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Numéro

Histoire du syndicat de la Manufacture des tabacs de Dieppe, de 1891 à 1914.

Histoire de luttes, Histoire de femmes

Première partie: Création d’un syndicat de masse, qui sera ensuite affilié à la CGT.

Deuxième partie 10 du Fil rouge      : "23 ans de revendications et de luttes à Dieppe".

Par Gilles Pichavant

Première partie

Création d’un syndicat de masse, qui sera ensuite affilié à la CGT.

C’est, semble-t-il un lieu commun de dire que le syndicalisme aurait d’abord été machiste, et que ce ne serait que « sur le tard » que les femmes y auraient pris leur place.

Il est des évidences qui méritent études, recherches et confrontations.

Est-ce le syndicalisme qui était machiste ou le contexte idéologique dans lequel se sont créés les premiers syndicats ?

Le syndicalisme a-t-il conforté les idées dominantes en ce domaine, ou s’est-il placé en rupture avec elles ? Quel rôle ont joué les fédérations et les syndicats ?

A l’évidence l’étude historique fait apparaître une réalité plus complexe, ainsi que, dans le même temps, des problématiques revendicatives qui semblent très proches de celles de notre époque.

Créé en 1891, le syndicat de la Manufacture des Tabacs de Dieppe a été dirigé au cours de ses premières années par des hommes, au sein d’un bureau syndical composé d’une majorité de femmes. Cependant, le syndicat a, dès cette époque, toujours désigné des femmes au sein de la délégation du syndicat au congrès fédéral annuel. Dès la fin de la décennie le syndicat élit une vice-présidente, mademoiselle Rosa Leroy qui devient présidente du syndicat en 1900.

Dès sa création, ce syndicat sera un syndicat de masse, à plus de 95% féminin, le nombre de syndiqués fluctuant entre 500 et 670 selon les époques sur 900 salariés.

Le contexte économique et social en 1891.

Nous sommes, vingt ans après la Commune de Paris, et sept ans après le vote de la loi légalisant les syndicats. Ainsi plus de 50 ans avant d’obtenir le droit de vote, des ouvrières de la manufacture des tabacs affirment haut et fort, à l’aide du syndicalisme, leur revendication de la citoyenneté, en démontrant leur capacité à animer et à diriger une collectivité d’êtres humains.

Dans Dieppe se côtoient les grandes fortunes et l’extrême pauvreté. Depuis le Second Empire, c’est une station balnéaire réputée que fréquente aussi bien la grande bourgeoisie parisienne que l’aristocratie anglaise. Le luxe s’étale au casino, sur le bord de mer, à Puys, à Pourville et Varengeville, ou dans le quartier de Dieppe de Caude-côte. Des écrivains, des peintres, des comédiens, des musiciens et des compositeurs, viennent y passer la belle saison. Ce ne sont que concerts, courses de chevaux, tournois de tennis qui occupent les oisifs.

De son côté, la population laborieuse survit péniblement dans une situation précaire. Les familles, souvent nombreuses, s’entassent dans des appartement d’une seule pièce, sans eau ni commodités d’aucune sorte, dans les vieux immeubles du centre ville qui datent du début du 18ème siècle. Les maladies s’y développent donc avec facilité.

Le chauffage n’existe pas plus dans les habitations que dans les ateliers. Les conditions de travail sont très pénibles. La durée du temps de travail est longue, au minimum de 10 heures par jour, souvent 11 heures voire plus. Le travail est essentiellement manuel. Il demande des efforts physiques importants. Les accidents du travail sont nombreux à cause de la manipulation de charges lourdes, de produits dangereux ou par l’utilisation de machines sans protections. Toutes ces raisons font que l’espérance de vie est courte, et que le travailleur est complètement usé dès qu’il approche de la cinquantaine.

