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Numéro 8

Histoire des revendications:

Luttes pour le Pouvoir d’Achat chez Caillard S.A.- le Havre

par Marius Bastide

Étude sur le cheminement des revendications sur ce thème dans une entreprise, de 1955 à 1980.

(suite de l'article du Numéro 7 du Fil rouge).

« Augmentez nos salaires de misère ! »,

C’est le mot d’ordre qui a retenti dans les rues du Havre et ailleurs, pendant des années, sous toutes formes de modulation et d’accompagnement musicaux, lors des manifestations syndicales.

Après avoir traité la genèse des revendications salariales dans une période allant de 1955 à 1963, marquée par des avancées au coup par coup des revendications, Marius Bastide aborde la période suivante marquée par la discussion d’accords d’entreprise et la clarification des rémunérations par la mise en oeuvre de grilles de salaires.

 

La politique salariale traitée dans le cadre des accords d’entreprise.

A partir de 1963 jusqu’à 1970, l’accord de salaire est inclus dans les clauses générales de chaque accord d’établissement. En 1971, la société Caillard est réorganisée en Société à directoire et à conseil de surveillance.

La Direction générale est renouvelée et entend exercer un pouvoir plus centralisé. Les accords de salaires seront désormais inclus dans un accord d’entreprise commun aux deux usines qui prendront dorénavant la dénomination de « Division 1 » et « Division 2 ».

Cet accord prévoit deux augmentations annuelles: au total 4% et un réajustement en fonction de l’inflation. Il prévoit un échange chaque trimestre aux Comités d’entreprises sur la conjoncture. Tous les six mois, les délégués du personnel sont appelés à faire des observations sur la répartition des augmentations individuelles.

Les grèves de 1968 et l’application du Constat de Grenelle vont donner une forte impulsion au réajustement des salaires, à une écoute plus attentive des élus et à des propositions contractuelles constructives même si la C.G.T. les a toujours considérées insuffisantes. Le réajustement des salaires pour l’année 1968 correspondra chez Caillard pour les ouvriers à des augmentations de 11,76% à 10,2%; le point des mensuels sera relevé de 11,65%.

La Direction d’entreprise se montre dans cette période plus ouverte à engager le dialogue. Le contenu des accords d’entreprise va s’en trouver relativement amélioré.

Pour être bref, notons les avancées suivantes: des programmes d’augmentation de salaires sont calculés sur le rythme d’inflation de la dernière période. Des avances sont données en janvier pour ne pas être à découvert. Des clauses de sauvegarde permettent de réajuster les salaires si les prévisions semestrielles d’augmentation sont insuffisantes. Des rattrapages sur les autres entreprises interviennent, mais très rarement.

C’était la politique de « l’échelle mobile des salaires ». Depuis longtemps, dans les P.V. de réunion, les délégués parlaient des indices Insee, des « 259 articles », des Budgets-types syndicaux, familiaux, du BOSP (Bureau d’observation des salaires et des prix), etc.

Il faut préciser qu’à l‘époque la direction souffrait de phobie vis-à-vis de l’indice CGT. Elle aurait bien accepté tous les indices du monde, mais surtout pas celui là. Cette allergie a rendu chaque année la signature des accords très conflictuelle. De toute manière, l’accord prévoyait la consultation d’une « commission économique paritaire », pour examiner particulièrement les indices du coût de la vie, les budgets « syndicaux », les variations de salaires de l’ensemble des principales entreprises havraises. Cette liste n’est pas limitative... Il y avait donc là un champ ouvert à toute l’ardeur revendicative de la C.G.T..

En 1975, la direction va décider de dissocier l’accord de salaires des accords d’entreprise, en le maintenant au même niveau. D’ailleurs, c’est en 1975 que, sous la pression syndicale, en plus des augmentations envisagées, seront accordés 1% au 1er mai et au 1er juillet, 0,5% au 1er octobre, et au 1er janvier 1977, en partie comme rattrapage sur les autres entreprises havraises.

Le 16 décembre 1975, la direction décide qu’elle reprend sa liberté et annonce qu’il n’y aura pas d’accord de salaire pour 1977. Elle naviguera à vue, en suivant les indices INSEE.

