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Fil rouge N°8 (Décembre 2000)

Construction navale et luttes sociales à Dieppe

Ateliers et Chantiers de la Manche

(Seconde partie)

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Par William Pilon et Gilles Pichavant

Héritiers d’une longue tradition ouvrière et maritime, les ouvriers des ACM ont su construire leur syndicat CGT, et en faire un outil efficace au service du progrès social.

Après l’époque sombre des années 20, ils ont lutté et engrangé leurs premiers acquis en 1936.

Les luttes de l’après-guerre et celles des « trente glorieuses » leur permettent de satisfaire de nombreuses revendications, tout en construisant un outil de travail de haute qualité (voir première partie)

Au milieu des années 80 pourtant, l’adversaire sera le plus fort et détruira ce fleuron de la construction navale.

 

En 1977, le carnet de commandes se gonfle les ACM n’ont plus de place pour tout construire sur le site de Dieppe.

La direction décide de reprendre les chantiers de Saint-Malo, en grève, qui sont occupés par les salariés depuis le 23 juin 1975 avec la C.G.T. et la C.F.D.T. La reprise de l’entreprise se fait en mai 1977.

La position de la C.G.T., et sa force réelle sur le site de Dieppe, permet qu’il n’y ait désormais qu’une seule et même entreprise sur les deux sites, dont le personnel bénéficiera des mêmes avantages. La convention collective Rouen/Dieppe est, en effet, appliquée à Saint-Malo, comme l'accord d'entreprise. Les salariés de Saint-Malo voient leur salaire augmenter de plus de 10 %.

A Dieppe, la C.G.T. était, en effet, pour ainsi dire la seule organisation syndicale si l’on excepte l'élu C.G.C.. Mais à partir de 1977 il faudra compter avec la CFDT implantée à Saint-Malo. La question de l’unité d’action dans l’entreprise va être posée. Cette situation va poser beaucoup de problèmes à la C.G.T. car la CFDT n'ira jamais jusqu’au bout des actions engagées de manière unitaire.

En 1979, en plein conflit, la CFDT crée une section à Dieppe, avec un employé de bureau, et un contremaître. Cette initiative est perçue à Dieppe comme étant une initiative de division et pour casser l'action. Cette section syndicale sera éphémère. Elle n’arrivera jamais à s’implanter réellement, restera marginale et ne durera que trois ans.

Début novembre 1979, grèves et occupations très dures :

A Dieppe, 250 salariés occupent l'entreprise, pendant que 250 salariés restent de l'autre côté des grilles.

Malgré l’appel à la reprise du travail émanant de la CFDT et un courrier de la direction générale à chaque membre du personnel envoyé le 29 novembre 1979, l'action continue sous l'impulsion de la CGT de Dieppe et de Saint Malo.

Après trois mois et demi d'actions, un protocole sera signé entre la direction de l’entreprise et la C.G.T. le 7 février 1980.

La lutte permet d’obtenir :

Tous les salariés ont gagné.

L’arrivée de la gauche au pouvoir et le « Contrat de Solidarité ».

En 1981 la victoire de François Mitterrand et l’arrivée d’un gouvernement de gauche au pouvoir soulève l’espoir parmi les salariés.

Rapidement, un protocole d’accord est signé le 17 juillet par les organisations syndicales minoritaires, qui, selon la CGT, « ont permis au patronat d’imposer ses exigences et limiter ses concessions ». La CGT appelle à l’action, mais les salariés rechignent à bouger. L’idée majoritaire est que c’est le gouvernement qui va régler les problèmes. Il faut lui laisser du temps.

Le syndicat CGT, non signataire du texte, n’en continue pas moins à appeler le personnel à l’action pour les revendications, à la fois envers la Direction Générale de l‘entreprise, mais aussi en direction du gouvernement..

Le 2 février 1982 il publie un tract dont le titre est « le changement c'est dans l'entreprise que ça se gagne » .

Il fait le point sur la progression régulière des bénéfices de l’entreprise:

« soit une augmentation moyenne de 135%. Dans le même temps la masse salariale n’a été augmentée par salarié que de 63%. Mais les actionnaires, eux, ont vu leurs dividendes multipliés par 13, (…)  »

Le syndicat CGT réclame une réduction du temps de travail à 37 h 30, et la signature d’un Contrat de Solidarité.