Dieppe est un grand port, relié au reste du pays et notamment avec la capitale par le chemin de fer. Il s’y développe des activités commerciales dans trois grandes directions : le grand commerce avec l’outremer, le transmanche, et la pêche côtière et hauturière. Ces activités induisent des industries diverses : Huileries et usines de produits chimiques, fabriques de biscuits de mer, de papier, briqueteries et émailleries, usines de production de gaz domestique, petits chantiers de construction navale plutôt tournés vers la production de bateaux de pêche, à quoi s’ajoutent les services de manutention et les entrepôts. Nous sommes à l’époque du règne de la machine à vapeur que l’on retrouve dans les chemins de fer, les installations portuaires et sur les navires de commerce ou de pêche.

Les entreprises sont de petite taille. On les qualifierait aujourd’hui de petites et moyennes industries (PMI), car leurs effectifs ne dépassent guère la centaine de personne. L’artisanat et le petit commerce emploient encore beaucoup de monde.

Les installations de chemins de fer sont cependant importantes à Dieppe. On y trouve, outre la gare principale et la gare maritime, un atelier de réparation de locomotives. Les voies courent jusqu’à l’avant port pour amener les trains jusqu’aux quais d’embarquement des paquebots transmanche. Les chemins de fer occupent un personnel nombreux, peut-être supérieur en nombre à celui de la manufacture des tabacs. A notre connaissance, il n’existe pas à Dieppe de syndicat organisé à cette époque, mais peut-être existe-t-il des syndiqués voire une section syndicale dépendant d’une structure régionale ou nationale. En fait, il faudra attendre le début du 20ème siècle pour assister à la création d’un syndicat local dans ce secteur d’activité.

Le secteur maritime emploie plus d’un millier de travailleurs, tant dans la pêche côtière ou hauturière, que dans la marine marchande ou transmanche, cependant il s’agit, en général, de navires de taille moyenne ou petite, ce qui rend, là aussi, difficile l’émergence du syndicalisme.

L’arrière-pays dieppois est peut-être plus industrialisé que la ville elle même. St Nicolas d’Aliermont est spécialisé dans la métallurgie ; il s’y développe une industrie horlogère importante qui réunit près d’un millier d’ouvriers. La décennie sera marquée par une première tentative d’y créer un syndicat, mais il faudra attendre, là aussi, le 20ème siècle pour assister à une création durable.

Les vallées de la Varennes ou de la Scie comptent un grand nombre de filatures et de tissages de coton ou de lin, mais les effectifs salariés n’y dépassent guère la centaine de personnes.

La Manufacture des Tabacs est donc, à l’exception des chemins de fer, la plus grosse entreprise de main d’œuvre, où est concentré près d’un millier d’ouvrières. C’est la plus grosse entreprise de production de la région.

Dans ces conditions, il n’est donc pas surprenant que ce soit à la Manufacture des Tabacs que le premier syndicat de la région dieppoise semble s’être réellement développé pour la première fois. En effet, à part un éphémère syndicat du bâtiment, créé en 1879 qui perdure quelques années mais qui disparaît après 1884, on ne trouve plus trace d’existence d’un autre syndicat ouvrier en 1891 à Dieppe

L’année 1889 vient d’être marquée par la première manifestation ouvrière de l’histoire contemporaine de Dieppe. Plusieurs centaines de personnes, en grande majorité des dockers, se sont rendus à la mairie, en cortège, pour obtenir du pain et du travail dans un contexte de chômage généralisé sur le port de Dieppe. Cette première expérience concrète de mobilisation ouvrière, expression d’une indépendance vis à vis du pouvoir local comme des courants conservateurs, étend à Dieppe ce qui est à l’ordre du jour ailleurs, dans le même temps où elle fait mesurer concrètement la force de l’intervention collective.

La Manufacture des tabacs de Dieppe vue de la plage, vers 1927

Bâtiments construis en 1738, détruits lors du débarquement des canadiens en 1942.

