Charles Levavasseur, un raciste pro-esclavagiste oublié.

En 2023, la condamnation unanime de l’esclavage se double d’un travail d’oubli de ceux qui se sont démenés pour empêcher les abolitions de l’esclavage, puis pour indemniser les anciens propriétaires d’esclaves à la suite du vite de l’abolition.

Car l’esclavage a perduré dans les colonies françaises jusqu’à la moitié du 19e siècle, malgré des luttes opiniâtres pour le faire disparaître. Il y avait donc des forces puissantes et déterminées à empêcher son abolition.

On connait bien Victor Schoelcher qui fait décréter l’abolition en 1848, mais on ne connait pas ses opposants. En métropole, on connait moins Bissette, l’un des abolitionnistes antillais, et encore moins l’esclave Romain dont l’arrestation provoqua une levée en masse et l’abolition de l’esclavage avant même au les décrets ne parviennent en Martinique.

Mais des défenseurs de l’esclavage et de la traite, on ne sait rien. Et, en 2023, c’est toujours un véritable parcours du combattant lorsqu’on veut en savoir plus sur ce sujet. Qui sait, en Seine-Maritime, qu’un des grands leaders antiabolitionnistes était un élu du département ? Personne ou presque. Pourtant c’était un député local, un conseiller général. Il s’appelait Charles Levavasseur.

Qui était donc Charles Levavasseur

Charles Levavasseur était le descendant d’une famille d’armateur rouennais qui avait fait fortune dans le commerce triangulaire sous l’ancien régime. Fils du fondateur de la filature du Houlme (Jacques) et frère d’un administrateur de la Banque de France (Jacques dit James), il dirigea les filatures du Houlme (Seine-Maritime) et de Radepont à Pont-Saint-Pierre (Eure), tout en étant armateur et importateur de coton par ses bateaux. Pendant toute sa vie, et jusqu’à sa mort, il fut l’une des plus grosses fortunes de Seine-Inférieure, sinon la première : « la plus élevée que l’on ait rencontré dans ces dynasties normandes », écrit Jean-Pierre Chaline dans son livre Les dynasties normandes.

Charles Levavasseur fut élu député, pour la première fois, dans la circonscription de Dieppe, le 12 novembre 1842. Alors que l’habitude était d’élire le candidat officiel du gouvernement, il fut élu dans une triangulaire, à la suite de la mort de Charles Bérigny[1]. Il se spécialisa naturellement dans les questions relatives au « grand commerce » et à la marine marchande, dans lesquelles les questions des colonies et de l’esclavage tenaient une place centrale. Battu à Dieppe par Gustave Roulland en 1846, il fut élu dans la circonscription de Rouen à la même date[2]. Il fit partie de cette gauche dynastique qui combattit Guizot et anima les banquets réformistes en 1847, si bien qu’il fut élu comme « républicain du lendemain » à Rouen, en avril 1848. Inquiets des risques d’une révolution sociale, il rejoignit le parti de l’ordre et se rallia au coup d’État du 2 décembre 1851[3]. Ce qui lui valu d’être désigné et élu comme candidat officiel en 1852. Il fut battu aux élections suivantes, n’étant plus le candidat officiel. Ayant commencé sa carrière politique comme conseiller général de Seine-Inférieure, dans les années 1830, il fut réélu pendant 28 ans dans le canton de Tôtes. Il la termina comme conseiller général de l’Eure.

Dès sa première élection comme député il se heurta à Victor Schoelcher sur les questions de l’esclavage. Celui-ci, dans une première époque, au début des années 1830, il s’était prononcé pour une humanisation de l’esclavage. Mais même pour cela, Charles Levavasseur était contre. Ses idées étaient connues, car il avait  publié plusieurs brochures plusieurs années avant sa première élection[4]: l’une sur La question des sucres (1837) ; une autre sur La question coloniale (1839) ; une autre sur l’esclavage de la race noire dans les colonies françaises (1840).

Dans celle-ci, il exprime le fond de sa pensée sur l’esclavage, avec la morgue d’un grand capitaliste:

  • « L’exploitation de l’homme par l’homme, du noir par le blanc, paraît un privilège trop lucratif et en même temps trop conforme à l’orgueil de celui qui l’exerce, pour qu’on puisse s’en dessaisir sans y être contraint » (page 12).
  • « Si aujourd’hui je croyais entrevoir, comme M. de Tocqueville, que la race blanche, celle qui a porté dans son sein la civilisation et les lumières, fût appelée à succomber dans les Antilles, par l’affranchissement des noirs, je me prononcerais pour le maintien de l’esclavage »,  (page 118).
  • Il s’apitoie comme lui sur le sort des colons, propriétaires d’esclaves, en les décrivant comme des gens qui subiraient des charges énormes du fait de l’esclavage : (…) « Obligé d’acheter le nègre, de le nourrir, de le loger, de le vêtir, de le soigner dans ses maladies et sa vieillesse, l’habitant des colonies, malgré tous ces sacrifices, ne peut tirer chaque jour de son esclave qu’un travail de neuf heures au plus, travail toujours très modéré, toujours très lent. Préférerait-il un état de choses si dispendieux et si peu productif au travail libre, s’il voyait la possibilité de faire travailler le nègre affranchi d’une manière constante et régulière? »[5] 