Le P.V. du Comité Central d’Entreprise du 22 décembre 1976 rapporte les propos du directeur général: « Monsieur Barre a dit en substance, que la dérive des salaires en 1977 ne devrait pas excéder 6,5%. (…) La direction n’a pas le choix. (…) Il est indispensable de juguler l’inflation, la dérive des prix et un certain nombre d’autres dérives salariales ». « Malgré les difficultés internes qui vont s’aggraver dans la société – un plan de suppressions d’emplois vient d’être annoncé à la Division 2, réparation navale - le niveau des augmentations générales compensera globalement la hausse des prix; La commission des salaires et des prix continuera à fonctionner.

Nous sommes, dès lors, entrés dans une nouvelle période où, tout en poursuivant la lute pour les rémunérations, l’activité de la CGT devra s’impliquer radicalement pour la défense des emplois. L’échelle mobile des salaires et les clauses de sauvegarde du pouvoir d’achat vont être mises à rude épreuve, quand la direction annoncera la réduction des horaires à 27 heures hebdomadaires sans compensation, ce qui ne sera jamais appliqué (Ceci est une autre histoire).

Une véritable grille des rémunérations chez Caillard.

Pour les successeurs des « Maîtres de Forges » il est particulièrement inconvenant que les syndicats interviennent dans le contrat salarial; A leurs yeux c’est une affaire privée entre le patron et l’embauché.

En période de plein emploi, les ouvriers, ne se privent pas de remettre en cause le contrat initial, à partir d’un rapport de force qui leur est favorable, en menaçant l’employeur de quitter l’entreprise s’ils n’obtiennent pas 20 ou 30 centimes de l’heure de « rallonge ». Ce domaine du salaire individuel est entouré d’un certain secret. Par le jeu des augmentations individuelles qui créent favoritisme et rivalité, la gestion des rémunérations est devenue de plus en plus incohérente et anarchique.

Le 8 octobre 1958, la direction répond aux délégués qu’en matière de niveau de salaires, il n’existe plus que les « minis » de la Chambre syndicale. Le 14 décembre 1961, on reconnaît que par catégories on dispose de « maxi et mini » mais qu’ils « n’ont aucun caractère officiel ». Le 29 juillet 1965, les délégués sont renvoyés à une « grille de mini-maxi qui existe au bureau du personnel », à laquelle ils peuvent avoir accès Le 29 septembre 1965 la direction précise « qu’une grille a été établie qui fixe le salaire de,chaque sous-catégorie à l’intérieur de chaque catégorie ». C’est en 1970 qu’enfin, dans le cadre d’une Commission des salaires et des prix, s’ouvre l’examen de l’ensemble des rémunérations: grille de salaire base 40 heures – salaires réels effectifs par catégories. Il est vrai que la CGT de l’entreprise se montre alors capable d’engager, par atelier et par section, des enquêtes de salaires, anonymes, en consultant les travailleurs. Beaucoup, d’ailleurs ne font aucune réserve à déclarer leur taux de base personnel.

L’aspect tabou et secret des salaires est, dès lors, rompu en partie. A cette date, la Direction générale a été renouvelée. En mars 1971, elle reconnaît « qu’il existe des échelons exceptionnels qui ne sont pas sur la grille ».

Les revendications syndicales vont porter sur plusieurs points. La Grille des salaires sera publiée et mise à jour en permanence. Dans chaque catégorie seront créés des échelons en nombre limité selon des pourcentages réguliers. Les échelons maxi de la catégorie inférieure ne devront pas télescoper les échelons mini de la catégorie supérieure. Une valeur unique du point sera progressivement appliquée. Un salaire mini entreprise base 40 heures sera garanti pour l'échelon le plus bas, indexé sur les augmentations générales de l'entreprise.

Des avancées importantes seront encore obtenues mais il est vrai qu’on venait de si loin. En 1980, au moment du dépôt de bilan, la grille des rémunérations sera encore bien imparfaite:

  • Salaire mini garanti base 40 heures à 2490 f, soit 4,8% au dessus du Smic (2376,84 f en mai)

  • Une valeur du point qui oscille encore entre 16,47 et 17,12 f.

  • 7 échelons par catégorie mais 10 échelons pour les OP3,

  • En particulier deux échelons maxi de OP2 ou OP3 dépassant respectivement les échelons mini des OP3 et T.A.

Les délégués progressent et obtiennent satisfaction dans les réunions quand les travailleurs sont conscients et dans l’action.

Au cours de cette étude faite à partir des procès verbaux des diverses réunion des instances de représentation du personnel, on a pu percevoir les manières de faire et les tactiques des élus. Grâce à la formation syndicale, ils sont devenus plus compétents, plus persuasifs. Mais que représente une cinquantaine d’élus face à des directions qui entendent s’arroger un pouvoir exclusif dans l’entreprise ?