C’est dans ce contexte particulier que se crée le syndicat des ouvrières et des ouvriers de la manufacture des tabacs de Dieppe. Lorsqu’il annonce dans son numéro du 19 août 1891 la réunion constitutive du syndicat des ouvrières et des ouvriers des Tabacs, l’éditorialiste de « l’Impartial », le déplore : « C’était fatal, Il fallait s’y attendre que les démarches dans ce sens seraient faites à la manufacture de Dieppe, surtout après la création récente d’un syndicat pareil au Havre. Nous sommes certains que chez nous cette association une fois faite restera à l’état de formule, car nous croyons savoir que, d’une manière générale, les employés intéressés n’ont pas de griefs sérieux à formuler et qu’ils sont tous contents de leur sort, sous la direction intelligente et pleine d’équité de l’administration actuelle ».

Nous allons voir qu’il s’agissait, bien évidemment, d’une vision qui n’avait rien à voir avec la réalité.

La Manufacture des tabacs : une longue histoire.

La Manufacture des tabacs est une entreprise qui appartient à l’État. Celui-ci a le monopole de la fabrication et du commerce du tabac et de ses produits dérivés : tabac à chiquer, tabac à priser, tabac pour les pipes, cigares puis cigarettes. Il en tire de substantielles ressources.

Le monopole existe en fait depuis plusieurs siècles. Mais, pendant la Révolution Française, il fut aboli. La Ferme des tabacs fut supprimée le 17 mars 1791, les manufactures vendues et le marché livré à la concurrence. Cependant les entrepreneurs privés n’ont alors jamais pu subvenir aux besoins du pays. De son côté l’État y a perdu énormément de recettes fiscales. Confronté à des besoins financiers gigantesques pour financer les guerres de l’Empire, Napoléon rétablit le monopole de la fabrication et de la vente des tabacs par décret impérial du 12 janvier 1811. Dans l’affaire, Dieppe y perdra temporairement sa manufacture qu’elle ne récupèrera qu’en 1853.

Cette manufacture existait depuis 1674. Au début du 18ème, malgré l’incendie qui avait ravagé Dieppe à la suite du bombardement anglo-hollandais de 1694, la manufacture était « l’une des plus considérables de la Ferme des Tabacs ». Plus de mille ouvriers y étaient employés et parmi eux, de très jeunes enfants. On les appelait des « pétuniers ». A plusieurs reprises durant le premier tiers du 18ème siècle, ils seront les acteurs de conflits sociaux que l’on appelait à l’époque révoltes ou mutineries. Il s’agissait en fait de grèves.

En 1715, il y eut une révolte contre l’organisation d’une fouille à la sortie des ateliers. En 1729, eut lieu, la première occupation d’usine de l’Histoire (n’en déplaise aux Havrais fiers à juste titre des travailleurs de l’Usine Bréguet qui furent les premiers à occuper leur entreprise en 1936). Les ouvriers se « mutinèrent », et s’enfermèrent dans la manufacture. Ils refusaient qu’on leur enlève une « gratification » ; on dirait aujourd’hui une prime. Il s’agissait donc d’un véritable conflit sur les salaires. Malgré une intervention musclée des forces de l’ordre de l’époque - un détachement de dragons, qui malgré tous ses efforts ne pût entrer militairement dans les locaux -, ils arrachèrent

Planche botanique représentant un plan de tabac avec tous ses détails.

une négociation en direct avec le gouverneur de la place de Dieppe qui dût se présenter seul dans la cour. Finalement, aucune poursuite ne fut engagée contre eux. Les « meneurs » n’eurent qu’une nuit de prison à passer au château. Ils durent payer une messe – un « Te Deum » -reprirent le travail comme si rien ne s’était passé et les ouvriers de la manufacture conservèrent leur prime.

L’année suivante la direction de la manufacture voulut augmenter le rendement ce qui provoqua une nouvelle émotion. Mais cette fois-ci elle s’était préparée au conflit et devançait la « mutinerie » en faisant investir les lieux par une troupe de cuirassiers. On arrêta les sept ouvriers « les plus remuants » qui passèrent cinq mois au cachot et ne furent jamais réembauchés dans la manufacture.