L’époque est, en effet, à la discussion d’un « Contrat de Solidarité » que le syndicat CGT souhaite conçu dans l'intérêt de tous les salariés de l‘entreprise, ceux qui sont âgés et qui souhaitent partir rapidement à la retraite, les précaires qui trouveraient dans le départ des titulaires des emplois de longue durée, mais aussi des demandeurs d'emploi dont le nombre est très important dans la région dieppoise.

Une nouvelle fois, hélas, les organisations minoritaires cautionnent les exigences patronales. La CFDT de Saint-Malo se prononce pour une heure de réduction de salaire par semaine dans le cadre de la réduction du temps de travail; celle de Dieppe propose la réduction progressive du pouvoir d’achat à partir du coefficient 240.

Mais le climat se fait plus ardemment revendicatif, le personnel soutient la C.G.T. dans le même temps où la CFDT, qui a perdu sa maigre influence et se prépare à disparaître du site de Dieppe.

Un protocole est finalement signé entre la CGT. et la direction le 20 avril 1982 :

Cependant la concrétisation du Contrat de Solidarité dans le cadre d’une négociation qui s’en suit avec le ministère rencontre beaucoup de difficultés. Le ministre socialiste de la mer ne veut pas que le personnel obtienne tous les avantages obtenus par l’accord .

Il est notamment opposé à ce que le nombre d'embauches soit aussi important, et à la compensation intégrale de la réduction du temps de travail à 35 heures.

Le Contrat de Solidarité est finalement signé entre la direction et le ministre du travail le 4 juin 1982.

De nombreux salariés profitent de cet accord pour partir à la retraite, avec la satisfaction

d’être remplacés à leurs postes de travail. C’est aussi le cas de plusieurs militants syndicaux comme Manuel Pirez.

En 1983, les ACM affichent un bilan de bonne santé. La structure du groupe avec sa cohérence et ses complémentarités, ses bureaux d’étude et la compétence de tous ses personnels en font un fleuron de la construction navale.

Le Contrat de solidarité a permis la création d’emplois, et les effectifs du site de Dieppe dépassent les 500 salariés. La durée du travail y est de 38 heures hebdomadaires

Les ACM ont obtenu un label de qualité et d’efficacité technologique et commerciale, qui place l’entreprise parmi les plus compétitives de sa catégorie au plan national avec une part importante de la production qui est tournée vers l’exportation et la coopération avec le Tiers Monde: navires construits pour la Côte d’Ivoire, le Koweït, le Salvador, la R.D.A., l’Islande, le Maroc, l’Indonésie (thoniers), les Iles Féroé, etc.

Le solde financier est excédentaire en fin d’exercice, même si la tendance est en fléchissement par rapport aux années précédentes.

Une bombe à retardement

La mise en œuvre de la conception patronale selon laquelle une entreprise doit se centrer sur son métier commence à se mettre en œuvre et à produire ses effets.

La création d’une société familiale Roux-Navequip, cabinet d'ingénierie, chargé de vendre, y compris à des concurrents, des plans, des brevets ou de répartir des commandes marque une volonté de la direction de désintégrer la structure des ACM.

Poussée par la politique européenne, l’entreprise s’oblige à effectuer des achats de produits à l'extérieur alors qu’elle pourrait en assurer la production.

C’est alors que la conjonction de deux décisions néfastes va dès 1984 créer les conditions de la déstabilisation de l’entreprise:

1- La prise de pouvoir de l’entreprise ACM par M. Roux, qui est dans le même temps chargé de mission avec le cabinet Boos-Allen par le ministre socialiste Lengagne pour restructurer la Normed,

2– M. Roux fait ensuite imploser la structure de l’entreprise, en séparant la navale du secteur mines – sous-traitance en 2 sociétés distinctes, provoquant plus de 100 licenciements.

L’entreprise est désormais organisée comme suit:

En 1984, les ACM construisent deux chalutiers surgélateurs, les Snekkar, mais ensuite les cales restent vides et le 23 décembre le chantier ferme pour la première fois jusqu'au 7 janvier 1985. L’entreprise commence à sentir le poids de l'Europe des financiers et les décisions de fermer les chantiers en France ne tardent pas.