Les représentants du personnel dans ces négociations n’ont pu opposer un contre-pouvoir que grâce à l’action des travailleurs qui démontraient ainsi leur intérêt et leur mobilisation sur les revendications.

Il n’est pas possible d’entrer dans les détails des diverses luttes pour les salaires menées chez Caillard. Ces actions seront d’ailleurs souvent associées à la lutte du Syndicat général de la Métallurgie pour la Convention collective locale, et de l’Union syndicale de la Métallurgie de la Seine-Maritime (USTM) pour obtenir une convention collective nationale et une grille de classifications.

Je ne relèverai que quatre situations particulières suffisamment révélatrices:

  1. Le 30 septembre 1955 à l’Usine 2

« la direction s’engage à majorer à dater du Lundi 15 septembre 1955 les salaires effectifs actuels dans les conditions ci-après: de 18% pour OP3 et OP2 à 12% pour le manœuvre (…) « à condition que le personnel ouvrier s’engage tant à bord qu’à l’atelier (…) à cesser immédiatement tout arrêt de travail et de réduction de production sous une forme quelconque, également à reprendre le travail dans l’ordre et la discipline, suivant le règlement de l’atelier ».

  1. Le 12 février 1965 à l’Usine 2:

« Il sera convenu qu’une augmentation de 1,5% sera assurée au cours du 1er semestre,

lorsque le travail aura repris normalement, et qu’une augmentation de 1,5% sera donnée au 2e semestre si la situation de l’usine, au retour des congés, est normale ».

  1. Fin 1971:

Les négociations de l’accord d'entreprise pour 1972 ne peuvent aboutir. La C.G.T. et la CFDT. refusent de signer à cause de l’insuffisance en matière de salaire. Voici un extrait de la Note de service de la Direction Générale.

« (…) les syndicats CGT-CFDT représentant 87,5% des électeurs employés et ouvriers refusent leur signature. Concluant que la majorité du personnel employé et ouvrier a ainsi manifesté son désaccord par l’intermédiaire des syndicats CGT-CFDT, la direction estime qu’il serait anormal d’appliquer les avantages importants d’un accord d’entreprise à l’ensemble du personnel dont les syndicats refusent tout engagement(…) »

  1. Fin 1972:

La Direction a refusé « le catalogue » des revendications de la CGT pour l’accord de salaire 1973. La situation est difficile car la CFDT change de camp.

La direction et les organisations syndicales, hors la CGT, organisent un référendum. La CGT appelle à boycotter la consultation mise en place à son insu.

Suivra la note de service suivante du 26 février 1973:

« A la suite d’une longue période de trois semaines sans réponse de la part des syndicats à la proposition patronale, un vote à bulletin secret a été organisé par les syndicats CFDT – CGC – CGSI – SAAMT.

L’importance des abstentions ne permet pas de considérer comme valable la majorité des votants qui s’est prononcée pour le renouvellement de l’accord. La direction a donc le regret de constater que l’accord réalisé en 1972 est devenu caduc (…) ».

A partir de cette note de service, il est facile de saisir la puissance de la CGT majoritaire dans l’entreprise, le camouflet que la direction inflige aux autres syndicats, en constatant leur représentativité secondaire, la résignation de la direction d’aboutir à un accord avec la CGT qui seule permettra que le climat social devienne plus serein.

De fait, la C.G.T. va obtenir la reprise des discussions. Une entente acceptable interviendra et l’accord sera signé le 4 avril 1973, avec effet rétroactif au 1er janvier. La courbe des salaires suivra mois par mois celle des indices des prix. La garantie de la progression du pouvoir d’achat sera de 3% au cours de l’exercice.

La politique salariale contractuelle de 1963 à 1976 pouvait porter le risque de freiner les revendications et d’obtenir pour le patronat une paix sociale à moindre coût. Mais chez Caillard, le piège a été largement déjoué. L’action syndicale sur les salaires a dû être réorganisée, centrée en particulier sur les périodes de négociations. De toute manière, plusieurs clauses de l’accord laissaient la porte ouverte aux discussions et aux contestations. Les travailleurs ne se sont jamais priés de faire savoir leur mécontentement dans l’entreprise et à la Chambre syndicale de la Métallurgie havraise (patronale).

