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Numéro 7)

Construction navale et luttes sociales à Dieppe

Ateliers et Chantiers de la Manche

Par William Pilon et Gilles Pichavant

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La construction navale a toujours été un ferment de lutte sociale.

Déjà sous l’ancien régime, la corporation des charpentiers de marine de Dieppe avait su se faire respectée et s’assurer une place dans la ville, face à la corporation des armateurs.

Après la dissolution de la corporation, puis tout au long du 19ème les ouvriers de la construction navale feront l’objet d’une surveillance particulière de la part des autorités.

Lorsque le fer remplace le bois, les ouvriers continuent, en quelque sorte, une très vieille tradition.

Assemblée Générale aux ACM en 1979

Le premier chalutier en acier est construit à Dieppe en 1896 par l’entreprise Lucas. Il s’appelait « Le Duquesne ». Il mesurait 30 m et fonctionnait à la vapeur. L’entreprise fabriquait aussi toute sorte de machines marines, des chaudières, ainsi que toutes sortes d’équipements pour les navires. Elle fut reprise en 1899 par M. Amblard, ingénieur des Arts et Métiers qui poursuivit et développa l’activité. En 1904, 400 ouvriers travaillaient sur les chantiers. En 1912 l’entreprise prend le nom des Ateliers et Chantiers de la Manche. Cependant, jusqu’après la 2ème guerre mondiale, on continuera d’appeler le chantier par son ancien nom : « les Chantiers Amblard ».

On utilise alors la technique du rivetage pour construire les coques de bateaux. Les conditions de travail sont très dures. Dans certains cas « les teneurs de tas » étaient descendus la tête en avant, attachés par les pieds, dans l'étrave pour fixer les rivets.

Au lendemain de la guerre 14-18, se développent de grands mouvements sociaux dans le pays. Un syndicat de la métallurgie, affilié à la CGT, est créé le 5 juin 1919. Il syndique les ouvriers des quatre chantiers de construction navale ou mécanique et de réparation navale existant à Dieppe : Amblard, Corue, Mustel et Prangey. Il syndique aussi les ouvriers des usines métallurgiques environnantes, et notamment celles de St Nicolas d’Aliermont. Au total, le syndicat comptera bientôt près de 700 adhérents, dont 86 femmes.

Premier coup de boutoir revendicatif: l’après-guerre 14-18.

Au printemps 1919, c’est l ‘effervescence revendicative. La première Union Locale des syndicats est créée à Dieppe. Les réunions et les meetings se multiplient dans toutes les professions. Le syndicat de la métallurgie déploie une activité remarquable et anime ses premiers mouvements revendicatifs. Le syndicat de la métallurgie est animé par Basly (ou Baelas) Catel et Rodger. Il organise son premier meeting le 19 juin, auquel assistent 120 syndiqués dont 9 femmes. Le 30 juin il tient un meeting à St Nicolas d’Aliermont, à l’intention des ouvriers des usines horlogères et métallurgiques. D’après la police, 200 personnes y assistent dans le hall de l’Hôtel du commerce.

Le 2 juillet 1919, et le 17 novembre des arrêts de travail ont lieu dans le chantier de réparation navale Corue, et les menaces d’élargissement de la grève au chantier Amblard et aux autres chantiers du port permettent d’obtenir l’application de la journée de 8 heures, mais sans augmentation de salaires.

En mars 1920 une simple menace de grève dans l’ensemble des chantiers navals permet d’obtenir un réajustement des salaires pour les faire suivre la hausse du prix du pain.

De nouveaux mouvements sociaux ont lieu du mois de février et au mois de mai 1920 : Grève des ouvriers du bâtiment, grève à la filature d’Avremesnil, grève dans l’usine la Viscose à Arques-la-bataille, grève chez les dockers, grève chez les cheminots, etc..

St Nicolas d’Aliermont se trouve bientôt en révolution. Le 15 avril près de 400 ouvriers des usines métallurgiques, qui en comptent près de 1000, se mettent en grève. La grève dure plusieurs semaines. Une manifestation rassemblant plus de 500 personnes, selon « l’impartial » du 21 avril, défile sans incidents dans les rues. Le patronat se solidarise et tient bon. Il travaille à isoler les grévistes en mettant les non-grévistes au chômage technique tout en proposant la création d’un « sursalaire familial ». La grève trouble profondément la vie industrielle dont la production est arrêtée. Puis le patronat rouvre les usines, provoquant un début de reprise du travail. La grève tirant en longueur, des débordements ont lieu: Les vitres de l’usine « Couaillet frères » sont brisées à coup de pierres, et la ligne électrique, qui servait presque exclusivement aux usines à l’époque, est sabotée à la traversée de la forêt d’Arques. La grève s’enlise et le patronat licencie les grévistes. Des poursuites sont engagées qui se traduisent par huit condamnations allant de un mois à deux mois de prison. Finalement le travail reprend aux conditions patronales.