Le premier trimestre 85 va être difficile pour le syndicat C.G.T.. Le secrétaire du syndicat C.G.T., Pierre Poupinais meurt dans un accident de voiture. Il est remplacé par un jeune militant, Christian Dilard.

En octobre 1985, le syndicat C.G.T. organise une conférence de presse avec comme intervenants William Pilon et Alain Bréard.

En effet, les salariés sont inquiets. Malgré la commande de trois navires de recherche de 75 mètres pour l'Indonésie, deux chalutiers de 38 mètres et un autre Snekkar, il ne semble pas se dégager une relance efficace de l'économie dans le secteur de la construction navale.

Sous la houlette du premier ministre Fabius, c’est une nouvelle restructuration qui est décidée aux ACM.

Cette restructuration exigée par Laurent Fabius, premier ministre, s’articulait sur les nouvelles sociétés dirigées par M. Roux et y ajoutait le Chantier Naval de Grand Quevilly (branche construction, ex A.F.O, ex Chantiers de Normandie). Cette restructuration, assortie d’une aide de 90 millions de francs, est accompagnée d’une commande de l’Etat sans garantie à Grand-Quevilly, et se réalise en même temps que la structure ARNO, réparation navale, sur les décombres des AFO, au prix de licenciements massifs.

Le bilan humain de cette restructuration est lourd pour cette entreprise : 130 licenciements à Grand-Quevilly, 110 à St-Nazaire et 125 à Dunkerque, dans la branche réparation navale.

La reprise des Chantiers de Normandie va créer une situation précaire à l’ensemble des ACM.

 

M. Madelin appuie sur le détonateur

La situation se dégrade sérieusement en 1986.

Sourd aux démarches des élus de la droite dieppoise (RPR-UDF) venus le rencontrer et lui demander d’aider les ACM, le ministre Alain Madelin (Démocratie-Libérale) décide la suppression de toute aide gouvernementale aux chantiers de construction et de réparation navale – les ACM au même titre que la Normed – et notamment les aides qui avaient été mises en place par le gouvernement précédent, pour la reprise des Chantiers de Normandie .

Du même coup, les banques retirent leur soutien. Les ARNO (société de réparation navale) explosent de nouveau. Un nouveau plan de restructuration est alors présenté au comité d'établissement des ACM par le groupe Manche SA qui annonce la fermeture pure et simple du chantier de Dieppe, et en particulier l'arrêt de la construction à Dieppe. Le plan prévoit de concentrer celle-ci à Saint-Malo avec 250 personnes. Seule la direction générale et l'ingénierie restent sur le site de Dieppe.

Il est prévu de supprimer 314 emplois à Dieppe sous la forme de 276 congés de conversion, 16 FNE, 18 licenciements à Manche SA et 4 aux ACM. Il ne resterait à Dieppe qu’une activité grosse chaudronnerie pour une centaine de personnes payées sur la base du Smic.

De son côté, les ACMO (secteur mines de Moselle) après s’être appropriés les brevets et filières commerciales des ACM-ND se préparent à licencier tout le personnel de Dieppe à la fin du carnet de commandes prévue vers la fin 1987.

Les travailleurs ripostent le jour même de l'annonce du plan de casse. Ils se mettent en grève et défilent dans les rues de Dieppe. Le syndicat C.G.T. est reçu par le sous-préfet de Dieppe.

Pendant plus d'un an les salariés luttent pour garder la navale et leur travail à Dieppe, avec le soutien de la municipalité communiste, de son maire Irénée Bourgois et le maire délégué de Neuville, Christian Cuvilliez. Le combat sera long et rude pour les travailleurs.

Cette lutte est marquée par des initiatives les plus diverses. La plus fameuse est le lancement par les métallos, eux mêmes, du navire de recherche indonésien construit dans le chantier. Il est baptisé au vin de Bordeaux, et non pas au champagne comme c’est la tradition. Pour une fois la marraine n’est pas une bourgeoise. C’est la femme d'un soudeur, madame Jolly, née Guérain.

Finalement la direction dépose le bilan au tribunal de commerce de Rouen et l'État fera pression de manière à ce qu’aucune aide ni caution ne soit apportée pour sauver l’entreprise. Il s’agit d'empêcher absolument la reprise de l'activité, et de punir les salariés.