La permanence des conflits sociaux, entre autres raisons, conduit la Ferme des Tabacs à se décider de construire des locaux neufs qui seront inaugurés en 1738. Jusqu’à cette époque, la manufacture était installée dans les bâtiments provisoires dans laquelle elle s’était réfugiée à la suite du grand incendie de Dieppe de 1694. Agglomérat de vieilles maisons sauvées de l’incendie – la maison Miffant située rue d’Écosse, en face des locaux actuels de l’Union Locale CGT- et de baraquements précaires, ils étaient complètement inadaptés. Il permettaient, surtout, aux ouvriers de s’organiser trop facilement et de se barricader efficacement.

Les nouveaux bâtiment offrirent des conditions de travail meilleures au personnel. Mais leur conception rendait difficiles les « coalitions » et les « mutineries » et facilitaient une intervention de la troupe en cas de trouble. On ne parlera plus de « révolte » des ouvriers jusqu’à la Révolution. Les bâtiments étaient situés sur le front de mer. Il s’agissait d’un grand carré de briques entourant une vaste cour. Deux immenses cheminées couronnaient l’ensemble ultramoderne pour l’époque. Le bâtiment sera détruit lors du débarquement des Canadiens en 1942. Il aura duré deux siècles.

A la veille de la Révolution, la manufacture comptait encore 400 ouvriers uniquement des hommes. Ce n’est qu’à la réouverture de la Manufacture, en 1853, que des femmes commencent à apparaître dans les ateliers. Puis, après la guerre de 1870, les femmes remplacent les hommes au point d’occuper plus de 95% des emplois et cela durera jusqu’à la fermeture définitive en 1942.

En fait cela a permis de faire baisser le coût de la main d’œuvre, car l’usage était de moins payer les femmes que les hommes. Une étude faite dans la manufacture de Morlaix, comparable à celle de Dieppe, a permis de montrer que l’introduction massive d’ouvrières s’est accompagnée d’une baisse des salaires de 25% en 10 ans. (Ronan Pellen, Histoire de la Manufacture de Morlaix, des origines à la première guerre mondiale. Thèse, 1983)

En 1891, une conception syndicale proche du lobbying.

En 1891, les tabacs et allumettes sont donc un monopole de l’État. Les salaires, la durée du travail, les rémunérations, les primes, les conditions d’embauche, etc., tout dépend directement de la politique du gouvernement et de lois et textes votés à la Chambre des députés. C’est donc tout naturellement que les travailleurs, les syndicalistes et leur toute jeune fédération syndicale, se tournent vers les députés pour tenter d’améliorer leur sort.

Cependant, à la fin des années 80, le syndicalisme des tabacs et allumettes n’est réellement organisé que dans les manufactures des grandes villes. Le premier syndicat est celui de Marseille, créé à la suite d’une grève victorieuse le 1er juillet 1887. L’exemple est suivi par les ouvriers de la Manufacture de Lyon, puis par ceux de Paris-Gros Caillou. La Fédération des ouvrières et des ouvriers des tabacs de France est créée en décembre 1890. En 1895 elle sera l’une des Fédérations syndicales qui participeront à la création de la CGT à Limoges.

Dès sa création, la Fédération des tabacs décide d’une grande campagne de création de syndicats dans toutes les manufactures afin de multiplier les interventions auprès des parlementaires, de manière à peser sur le débat budgétaire et obtenir, par ce biais, des améliorations sur les pensions et les salaires, mais aussi la reconnaissance du syndicalisme et l’obtention de droits nouveaux. Il y a, en effet, au moins un député dans chacune de ces villes. A Dieppe il y en a même deux. C’est en quelque sorte, une forme de lobbying dans lequel se lance la fédération. Cette démarche va porter ses fruits, mais cela créera quelques problèmes inattendus à ses promoteurs ; nous y reviendrons.

