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Numéro 5

150è anniversaire de 1848

Regards sur les journées d’avril 1848 à Rouen (suite et fin).

par Robert Privat

Premier Article: "La condition ouvrière 1848" : Fil rouge N°2

Deuxième Article: "Rouen dans la crise économique et sociale" Fil rouge N°4

troisième article:

1848: La Révolution à Rouen

L’annonce de la victoire parisienne de février 1848, mobilise une foule nombreuse d’ouvriers rouennais, le 24, qui réclame “des décisions pour que la contrée s'harmonise avec la victoire de Paris”.

Le 25, l’agitation populaire augmente; les groupes parcourent les quais aux cris de “Vive la République! à bas les anglais”. On apprend dans la soirée la proclamation de la république à Paris, puis le lendemain, la nomination de l’avocat Frédéric Deschamps, chef du Comité Démocratique, comme Commissaire du Gouvernement provisoire en Seine-Inférieure, avec pleins pouvoirs (une grande partie de la bourgeoisie le considère comme “l’homme des ouvriers et des démagogues”).

Il reçoit, le 27, un accueil hostile de la Garde Nationale. Dès le 25, l’agitation gagne en ampleur et inquiète la bourgeoisie. Dans la soirée la foule saccage l’embarcadère du chemin de fer Paris-le Havre. Dans la nuit du 25 au 26, est incendiée la passerelle ferroviaire qui franchit la Seine, dite “Pont aux Anglais”, rappelant le rôle joué par les techniciens britanniques dans la construction de la ligne Paris-Rouen.

Le 28, à Petit-Quevilly, les machines neuves de l’usine “La Foudre” subissent la colère populaire (le nom de cette usine est issu du nom de son moteur, récupéré sur un remorqueur du même nom. cette filature de coton deviendra ensuite une vaste et moderne filature, aux mains de Pouyer-Quertier qui sera ministre de Thiers.)

Le 29, des événements analogues se produisent aux ateliers de Buddicom, à Sotteville, qui fabriquent les premières locomotives françaises.

Des dizaines de délégations viennent réclamer à la Mairie, l’amélioration du sort des travailleurs. Dans tous les ateliers, les ouvriers élaborent leurs revendications et les transmettent au Commissaire du Gouvernement.

Aux Archives Départementales, près de 100 pétitions datées de la première quinzaine de mars en portent témoignage. Le 8 mars, une lettre couverte de plus de 1000 signatures, est remise à Frédéric Deschamps: “Nous vous demandons .... qu’il nous soit permis de nous réunir par corps d’état, afin de discuter de nos intérêts... nous voulons que les, machines qui n’ont été faites jusqu’à présent que dans l’intérêt des maîtres, servent au soulagement des travailleurs. Nous voulons une hausse des salaires, la diminution de la durée de la journée du travail à 10 h., comme à Paris; ainsi il y aura du travail pour nous tous”.

C’est là une logique d’une singulière actualité, 150 ans après !

Le commissaire Deschamps prend alors une série d’arrêtés sur la durée du travail dans les usines textiles et sur le port de Rouen. Puis, après avoir convoqué tous les chefs d’établissements de filature pour concertation, il fixe une salaire minimum pour les ouvriers des filatures et teintureries, et crée des commissions mixtes d’arbitrage.

Les espérances ouvrières sont fortes avec la proclamation de la République, mais les travailleurs de l’industrie rouennaise ne se contentent pas de solliciter l'Administration : ils agissent pour obtenir eux-mêmes de leurs patrons un certain nombre de concessions.

Le 29 février, cent ouvriers de Lillebonne sont en grève. Dans les premiers jours de mars, dans la même ville, les ouvriers de M. Grindor cessent le travail pour une augmentation de salaire, et, devant son refus, maltraitent son mobilier.

Le jour-même, événement comparable à Bolbec. Le 10 mars, à Malaunay, un filateur est promené pieds nus et tête découverte, sur plus de 5 km par ses ouvriers.

Maromme connaît une forte effervescence alimentée par la misère grandissante. Paumier, un officier de santé, médecin de la classe ouvrière, y est très populaire. Il se proclame adepte des théories de Cabet, cet utopiste qui met sur pied quelques expériences communistes dans des colonies communautaires installées au Texas, et incite la population marommaise à l’action.

Le 24 mars, le bruit ayant couru à Maromme que M. Barbet, patron d’une entreprises d’indiennes de Déville, voulait réduire de 0,50f le salaire de ses ouvriers, une foule où femmes et enfants sont nombreux, se porte vers le bois que possède à Maromme cet ancien Pair de France. La forêt est mise en coupe avec méthode. Les soldats envoyés pour fermer ce chantier singulier, sont repoussés par la population. Toutefois un certain nombre des acteurs sont arrêtés et emprisonnés à Rouen.

A Brionne et Bernay, les ouvriers des filatures se rassemblent, drapeaux et tambours en tête, somment les patrons de comparaître et leur arrachent une augmentation des salaires et l’arrêt d’un métier à tisser de provenance anglaise.