C’est la colère ! La lutte se durcit. Les salariés des ACM s'en prennent à la Banque de France, à la permanence du député socialiste Beaufils et au local du RPR. Ils n'admettent pas l'injustice des décisions prises en haut lieu. Les vrais casseurs ce sont les patrons, les financiers et les décideurs de Bruxelles de saborder la navale en France.

Les premier licenciements sont bientôt prononcés. L'activité reprend avec 200 salariés en moins. Il reste 120 personnes pour finir les deux chalutiers pour Boulogne et le Snekkar 3, les trois indonésiens pour CMN à Cherbourg. C’est l’impasse. Deux mois plus tard, la décision est terrible, le tribunal de commerce de Rouen prononce la liquidation totale des ACM de Dieppe et de Saint Malo, le chantier fermera le 12 juillet 1987.

Avec elle disparaît bien évidemment le Comité d’entreprise, la Mutuelle d’entreprise, et les droits sociaux de haut niveau que les salariés avaient conquis de haute lutte. Disparaît aussi le syndicat CGT de l’entreprise; les syndiqués rejoindront le syndicat de la métallurgie de la région dieppoise. C’est la plongée dans le chômage tant redouté qui avait motivé bien des luttes dans l’entreprise au cours de la décennie.

Cependant si c’est la fin des ACM, le site de construction navale de Dieppe ne fermera pas définitivement. L’action syndicale et le soutien de la population ( exemple: 6600 signatures réunies par le PCF et déposées sur le bureau du préfet) n’y sont pas sans doute pas pour rien.

Le chantier rouvre en avril 1988, avec moins de 100 personnes, des professionnels « triés sur le volet » pour continuer à utiliser malgré tout le savoir-faire des ouvriers dieppois. Le nouveau chantier s’ouvre sous le nom de MIM (Manche Industrie Marine).

Cependant les différences avec les ACM sont notables: on y applique avec rigueur le concept libéral: « une entreprise doit se recentrer sur son métier ». Alors qu’aux ACM on faisait tout, ou presque, de la soudure en passant par les aménagements intérieurs, de la recherche scientifique à la prospection et la commercialisation, c’est désormais l’appel permanent à la sous-traitance pour tout ce qui n’est pas assemblage métallique. C’est donc le retour aux bas salaires, aux droits réduits, à l’absence, souvent, de Comité d’entreprise pour les sous-traitants. C’est l’introduction de la flexibilité et de la précarité là où il y avait précédemment sécurité de l'emploi et bon salaire. Mais c’est une entreprise fragile qui est soumise autant aux exigences de rentabilité financière, qu’aux décisions de restructuration de la navale en Europe.

Le syndicalisme de la navale se trouve-t-il de nouveau dans une situation similaire à celle de l’après 1920 ?

Si la période actuelle est, bien évidemment, différente, et que nous sachions que l’histoire ne se refait jamais de la même manière, on peut noter certaines analogies avec la situation actuelle.

Quant à situation économique des ACM dans des années 90 fut extrêmement difficile à l’image de la situation de la période située entre les années 20 et les années 30, .

Le patronat continue de se comporter avec les militants syndicalistes et les syndiqués, aujourd’hui, d’une manière aussi réactionnaire qu’en 1920, puisque très peu de salariés ont trouvé du travail dans la région dieppoise.

En 1936, Marcel Dufriche, secrétaire de l’Union locale réunifiée , décrivait ainsi la situation dans le secteur privé dans la région dieppoise à la veille des grèves: «  Des efforts nombreux avaient été tentés pour organiser les ouvriers de l’industrie privée mais, bien que cela ne soit pas un monopole, nous avons le privilège d’avoir à Dieppe un patronat particulièrement réactionnaire qui, dans le passé, affamait les ouvriers coupables de vouloir se syndiquer. Aussi, ni les métallos, ni les gars du bâtiment, ni les dockers n’avaient de syndicat. Vint le mois de juin. Pour tous ces travailleurs, brimés dans leur liberté, exploités on ne peut plus honteusement, ce fut la délivrance."

 

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Sources:

site de l'IHS CGT 76e