Pour préparer la réunion constitutive du syndicat, la Fédération fait paraître un communiqué dans la presse locale dans lequel elle met l’accent sur la question de la retraite. On notera que le

développement des syndicat est déjà bien engagé. Le communiqué paraît dans « l’Impartial » journal républicain bi-hebdomadaire du 19 août 1891 de tendance modérée, qui combat les thèses monarchistes de « La Vigie ».

« Fédération des Ouvriers et Ouvrières des Manufactures des Tabacs de France Siège social: Bourse du Travail, 35 rue Jean Jacques Rousseau, Paris.

Chers camarades, la situation pitoyable faite aux vieux ouvriers et ouvrières des Tabacs mis à la retraite, et l'avenir plus sombre encore de nos camarades les ont déterminés à s'organiser et à se fédérer pour faire entendre leurs plaintes, et présenter leurs revendications aux pouvoirs publics.

A l'heure actuelle, le personnel des manufactures de Paris Gros-Caillou, Paris-Reuilly, Pantin, Lyon, Marseille, Nice, Dijon, Nancy, Châteauroux, Le Havre, Lille, Toulouse, Morlaix et Bordeaux, organisé en syndicats, est représenté à la fédération. Grâce à l'action du Comité Central, un projet de loi modifiant les bases de notre pension de retraite, était déposé à la Chambre des Députés le 16 mars 1891, par MM. Lavy, Mesureur, Tony Révillon, Henri Mathé, Jacques et Beaulard députés de la Seine. Ce projet est actuellement à l'étude de la Commission du budget.

Il importe que les travailleurs dieppois appuient de toutes leurs forces l’œuvre entreprise pour améliorer les conditions matérielles et accroître le bien-être lorsque l'heure de la retraite aura sonné pour eux. Il est urgent de constituer immédiatement le Syndicat de la Manufacture des Tabacs de Dieppe, pour montrer au Parlement que nos intérêts étant communs, nos revendications sont également communes.

Aussi est-ce pour accomplir cette tâche et unir tout le personnel dans une action unanime que le Comité Central de la Fédération des Tabacs a décidé d'organiser une REUNION CORPORATIVE qui aura lieu le 21 août 1891, à six heures du soir, salle du Gymnase National, rue Aguado.

Ordre du jour:

Dans leur intérêt, les ouvriers et ouvrières de la Manufacture des Tabacs de Dieppe, doivent assister à la réunion.

Une invitation a été adressée à MM. les députés de l'arrondissement et aux conseillers municipaux de Dieppe. »

Le communiqué est signé « Pour le Comité central et par ordre, le Secrétaire Général, Pierre DUCROS, 251 rue de Charenton, Paris »

La création effective du syndicat de Dieppe

Dès l’annonce de la réunion dans la presse, les jeux sont faits. L’événement est là, incontournable. On ne parle sûrement que de cela dans tout Dieppe.

On est un dimanche après-midi. Le délégué de la fédération est arrivé de Paris, sans doute le matin même, par le train. Laissons parler le journaliste de « l’Impartial » du 22 août 1891 qui en fait un compte rendu minutieux paru dans l’édition qui suit la réunion.

« Environ 500 ouvrières et 40 ouvriers de la Manufacture des Tabacs ont répondu hier soir à 6 heures, en la salle du Gymnase National, à l'appel qui leur était adressé par le délégué de la Fédération M. Repiquet.

Celui-ci qui a déclaré aussitôt la séance ouverte, a tout d'abord demandé que les conseillers municipaux qui pourraient être dans la salle voulussent bien prendre place sur l'estrade. Personne de ne présentant, M. Repiquet a prié l'assemblée de nommer deux assesseurs. Deux ouvriers désignés ont été s'asseoir près de lui.

