Ecrire au fil rouge

Numéro 7

Histoire des revendications :

Luttes pour le Pouvoir d’Achat chez Caillard S.A.–le Havre

Marius bastide

Étude sur le cheminement des revendications sur ce thème dans une entreprise de 1955 à 1980

« Augmentez nos salaires de misère ! » ,

c’est le mot d’ordre qui a retenti dans les rues du Havre, et d’ailleurs, pendant de nombreuses années, sous toutes formes de modulations et d’accompagnement musicaux, lors des manifestations syndicales.

Quand on évoque les problèmes de « la Navale », on pense surtout aux fermetures des chantiers, aux licenciements, à l’atmosphère de crise économique permanente. L’action syndicale aurait été, ainsi, accaparée par les seuls problèmes de l’emploi. Il n’en n’est rien.

C’est en 1976, chez Caillard, qu’interviendront pour la première fois, des départs dans la réparation navale, pour l’essentiel dans le cadre de mesures liées à l’âge des licenciés.

Par contre la lutte pour les salaires fut une donnée permanente de l’action syndicale.

 

Première partie:

L’après guerre: faire son salaire avec les heures supplémentaires!

Le redémarrage de l’économie, après la seconde guerre mondiale, va créer des besoins importants de main d’œuvre et un recours systématique à l’allongement de la durée du travail.

Il faut dire que les heures supplémentaires apparaissent, à l’époque, comme un devoir national… On mènera « la bataille du charbon », « la reconstruction » des villes sinistrées, etc. Beaucoup d’industries vont connaître cette tendance conjoncturelle à la pratique des heures supplémentaires.

Après la remise en route des installations portuaires, une période faste va s’ouvrir pour les compagnies maritimes et la réparation navale. De fait, la concurrence internationale est, alors, un élément négligeable. Chaque pays européen se trouve face à des besoins immédiats de remise ne service et d’entretien de flottes de tous types. Il faut répondre au marché et les réparateurs ont pratiquement à faire à une clientèle captive; ils imposent leurs prix.

Les travailleurs, aux taux de salaires de base modeste, vont se garantir des rémunérations correctes grâce aux heures supplémentaires et aux heures anormales (travail de nuit, du Week-end, etc.). Les majorations de ces heures sont alors tout simplement facturées au client dans le service initial, ou dans des « suppléments » qui sont de pratique systématique.

Cette course à l’allongement du travail va progressivement se ralentir dans l’ensemble des industries, mais elle se poursuivra dans la réparation navale, en particulier pour les travaux d’escale. Le navire doit partir au plus tôt, il faut assurer le travail, jour et nuit… La direction de chez Caillard ne cessera, dans les P.V. de rappeler que c’est une exigence de la profession et ironisera sur ces délégués « qui se croient chez Renault ». Et les délégués répondront que chez Renault on sait organiser le travail par postes en respectant les horaires.

De fait, le problème des heures supplémentaires subsistera dans l’entreprise, y compris lorsque le chômage partiel touchera certaines catégories de personnels. Alors, « proposer des heures supplémentaires » deviendra pour certaines maîtrises, un appât, de manière à récompenser une partie du personnel sélectionné qui, dans la pratique, se montre souple à toute disponibilité.

Le 9 avril 1958, le P.V. relève les protestations des élus car « (… ) des ouvriers font 80 heures par semaines alors que d’autres, à la cour, n’en font que 40. Il est demandé que les temps effectués par chacun soient mieux équilibrés ».

Le 12 avril 1960, une réunion exceptionnelle des délégués du personnel traite du « travail de nuit ». Le P.V. décrit les pratiques en cours: on distingue les quarts de nuit comme horaire anormal payés à 100% selon la Convention Collective; la « nuit isolée », horaire exceptionnel, payée 50% pur les premières heures et 100% pour les suivantes. On précise, de plus, qu’existent des cas d’urgence dénommés « suite de nuit ». Après une nuit de 22 heures à 6 heures du matin, il y a possibilité de prolongation du travail jusqu’à 9 heures à 100%, et après 9 heures, possibilité de prolongation sur un horaire à décider par le chef de travaux. Cette réunion a été demandée par les délégués car les travailleurs demandent des compensations financières. Sur la normalisation de la situation, ils n’obtiennent qu’une déclaration de principe de la direction pour que « les suites de nuit ne soient plus dans l’usine que des cas exceptionnels ».

En proposant des heures supplémentaire; la direction rendait moins urgente la revalorisation des taxes des salaires de base.

La politique patronale des primes et gratifications conditionnelles.

Face aux revendications salariales des travailleurs, l’important pour la direction sera de relever le moins possible les taxes de base, et de céder, si nécessaire, sur des annexes du salaire liées à des conditions de productivité ou d’assiduité.

