Deuxième Article: "Rouen dans la crise économique et sociale"     Fil rouge N°4

Dernier article: La Révolution de 1848 à Rouen”     Fil Rouge N° 5

 

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