Le délégué a pris alors la parole pour exprimer les raisons qui motivent la formation en syndicats des quatorze manufactures des tabacs. Le but principal poursuivi par la fédération est d'obtenir une pension de retraite de 500 francs pour les ouvriers et de 400 francs minimum au moins pour les femmes. L'orateur, qui s'exprime facilement, a donné diverses explications sur le fonctionnement des syndicats en citant des exemples de leur efficacité. La cotisation mensuelle est de cinquante centimes pour les hommes et de vingt cinq centimes pour les femmes.

L'assemblée consultée sur son désir de se former en syndicat, a presque unanimement répondu par un acquiescement.

Sur l'invitation de M. Repiquet, on a procédé ensuite à la nomination d'un comité provisoire.

De nombreux noms d'ouvriers et d'ouvrières ont été proposés. En fin de compte un comité provisoire a été formé, ayant pour président M. Pierre Caplain, ouvrier tonnelier.

Les noms de tous les adhérents au projet de syndicat seront communiqués au délégué M. Repiquet, par les soins d'une commission spéciale nommée à cet effet. »

Il faut noter cependant une inexactitude de la part du journaliste à propos de la revendication en matière de retraite (nous y reviendrons dans la deuxième partie de cette étude).

Dès ce moment, le syndicat est constitué. Il commence à travailler. L’absence des élus lors de la réunion montre l’embarras dans lequel la nouveauté les a plongés. Ont-ils cru l’éditorialiste qui pronostiquait un rapide échec du syndicat, au prétexte que « les employés intéressés n’ont pas de griefs sérieux à formuler et qu’ils sont tous contents de leur sort, sous la direction intelligente et pleine d’équité de l’administration actuelle »  ? Ont-ils voulu, tout simplement, ne pas cautionner sa création ?

En tout état de cause, la taille de l’assemblée fait regretter à plus d’un de ne pas avoir été présent. N’oublions pas que, si les ouvrières n’ont pas le droit de vote, leurs maris l’ont. Cela ne va sûrement pas échapper à de nombreux élus qui vont se promettre d’honorer une future invitation.

Au mois de décembre, le syndicat de Dieppe participe au 2ème congrès de la Fédération, qui est donc forte d’une quinzaine de syndicats à cette époque. Outre Marseille, Paris (Gros-Caillou) et Lyon qui l’ont créé, sont venus s’ajouter ceux de Bordeaux, Châteauroux, Dijon, Le Havre, Lille, Morlaix, Nancy, Nice, Pantin, Reuilly (Paris) et Dieppe.

La deuxième réunion du syndicat.

Le syndicat convoque une réunion, le 7 février 1892, toujours un dimanche après-midi, dans la même salle située tout près de la manufacture. L’assemblée est aussi nombreuse : plus de 500 personnes d’après la presse locale. L’ordre du jour est triple ; il s’agit tout d’abord de faire le point de l’activité du syndicat depuis sa création, puis d’examiner les revendications de ouvriers et des ouvrières, et, enfin, de renouveler le bureau du syndicat, comme cela se fera désormais chaque année.

Les élus locaux répondent, cette fois-ci, à l’invitation du syndicat. Ils sont nombreux à s’être déplacés. Le maire est cependant absent et ne s’est pas fait excuser. L’un des députés est présent, l’autre a tenu à envoyer un message pour se faire excuser. Lisons le compte rendu de la réunion dans «l’Impartial », où l’on note un vrai changement de tonalité :

« Une très intéressante réunion des ouvriers et ouvrières des tabacs, syndiqués récemment, a eu lieu dimanche dernier dans la salle du Gymnase, gracieusement mise à disposition du syndicat par M. Giraud-Thorant.

Plus de 500 personnes étaient présentes quand M. Breton, député, venu exprès pour assister à cette réunion, a occupé la présidence d'honneur qui lui a été décernée par acclamation.