Le Boni Collectif, la Prime de Bilan, le Prime d’Intéressement:

Le Boni Collectif est déjà en place ne 1957, à l’Usine de Construction des Grues et Engins de levage. Il s’agit d’un intéressement par atelier, en particulier à la chaudronnerie, basé sur un gain de nombre d’heures nécessaires à la satisfaction de la commande en cours.

Aux ateliers de réparation navale la direction voudra l’appliquer, mais les commandes sont diversifiées et les travaux à bord des navires sont souvent des interventions nombreuses de types différents, y compris des entretiens aux escales des navires qui restent hors normes.

Le 20 octobre 1957, on fait toutefois allusion à un « boni-bord ». Mais en 1964, on parle toujours de « la mise en place de ce boni à l’Usine 2 »., et de fait, le P.V. du 12 février 1965 reconnaît que ce boni n’aurait porté seulement sur « 22 216 heures indemnisées soit 1/5e des heures travaillées« .

L’accord d’entreprise négocié pour 1965 va remplacer ce boni par une prime industrielle d’intéressement selon un principe de rentabilité basé, d’une part, sur le rapport entre les heures travaillées productives et les improductives, et d’autre part sur le rapport entre la valeur de la facturation et la valeur des salaires. Cette prime sera hiérarchisée.

Traditionnellement une prime de Bilan est également octroyée selon les comptes annuels. Il s’agit d’une somme globale qui, d’ailleurs ne sera plus indexée sur le Bilan puisque à partir de 1966 elle restera au niveau de 100 000 frs par personne. Cette prime est uniforme. En 1969 la mise en place dans l’entreprise du 1er accord de la « Participation des salariés aux fruits de l’expansion », créée par l’ordonnance du 18 août 1967, conduira à la disparition de cette prime de bilan, à partir de l’exercice 1972.

Prime d’assiduité:

A partir du 1er avril 1961, lors de la reprise du personnel de la Compagnie des Chargeurs, la direction, d’une manière unilatérale et par la note de service n°159, s’empresse d’étendre à tout le personnel cette prime qui existait aux Chargeurs. Elle en avait mesuré le caractère disciplinaire et anti-grève (un P.V. du 11

décembre 1958 laisse entendre qu’il existait déjà une prime équivalent à Caillard 2).

Sur ce projet, déjà le 24 février 1961, les délégués prennent position: « (…) ils ne peuvent admettre comme un complément de salaire cette prime qui est soumise à tant de règles restrictives ».

Il s’agissait d’une prime de 4% sur le revenu de chaque semaine dont les absences cumulées ne dépasseraient pas 15 minutes. Même les absences autorisées qui dépasseraient une demi-heure draient perdre la prime.

Les délégués s’élèveront en permanence contre le « caractère désuet » de cette prime et demanderont son intégration dans les salaires de base. Mais seuls des assouplissements pourront être obtenus. En 1966 se sera le droit à 3 jours ou 6 demi-journées sans solde. En 1973, ce sera le 10 demi-journées de congés sans solde dans l’année et des retards tolérés pour accidents, verglas, etc.

Cette prime d’assiduité a pu représenter un certain frein à des mouvements sociaux répétés de courte durée. Par contre, à partir du moment où la prime de 4% était perdue pour la semaine considérée, c’était l’occasion d’engager des arrêts de travail de plus grande ampleur.

La direction de Caillard, toujours en retard… sur les autres annexes du salaire !

Au cours des réunions, les délégués vont provoquer la direction en faisant état des retards de la politique sociale dans la Société Caillard en comparaison des autres entreprises de la place. Une commission économique s’est mise en place au niveau local et fournit des renseignements précieux pour les élus.

Prime d’ancienneté:

Déjà, le 4 mai 1959, cette prime est réclamée mais la direction répond « qu’il a été fait quelque chose en ce sens par la retraite complémentaire » (on vient d’adhérer à l’Unirs). C’est seulement le 24 mai 1962 qu’elle accordée, versée semestriellement, de 15 NF à 60 NF par tranches d’âge de 2 à 12 ans. En 1967, elle est payée dans le salaire mensuel mais sur la base des minis de la Chambre Syndicale, avec revalorisation des coefficients. Un barème progressif est établi jusqu’au 1er janvier 1976, date fixée par l’accord national pour l’uniformisation de la prime d’ancienneté des mensualités et des mensuels. De fait, cette uniformisation aura lieu le 1er janvier 1975. Les délégués continueront de réclamer le calcul sur les salaires réels individuels de l’entreprise.

Prime de Vacances:

Le 4 mai 1951 aux Chargeurs Réunis, on demande une prime de départ en congés. La direction ne donne pas suite. Le 18 août 1959 la demande est encore refusée. C’st seulement le 4 avril 1973 qu’est instaurée, dans le cadre de l’accord d’entreprise une prime de vacances uniforme de 300 Frs – 450 Frs en 1975 – 530 Frs en 1975 – 870 Frs en 1980. Elle sera alors du niveau de celle des Chantiers de Normandie, entreprise comparable.