Une entreprise… Un syndicat… 

Des éléments pour la mémoire de nos luttes collectives

Cette étude partielle et rapide sur les luttes pour les rémunérations chez Caillard S.A. au Havre de 1955 à 1980 ne saurait revêtir aucun caractère exemplaire ni encore moins normatif pour les travailleurs de l’an 2000.

L’élaboration des contrats de travail se déroule aujourd’hui, dans des conditions et dans un contexte économique si différents; elle implique tant de données liées à « la mondialisation » de la concentration financière, et la multiplication de nouvelles situations concurrentielles qui fragilisent les anciens repères de l’organisation du travail, des contrats et des rémunérations.

Ce témoignage est donné « pour mémoire »

d’une époque où précisément le « mouvement »  était de progresser vers une harmonisation de tous les travailleurs, qu’ils soient payés à l‘heure ou au mois. C’est cette revendication qui fut appelée « la mensualisation ».

Cette volonté ouvrière est, alors, si forte que la Pouvoir politique, dans le cadre de la campagne présidentielle de juin 1969 va s’emparer de cette revendication. M. Georges Pompidou, lui-même, déclare « vouloir transformer le salaire horaire en salaire mensuel ».

Henri Krasucki, le 14 mars 1970, dans une interview à l’Agence France Presse (AFP) va remettre les pendules à l’heure, en précisant que « ce sont par les luttes que les travailleurs ont imposé cette revendication qui paraît aujourd’hui d’une évidence au pouvoir politique ». Il relativise également cette mensualisation « qui reste à obtenir dans les faits et laisse entiers les problèmes essentiels du rétablissement et de la garantie du pouvoir d’achat ».

Question de l’AFP: « pensez-vous que la mensualisation change la condition ouvrière »

Réponse de Henri Krasuki: «  Si la mensualisation des ouvriers avait cette vertu, il s’ensuivrait que les employés et les techniciens vivent, depuis longtemps, dans la « nouvelle société » sans s’en apercevoir. Ils n’ont pas l’air de la trouver à leur goût. N’en sont-ils pas moins exploités et mécontents de leur situation. »

Voilà quel fut notre petit problème des salaires Caillard, situé dans l’ensemble des luttes de la CGT, du mouvement social général et de son contexte politique…

Marius Bastide le 8 janvier 2000

 

 

Notes de l’auteur: Cette étude s’appuie sur les procès verbaux des D.P. – C.E. - C.C.E. de 1955 à 1980 de l’entreprise Caillard S.A. et de l’Agence Havraise des Services Techniques de la Compagnie Maritime des Chargeurs Réunis dont le personnel sédentaire, rattaché à la Métallurgie sera pris en 1961 dans les effectifs de Caillard. Nous ne disposons pas de P.V. pour la période antérieure à 1955; C’est en 1980 que la Société Caillard déposera son bilan et sera scindée pour être reprise, pour la Division Construction de Grues et d’Engins de levage portuaires par Five-Caill-Babcook, pour la Division Réparation Navales par le groupe national des « Ateliers Français de l’Ouest » (A.F.O.).

Cet article n’entend pas faire une étude statistique qui demanderait d’établir des correspondances entre les montants de salaires en anciens et nouveaux francs et de les réactualiser en fonction de l’inflation. Nous ne citons que les chiffres nécessaires à la compréhension des décisions patronales et ouvrières lors de cette lutte pour les rémunérations.

En relisant des procès-verbaux, nous nous sommes attachés à relever sous quelles formes et avec quels arguments, au cours de ces années, les représentants du personnel posaient le problème du pouvoir d’achat et comment les directions répondaient aux revendications devenues de plus en plus pressantes, appuyées par des mouvements sociaux divers, de la pétition à l’arrêt de travail, à l’occupation des ateliers et bureaux.

Caillard S.A. est une société, fondée en 1859, qui avait repris les ateliers Béliard-Crighton du Havre en 1955, puis les Services Techniques des Chargeurs-Réunis en 1961 et enfin en 1970 le personnel de la SACEM (construction d’ascenseurs). Deux usines au Havre: 1200 personnes.

De 1881 à 1981, la Chambre Syndicale Patronale de la Métallurgie du Havre a été dirigée pendant 86 ans par des patrons de la Navale. La direction de Caillard, pour sa part, l’a présidée pendant 28 ans.

A l’entreprise comme à la Chambre Syndicale de la Métallurgie, ce fut bien le même patronat toujours « frein du progrès social ». Ce fût aussi le même combat des salariés pour l’amélioration de leurs conditions de vie..

M. B.

site de l'IHS CGT 76e