Sur l'estrade, M. Breton prend place, ayant à ses cotés MM. Repiquet délégué de Dieppe, Laisné, Gasly, Palfresne et Feuillet, Mlles Vérel et Gouley. Parmi les personnes qui ont répondu à l'invitation du comité, nous notons: M. Ch. Delarue conseiller d'arrondissement; MM. Engammare-Bunel, Benet, F. Robbe, conseillers municipaux.

Au début de la séance, M. Repiquet, délégué de Dieppe, prend la parole et rappelle, en excellentstermes, qu'il est venu fonder le syndicat il y a six mois. Il se félicite de ce résultat qui assura le succès des revendications pacifiques des ouvriers.

Après avoir insisté sur la légalité des syndicats, sur le droit qu'ont tous les ouvriers d'en faire partie, l'orateur passant à l'importante question des retraites donne des exemples des rentes insuffisantes et ridicules qui sont servies à des ouvriers et des ouvrières ayant soixante ans d'âge.

A Dieppe il y a des vieillards qui reçoivent de l'Etat, des pensions de 127 fr. ! Le desiderata des syndicats, le but principal de leurs efforts est d'obtenir du gouvernement après 25 ans de travail et 50 ans d'âge des pensions de 720 fr. pour les hommes et 540 fr. pour les ouvrières. M. Repiquet, après avoir indiqué ensuite la marche à suivre pour que les travailleurs des Tabacs puissent obtenir des secours donne la parole à M. Breton.

Notre député a affirmé de toute sa sympathie les ouvriers et ouvrières des Tabacs. Il trouve lui aussi, dérisoire, la pension qui est allouée à ces vieux serviteurs de l'État. Ces revendications sont justes et l'intéressant personnel de notre manufacture peut compter sur lui pour lui servir d'intermédiaire auprès du gouvernement (nombreux applaudissements).

Diverses lettres d'excuses sont lues ensuite, parmi lesquelles celle de M. Legras, député de la 2ème circonscription, qui n'a pu assister à la réunion.

Mlle Gouley, adjointe au trésorier donne alors lecture du compte financier. Le chiffre des dépenses s'élève à 575,75f. Celui des recettes à 983,50f. Le solde en caisse est donc de 407,75f. Ces comptes sont approuvés à l'unanimité.

M. Repiquet qui s'exprime avec une remarquable facilité, fait connaître les travaux du Congrès tenu du 25 au 31 décembre 1891, et la part qu'il y a prise au nom du syndicat de Dieppe.

La question des hommes affectés au service de transit, que l'administration de la manufacture a l'intention de remplacer par un cheval et une voiture, vient ensuite. Nous ne savons quelle suite sera donnée à ce projet, mais nous croyons pouvoir assurer que, dans le cas où la Direction Générale persévérerait dans son dessein, les hommes occupés au transport des ballots ne seraient pas mis à pied. Ils seront employés pour un autre travail.

M. Repiquet traite ensuite la question des gratifications qu'il réprouve. Ses explications et sa manière de voir sont unanimement approuvées.

Enfin la question des crèches. Ces établissements créés dans quelques Manufactures rendent de grands services aux mères de famille, qui peuvent ainsi avoir près d'elles leurs petits enfants, les surveiller et les allaiter sans perdre de temps pour leur travail.

Au Gros-Caillou, le conseil municipal a voté 3000 francs pour cette création des plus utiles.

Après quelques réflexions sur la question de diminution des salaires pour certaines ouvrières et les réclamations que le syndicat présentera à ce sujet, M. Duhamel conseiller municipal prend la parole pour annoncer qu'il soutiendra au conseil toute demande qui serait faite en vue de la création des crèches. M. Breton député déclare à nouveau que les Travailleurs de la Manufacture des Tabacs peuvent compter sur lui pour soutenir leurs intérêts à la Chambre.

A ce moment Mlle Vérel vient offrir au nom de ses camarades de très jolis bouquets. Un est présenté à M. Breton député, un à M. Ch. Delarue, conseiller d'arrondissement, et un troisième à M. Repiquet, délégué de Dieppe.