Gratification de fin d’année:

Les primes à caractère aléatoire, de Bilan, d’Intéressement, etc. vont retarder chez Caillard la revendication et l’obtention du 13ème mois. Ce problème sera discuté dans le cadre des accords annuels et ne trouvera un début de solution qu’en décembre 1971 sous la forme d’une « gratification bénévole » avec une variation de plus ou moins 10 % ( « à la tête du client » ) . Son montant est uniforme pour les mensualisés: 220 Frs en 1971 – 440 Frs en 1972 – 660 Frs en 1973, etc. en vue d’arriver à une parité avec la prime des mensuels. De fait, à partir de 1978, la prime sera basée sur les minis de la catégorie de la Chambre Syndicale Patronale avec une variation de plus ou moins 5%.

On pourrait poursuivre l’étude de ces annexes de salaire en citant l’obtention d’une prime de transport, de la participation patronale au restaurant d’entreprise (hors budget du Comité) des indemnités de déplacement sur les zones portuaires en plus des zones définies par la Convention collective locale, les heures supplémentaires majorées à la journée, etc.

La tactique syndicale sur la question des primes est très pragmatique. Il n’y a pas de petite revendication. E, bon Normand, on estime que « ce qui est piqué est piqué », « c’est toujours

ça de pris ». Mais l’essentiel reste la lutte pour le relèvement des salaires de base par des augmentations générales.

Les augmentations générales des rémunérations:

1- « La Revendication » par excellence, de plus en plus pressante, de plus en plus argumentée syndicalement.

Les premiers procès-verbaux des réunions, rédigés par la direction, sont volontairement brefs sur les demandes des délégués et les réponses patronales. Au cours des années, on constate que le « cahier de revendications » mensuel s’étoffe considérablement avec des détails et des argumentations. Les comptes-rendus des réunions des Comités d’Entreprise et C.C.E. deviennent plus prolixes quand la rédaction en sera assurée par les secrétaires élus et non la direction.

Au départ, les revendications d’augmentation ne sont pas toujours chiffrées. C’est une demande globale « compte tenu de l’augmentation du coût de la vie ». Les réclamations sont parfois exprimées en termes bien polis, à l’occasion avec astuce …. Elles deviendront de plus en plus fermes, y compris menaçantes: « les délégués considèrent que la situation est assez sérieuse pour que la direction soit avertie des risques d’agitation dans l’usine et ils déclarent dégager leur responsabilité pour l’avenir… » .

Les délégués comme la direction raisonnent en chiffres absolus. Le 19 septembre 1959, c’est pour une augmentation générale de 3 frs pour l’OS1, à 5 frs pour l’OP3. Pourtant on apprécie déjà les pourcentages: « les délégués estiment que cela fait à peine 2 % d’augmentation et que c’est vraiment peu en regard du coût de la vie ».

Le 7 août 1951, déjà aux Chargeurs, on demande globalement 15 % mais on évoque aussi le 3 décembre la révision du SMIG, et le 1er février 1952 on parle de « la mise en application de budget type minimum de 25 166 frs pour 173 heures de travail » . On parle de « parité avec la région parisienne » et de supprimer « les abattements de zones ». Les syndicats commencent à pratiquer de nouveaux arguments puisés dans les travaux statistiques de l’Etat et de l’Insee. La formation syndicale, en particulier dans les stages de Comité d’Entreprise, permet aux militants de situer dans un contexte nouveau les revendications salariales, hors des seules références à l’entreprise.

Un point est à souligner sur ces revendications salariales, c’est une recherche difficile d’équilibre entre la revalorisation des plus bas salaires et la reconnaissance d’une juste rémunération de la qualification. Ce point sera particulièrement à l’ordre du jour quand au plan national s’ouvriront des négociations pour une convention collective nationale qui n’aboutira qu’à l’établissement d’une « grille nationales » des rémunérations. Chez Caillard, le syndicat CGT « naviguera à vue ». Seront alternées des augmentations généralisées au pourcentage, des primes de vie chère, en valeur uniforme, des primes périodiques non hiérarchisées.

A partir de 1970, le syndicat CGT traditionnellement axé sur la défense du personnel ouvrier, va s’ouvrir à de nouvelles catégories, employés, techniciens, agents de maîtrise, etc. les revendications salariales vont devenir plus complexes: Grille hiérarchique, même valeur de point, etc.

2- Les parades patronales aux revendication de revalorisation générale des salaires.

A l’agence du Havre des Chargeurs Réunis, on estime en 1955 que les augmentations systématiques relèvent de la Direction Générale à Paris. Lors des réunions des délégués du personnel chez Caillard, la question est renvoyée à « la politique générale précisée en Comité d’Etablissement ». A partir de 1961, les élus au C.E. sont invités à prendre connaissance des décisions de la Direction Générale, notifiées au Comité Central d’Entreprise.