En mai, par solidarité avec la grève des cheminots, le syndicat de la métallurgie appelle à la grève dans les chantiers navals de Dieppe. La grève dure du 11 au 20 mai. C’est l’échec. Le nombre de grévistes passe de 118 sur 203 ouvriers à 66 le dernier jour : 55 chez Amblard, 11 chez Corue. Les derniers grévistes sont contraints de reprendre le travail sous la menace du licenciement. Deux délégués sont licenciés : l’un chez Amblard, l’autre chez Corue.

La toute récente Union Locale est stoppée dans son développement par l’arrestation de ses principaux responsables Sylvain Lafargue, André Perry et Henri Chassin. Ce sont des cheminots qui seront ensuite révoqués des chemins de fer. Le syndicat de la métallurgie, est durement éprouvé par l’échec des grèves successives et la répression qui s’en suit. Les militants licenciés ne sont interdits de travail dans la région dieppoise. La scission syndicale aggrave encore la situation. Le syndicat de la métallurgie s’affilie à la CGT-U.

Cependant, lorsque le 4 mars 1922, les ACM annoncent qu’ils sont dans l’impossibilité de payer les salaires, la réaction ouvrière est vive : Les 80 ouvriers cessent immédiatement le travail.

Les grèves de 1936

Dès 1935, les chantiers Amblard sont les premiers chantiers de construction navale à employer la soudure électrique. Mais il faudra attendre jusque vers 1955, pour qu’elle soit généralisée. La dure pratique du rivetage continue donc jusqu’à cette époque.

Banderole des ACM lors d'une manifestation en juin 1936

Le 9 juin 1936, les 110 chaudronniers et mécaniciens des ACM sont les premiers salariés a se mettre en grève à Dieppe. Le mouvement gréviste a touché la région dieppoise la veille, par Luneray où l’usine de tissage Lardans s’est mise en grève. Les ACM sont rejoints deux jours plus tard par les 69 ouvriers de l’entreprise Corue, les 65 des Chantiers de Normandie. Les métallos balayent 15 années de frustration et de répression en quelques jours. Ils recréent leur syndicat et élisent leurs délégués.

Les ouvriers des ACM occupent par trois fois leur chantier. La première fois ce sera pour obtenir un accord sur leurs revendications. La grève avec occupation dure 11 jours. Il faudra l’intervention du sous-préfet pour arracher la signature patronale.

Drapeau rouge sur l'usine jouxtant les ACM en 1936 (photo la Vigie)

Cependant, cela ne suffit pas; il faudra se remettre en grève à deux reprises pour obtenir l’application de cet accord  : 9 jours de grève puis à nouveau 7 jours de grève.

Pendant ce conflit, le syndicat des métaux renforce considérablement. Il s’aguerrit dans l’action revendicative. Il multiplie le nombre de ses syndiqués et se réorganise en trois sections syndicales : Le groupe automobile avec les usines Vendeuvres et les garages, les usines de St Nicolas d’Aliermont, et les chantiers de construction et de réparation navale : Jacques Giffard en est le secrétaire, Lucien Roussel, le trésorier.

Banderole des Chantiers de Normandie en 1936

Aux ACM, des militants syndicaux ont surgis de la grève : Henri Couturier, Marcel Bigot, Robert Dolé et Joseph Hertel. Ce dernier va devenir très vite le secrétaire « permanent » du syndicat des Métaux, et sera élu secrétaire-adjoint de l’Union Locale lors congrès des 26 et 27 novembre 1938. Passé dans la clandestinité à l’interdiction de la CGT en 1940, il sera arrêté par les Allemands et interné au camp de Compiègne.

Libéré en août 44, il reconstituera l’Union Locale CGT, tout en devenant député communiste à Dieppe après la guerre de 39-45. C’était un menuisier.

L’après-guerre et les trente glorieuses

Après la guerre, la construction et la réparation navale reprennent leur activité. L’activité syndicale est relancée dans un contexte nouveau de la Libération. La CGT est forte de milliers de syndiqués. Elle est partout sur le port et dans les usines. Les dockers dotés de leur nouveau statut, ont leur syndicat CGT. Les salariés de l’immense gare SNCF et de son service maritime transmanche en ont un tout aussi puissant. Il y a ceux des huileries, de l’usine Vendeuvres. Le syndicat de la métallurgie est dans le mouvement.

Dans les années 50, les salariés participent à la lutte pour la paix. Une nouvelle génération de militants apparaît. Ce sont des grèves contre les guerres d'Indochine et d'Algérie. Militants des ACM, Jean Debièvre, André Feuilly, André Fouache et Roland Bréard sont poursuivis . Ce dernier deviendra conseiller municipal à Dieppe, tout d'abord dans l'opposition avec Léon Rogé puis avec l'équipe d'Irénée Bourgois.