Peu de temps après, M. Girault-Thorant président de « la Nationale » et notre rédacteur G. Lebas étaient l'objet de la même délicate attention.

On décide ensuite que les fonds du syndicat seront déposés à la Caisse d'Epargne.

M. Ch. Delarue prend alors la parole et remercie en quelques mots les ouvriers et ouvrières du gracieux souvenir qu'ils venaient d'offrir et les assure que l'on peut compter sur son appui pour la question des crèches.

Mlle Gouley, adjointe au trésorier, demande la révision d'un article des statuts concernant la nomination du bureau. Sa proposition que M. Repiquet appuie est adoptée à l'unanimité.

L'assemblée procède ensuite à l'élection de son bureau.

En voici le résultat : Président M. Laisné, Vice-président M. Feuillet, Secrétaire M. Loeuillet, Trésorier M. Sibille, Contrôleur M. Cloquette, Adjointe au secrétaire Mlle Georgine Leroy, Adjointe au trésorier Mlle Caroline Gouley, sont nommés membres du conseil : Mesdames Vérel,

Villain, Thoumire, Rosa Leroy, Dauzou, Valais, Letanneur, Navarre, David, Loeuillet, MM. Bouteiller et Creuchet.

Une quête fructueuse a été faite à la sortie en faveur de trois ouvriers malades.

Cette réunion qui s'est passée dans le plus grand ordre, consacre la formation du syndicat dieppois des ouvriers et ouvrières des Tabacs.

Les questions touchant le sort des travailleurs ne laisseront jamais indifférente la presse républicaine, aussi l'intéressant personnel de la Manufacture peut compter que nous appuierons énergiquement ses revendications, quand celles-ci seront justes et quand elles seront présentées avec l'esprit pacifique qui a présidé à la réunion de dimanche. »

L’article du journaliste appelle plusieurs remarques. Premièrement, M. Repiquet semble avoir représenté le syndicat de Dieppe au congrès de la Fédération, alors qu’il ne doit pas en être membre, puisqu’il ne travaille pas à Dieppe. Peut-être avait-il un mandat pour le faire?

Deuxièmement, si les femmes ne sont pas élues aux premiers postes de responsabilité, c’est une femme, Mlle Gouley, qui semble tenir les comptes du syndicat, puisque c’est elle qui en donne lecture lors de l’assemblée. Deux femmes sont élues adjointes au secrétaire et au trésorier, et douze femmes sont élues membres du conseil syndical contre sept hommes. On remarque la présence de plusieurs jeunes militantes qui vont se voir confier des responsabilités plus importantes avant la fin de la décennie. Parmi elles, Rosa Leroy deviendra vice-présidente du syndicat en 1898, puis présidente en 1900, responsabilité qu’elle conservera près d’une dizaine d’années.

Cette volonté de promouvoir l’élection de femmes dans les conseils syndicaux sera une volonté permanente de la Fédération, d’autant que le nombre de syndiqués est marqué par une présence massive de femmes : plus de 95%. Bon an mal an, un tiers voire la moitié des participants aux congrès de la Fédération seront des femmes. Dès 1892, le syndicat de Dieppe élira régulièrement au minimum une femme parmi ses deux délégués.

Sources:

Fonds ancien de Dieppe (« L’Impartial », « La Vigie », « l’Éclaireur »),

Archives départementales de Seine-Maritime, série Z et 10M

Archives de la CGT à Montreuil, (« la Voix du Peuple », 1902)

« Cent ans, tout feu, tout flamme, 1890-1990, Fédération CGT des tabacs et allumettes. », Slava Liszek, supplément à « l’Echo des Tabacs », N°172.

Revue « Connaissance de Dieppe », N°5;

« Bulletin des Amis du Vieux Dieppe », A. Boudier, 1957.

Suite dans le numéro 10 du Fil rouge : 23 ans de revendications et de luttes à Dieppe.

 

site de l'IHS CGT 76e