La direction mettra en avant « la grande prudence qui est nécessaire dans les environnements économiques difficiles ». Toutefois des augmentations seront acquises régulièrement. Ainsi il pourra être affirmé que les Salaires Caillards sont bien au dessus des minis fixés par la Chambre Syndicale Patronale (minis qui restent souvent bloqués pendant plusieurs années).

La CGT n’est pas d’accord sur le mode de calcul en ce qui concerne la garantie du pouvoir d’achat, car dans les augmentations annuelles elle raisonne en « masses salariale » y compris les augmentations individuelles nécessaires à l’avancement du personnel. Chaque année, en effet, un pourcentage est affecté pat ateliers et sections pour les promotions. Il s’agit là aussi de calmer la chaleur revendicative, de distribuer des « miettes » en faisant croire aux bénéficiaires qu’ils sont des privilégiés. Le syndicat n’aura de cesse, au contraire, de présenter tous les cas de ceux qui n’ont rien eu « en rallonge individuelle ». Cette politique de saupoudrage d’augmentations va conduire à une telle individualisation des salaires qu’il faudra des années pour que chacun trouve sa place sur un échelon de la grille hiérarchique quand l’action syndicale imposera de la mettre en place dans l’entreprise.

L’argumentation syndicale va jouer également en dénonçant le retard des « Salaires Caillards »sur ceux des entreprises de la place. En 1961, devant la pression permanente des élus, la direction propose de ne plus augmenter « au coup pour coup » mais d’établir un plan annuel d’augmentation comportant deux augmentations systématiques semestrielles. Cet accord, pour insuffisance, sera refusé à une légère majorité de Non. Alors le 26 juin 1961, « une Commission d’Étude des Salaires et des Prix » est formée. Elle comprend deux membres de la CGC, deux de la CFTC, trois de la CGT. Cette commission n’aura qu’un titre officieux et permettra d’échanger les différents points de vue de la direction et des syndicats susnommés ».

La direction pensait–elle créer ainsi une instance « tampon » aux revendications. De fait, c’étaient les préliminaires d’une nouvelle politique salariale qui allait se traiter dans le cadre des accords d’entreprise… Il est vrai que que le niveau mensuel de la hausse des prix va exiger des réajustements salariaux de plus en plus fréquents.

(à suivre dans le Numéro 8 du Fil rouge )

Notes de l’auteur: Cette étude s’appuie sur les procès verbaux des D.P. – C.E. - C.C.E. de 1955 à 1980 de l’entreprise Caillard S.A. et de l’Agence Havraise des Services Techniques de la Compagnie Maritime des Chargeurs Réunis dont le personnel sédentaire, rattaché à la Métallurgie sera pris en 1961 dans les effectifs de Caillard. Nous ne disposons pas de P.V. pour la période antérieure à 1955 et c’est en 1980 que la Société Caillard déposera son bilan et sera scindée pour être reprise, pour la Division Construction de Grues et d’Engins de levage portuaires par Five-Caill-Babcook, pour la Division Réparation Navales par le groupe national des « Ateliers Français de l’Ouest » (A.F.O.).

Cet article n’entend pas faire une étude statistique qui demanderait d’établir des correspondances entre les montants de salaires en anciens et nouveaux francs et de les réactualiser en fonction de l’inflation. Nous ne citerons que les chiffres nécessaires à la compréhension des décisions patronales et ouvrières lors de cette lutte pour les rémunérations.

En relisant des Procès-Verbaux, nous nous sommes attachés à relever sous quelles formes et avec quels arguments, au cours de ces années, les représentants du personnel posaient le problème du pouvoir d’achat et comment les directions répondaient aux revendications devenues de plus en plus pressantes, appuyées par des mouvements sociaux divers, de la pétition à l’arrêt de travail, à l’occupation des ateliers et bureaux.

Caillard S.A. est une société fondée en 1859, qui a repris les ateliers Béliard-Crighton du Havre en 1955, puis les Services Techniques des Chargeurs-Réunis en 1961 et enfin en 1970 le personnel de la SACEM (construction d’ascenseurs). Deux usines au Havre: 1200 personnes.

De 1881 à 1981, la Chambre Syndicale Patronale de la Métallurgie du Havre a été dirigée pendant 86 ans par des patrons de la Navale. La direction de Caillard, pour sa part, l’a présidée pendant 28 ans.

A l’entreprise comme à la Chambre Syndicale de la Métallurgie, ce fut bien le même patronat toujours « frein du progrès social ». Ce fût aussi le même combat des salariés pour l’amélioration de leurs conditions vie..

 

site de l'IHS CGT 76e