Mais le chômage s’amplifie. Les ateliers municipaux de Rouen qui comptaient 4000 chômeurs en 1847, en accueillent 8000 le 23 mars, 9500 le 30 et 14000 à la fin avril 1848. La municipalité est contrainte d’instaurer une taxe de 10 centimes, qui s’ajoutent aux 45 centimes du gouvernement provisoire. Le patronat s’insurge contre le nouveau taux des rémunérations. La presse bourgeoise accuse les ouvriers au chômage et ceux qui réclament l’augmentation des salaires : “Votre agitation aggrave le chômage, multiplie les faillites; soyez sages, consentez certains sacrifices, l’ordre et le seul remède à la crise

Le “Journal de Rouen” présente les actions ouvrières comme le fait d’agitateurs “étrangers à la localité” et “désavoués par les bons et honnêtes ouvriers qui forment l’immense majorité.” Ces propos sont bien loins de la réalité...

Le 27, à Rouen, une foule composée en majorité d’ouvriers des ateliers de charité, prend d’assaut la prison pour y délivrer les habitants de Maromme arrêtés après la mise en coupe réglée du bois de M. Barbet.

Le 1er avril, à Lillebonne, la Garde nationale tire sur une manifestation : 6 morts et de nombreux blessés. On s’attend à Rouen, à une nouvelle collision sanglante.

A l’approche des élections fixées aux 23 et 24 avril, les journaux agitent le spectre de l’anarchie et du socialisme. Deux listes sont en présence, la liste Sénard, placée sous le patronage de Lamartine et la liste du Comité Deschamps qui apparaît comme la liste ouvrière, à caractère démocratique et social.

Au soir de la proclamation des résultats, apparaît avant-tout le caractère modéré de l’opinion rouennaise.

La liste de Frédéric Deschamps est sévèrement battue et ne l’emporte à Rouen que dans le 4ème canton, avec 66,5% des voix et dans le 6ème canton, avec 64,4%. Ces deux cantons urbains recouvrent les quartiers populaires de l’est de la ville et de St Sever sur la rive gauche.

Dans les autres cantons, si la liste Deschamps l’emporte à Maromme avec plus de 58% des voix, elle est battue à Darnétal avec 47,7%, et n’obtient que 24,3% pour l’ensemble de la Seine-Inférieure.

En ce soir de proclamation d'élection, des bagarres éclatent place de l’Hôtel-de-Ville entre les ouvriers et la Garde Nationale. Repoussée par une charge de cavalerie, la foule se replie dans les ruelles voisines. Le tocsin appelle aux armes.

Tout l'est de la ville se couvre de barricades; on en compte 16. Trois autres sont dressées à St Sever. C’est l’insurrection qui ne durera qu’une journée : Depuis plusieurs jours un plan de répression est préparé que le Général Ordener applique rigoureusement. On ne parlemente pas.

Deschamps s’efforce de régler pacifiquement le conflit, mais échoue. C'est au canon et à la mitraille qu’on enlève les barricades derrière lesquelles les ouvriers sont pourtant sans armes.

Le lendemain à midi, la région rouennaise est calme. On compte 59 morts du côté des insurgés (selon d’autres sources, on en dénombrerait 34) ; aucune victime grave du côté de la garde nationale et des troupes de la ligne.

Des troubles analogues se sont produits à Elbeuf et ont eu le même résultat. Cet affrontement sanglant préfigure les journées parisiennes de juin 1848 et marquent à Rouen le début de la réaction politique et sociale.

Dans les usines qui ouvrent leurs portes au lendemain des émeutes d’avril, et sont plus nombreuses après les journées parisiennes de juin, les conflits opposent immédiatement les patrons et les ouvriers qui réclament l’application des Arrêtés signés par Deschamps en mars. Les patrons s’y refusent avec l’appui du nouveau préfet Dussard. Partout sont bafouées les dispositions législatives relatives à la durée du travail. Le 15 août 1848, Adolphe Blanqui, frère d’Auguste, écrit au Ministre: “On paraît être revenu au travail de 13 et même 14 heures”.

Dès la fin avril, les militants sont arrêtés pour complicité présumée dans les émeutes ou poursuivis pour tentative de reconstitution des organisations de propagande politique; Les républicains avancés recourent alors à des formes d'action clandestines. Face aux persécutions, les meilleurs militants restent inébranlables. Furet, jeune architecte de 23 ans, ancien rédacteur au “Républicain” est arrêté en mai 1849 et réaffirme hautement ses convictions démocratiques et sociales devant le tribunal. Le préfet qui le visite dans sa cellule quelques mois plus tard s’indigne de trouver, gravés sur le mur, ces quelques mots: “Aux révolutionnaires de 1793, ceux de 1848 reconnaissants”.

 

Premier Article: "La condition ouvrière 1848" : Fil rouge N°2

Deuxième Article: "Rouen dans la crise économique et sociale" Fil rouge N°4

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