De 1950 à 1963 les ACM se développent peu. Le chantier compte environ 200 salariés. La construction navale, pour des petites ou moyennes unités, est presque arrêtée. Les ACM travaillent donc comme sous-traitant, pour un actionnaire lillois « Berry », à la fabrication de locomotives pour les mines et de turbines de ventilateurs. Les salaires sont tellement bas que de nombreux les ouvriers partent se faire embaucher chez Vendeuvres (usine de tracteurs et d’appareils de levage) ou Vinco (matériel de bureau métallique).

Puis arrive 1968. Les jeunes embauchés aux ACM, venant des collèges d’enseignement technique des environs, l'Émulation ou Neufmesnil, ils aspirent à une autre vie dans et hors l'entreprise. Il n’est plus possible que le patron ait toujours raison. Ils aspirent aussi à une autre qualité de vie syndicale, plus ouverte, plus démocratique, moins délégataire. Mais le syndicat CGT est resté sur des conceptions anciennes, d'un autre temps. En mai, les jeunes poussent à l'action et la grève avec occupation est décidée très vite lorsque l’usine de Cléon donne le signal. Après plus de 15 jours d’occupation des locaux des ACM et plusieurs grands défilés en ville, les salariés reprennent le travail avec, pour la majorité des salaires, un Smig ayant augmenté de 30 %, et pour les autres, un minimum de 10 % d'augmentation.

Les années 70:

La grève a fait bouger les mentalités. Le syndicat change. Les jeunes veulent leur place dans la direction syndicale d’autant qu'ils ont été présents et ont fait partie des animateurs réguliers des actions de 68.

C’est ainsi qu’au début des années 70 une nouvelle équipe syndicale composée de jeunes militants, mais aussi quelques anciens est en place : Manuel Pirez, Roland Bréard, Joseph Lincot, Claude Violette, René Podevin, Pierre Poupinais (technicien élu secrétaire du syndicat), William Pilon (OP3 futur secrétaire du CE puis du CCE), Gérard Demonchy, Claude Rispoli, Édouard Guibert, Lionel Petit, Jean-Pierre Ouvry …

Parmi eux, Manuel Pirez, n’est pas ce que l’on peut appeler un jeune militant. Ancien de l’Usine Desjonquère à Mers d’où il a été licencié pour activité syndicale en 1966, alors qu’il état élu délégué du personnel, il anime la grève de mai 68 dans la vallée de la Bresle où il contribue à créer de nombreux syndicats. Il entre aux Chantiers de la Manche en

fin 1969, après avoir fait de nombreux petits boulots. Son expérience syndicale va le conduire à avoir un rôle majeur dans la vie du syndicat et de l’entreprise. Il est élu délégué syndical en 1972.

A l’automne 72, un conflit important s’engage sur la question des salaires. Le personnel des chantiers est toujours en retard sur le minimum de la convention collective Rouen/Dieppe, si bien qu’il fallait obtenir des bonis chaque mois pour atteindre ce minimum. Personne n’avait le même salaire. Le mécontentement était à son comble. C’est alors que le syndicat CGT propose une forme inédite d’action : des arrêts de travail de quelques minutes par jour, en plein milieu d’une vacation, pendant lesquels les ouvriers se saisissent de tout ce qui peut faire du bruit pour faire un maximum de vacarme. On entend les grévistes jusqu’au centre de Dieppe. L’action va durer trois semaines, et va se révéler particulièrement efficace car elle désorganise la production. Le personnel obtient l’intégration des bonis, l’attribution de la journée de la St Eloi pour tout le monde, alors qu’il fallait être P3 et avoir 5 ans d’ancienneté pour en bénéficier. L’action ne sera pas sans lendemain, si bien que, dans l'année, le personnel obtiendra près de 25 % d'augmentation.

En 1975 et 1976 d'autres militants arrivent : Alain Bréard, Claude Gens, Gérard Mouchaux. Le 1er octobre 1976 les syndiqués des ACM transforment leur section syndicale, dépendant du syndicat CGT de la métallurgie de la région dieppoise, pour constituer leur propre syndicat. Il compte 215 syndiqués dont 22 techniciens et cadres. La mobilisation importante, les grèves se succèdent pour l'accord national sur les classifications et son application dans l'entreprise. Le personnel obtient une valeur de point unique du manœuvre à l’Agent de Maîtrise ; finis les salaires anarchiques.

La construction navale se développe ; navires océanographiques, thoniers de 70 mètres, chalutiers, remorqueurs, le carnet de commandes est plein. Parallèlement aux efforts consacrés au développement du chantier naval, les ACM poursuivent les activités prospectées pendant les périodes de vaches maigres, en créant un département « matériel de mines » pour lequel sera mise en service en 1976, une unité de production sur la zone industrielle de Neuville-les-Dieppe. Les ACM restent une seule entreprise, avec un seul syndicat CGT mais il existe désormais deux sections géographiquement séparées : celle de Neuville et celle de l'armement dans le fond du bassin du Pollet.

Dans le même temps, la maintenance du matériel minier est assurée par une filiale, les Ateliers et Chantiers de la Moselle situés à Metz.

(à suivre)

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Sources:

 

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