Il met cette présentation de la situation d’esclave en regard de la situation du salarié libre de métropole, qu’il connaissait bien en tant que grand patron filateur, situation qu’il ne souhaitait d’ailleurs pas changer : « En France, dans l’industrie comme dans l’agriculture, celui qui paie un modique salaire à l’homme jeune et valide, qui lui impose un travail de quatorze à quinze heures par jour, puis le jette hors de ses ateliers ou de sa ferme lorsque les années lui ont enlevé sa vigueur première, n’est-il pas, au point de vue purement économique, dans une situation beaucoup meilleure que le colon obligé d’élever l’enfance, d’entretenir la vieillesse et de soigner la maladie? Qu’on mette en ligne de compte les sacrifices faits par la plus pauvre famille, pour faire arriver un enfant jusqu’à l’âge où il peut lui-même suffire à ses besoins, et l’on sera étonné dû capital qu’il représente. Combien de familles sont incapables, en cas de maladie, de subvenir à leurs dépenses, si la charité publique ne vient à leur secours ? Combien de vieillards sont admis dans nos hôpitaux, sont réduits à la mendicité, ou même meurent de misère et de faim? Toutes les charges sociales que, chez nous, la prévoyance et la charité publiques ne soutiennent qu’à peine, pèsent sur le colon. »[6], etc.

Et de poursuivre plus loin, après avoir développé cet aspect des choses (vous noterez les préjugés racistes) : « Le colon n’a donc aucun intérêt à préférer le travail esclave au travail libre ; mais il a intérêt à ce que le travail ne disparaisse pas de la société où il vit, à ce que le nègre, habitué à une œuvre dont il n’a point à souffrir, et qu’il abandonnerait s’il n’était contenu et dirigé, ne puisse retourner à son indolence naturelle et bientôt à son état sauvage »

Plus on avance dans la lecture de l’ouvrage, et plus c’est une souffrance, tant les idées racistes qu’il y développe sont abjectes. Mais elles éclairent le personnage ! À partir de la page 78, celui-ci se lance dans un délire raciste. À la différence de ses prédécesseurs haut-normands, comme Duval-Sanadon, il tente par tous les moyens de démonter la supériorité du blanc sur le noir en associant des caractères physiques à des caractères moraux et culturels. Cela justifierait l’esclavage, bien plus que la prétendue paresse des noirs. Les théories raciales qui vont faire florès à la fin du siècle, sont déjà développées par lui.

Son opinion est qu’il y aurait une hiérarchie des races dans laquelle les blancs seraient en haut de la pyramide ; ensuite viendraient les arabes et les indiens d’Amérique à qui il reconnait une certaine civilisation pour avoir construit des sociétés en Amérique centrale dont il connait les pyramides et l’écriture hiéroglyphique ; enfin viendraient les noirs, c’est-à-dire les populations à peau brune, qu’elles soient d’Afrique ou d’Océanie.

Notons que ce livre est publié quinze ans avant l’édition définitive de l’Essai sur l’inégalité des races humainesd’Arthur de Gobineau[7], qui est souvent présenté comme le premier ouvrage français qui prétendait établir les différences séparant les différentes races humaines. Les racines du racisme en France sont donc bien antérieures à celui-ci.

Charles Levavasseur contre Victor Schoelcher.

Dès le début des années 40 que Victor Schoelcher ferraille avec Charles Levavasseur. Il évoque l’action de celui-ci, dans son Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années[8], publié en 1847 ! Parlant d’un discours que Levavasseur prononça dans la séance du 30 mai 1844 à la chambre des députés, à l’occasion d’un projet de loi sur l’amélioration du régime des esclaves[9], il écrit :

« M. Levavasseur s’était fait inscrire d’avance pour parler contre le projet, a déclaré d’abord qu’il n’était pas ennemi de l’abolition de l’esclavage. C’est l’exorde ordinaire de tous les défenseurs de la servitude; car malheureusement la servitude trouve encore quelques soutiens. Ils craignent d’exciter trop de réprobation, et ils ne manquent jamais de commencer leurs discours contre l’affranchissement par une protestation en sa faveur, hommage rendu à la conscience universelle qui a horreur de l’institution servile.

M. Levavasseur donc, après avoir dit qu’il voulait la liberté des nègres, mais qu’il la voulait sage et féconde, a combattu le projet, c’est-à-dire, a voté le maintien pur et simple de l’esclavage indéfini des nègres, parce que selon lui la loi nouvelle désorganise le travail forcé avant d’avoir organisé le travail libre.

M. Levavasseur déclare que la loi inquiéterait les capitaux; il désire que les nègres restent esclaves, afin de ne point troubler la quiétude de l’argent, et il propose d’attendre, pour émanciper, que les essais de transformation industrielle que l’on tente à cette heure dans nos îles aient eu plein succès. »

Victor Schoelcher désigne donc Charles Levavasseur comme un ennemi de la lutte anti-esclavagiste, ce, quelques années avant son abolition.

Charles Levavasseur et l’indemnisation des colons

L’abolition décrétée en 1848, Levavasseur fut très attentif et actif pour mettre en œuvre une idée qu’il avait développée dès 1839 dans son livre La question coloniale[10], idée qui avait été précédemment énoncée cinquante ans auparavant par Duval-Sanadon : si l’on abolissait l’esclavage il faudrait indemniser les colons.

Après avoir fait une description apocalyptique de la situation économique qui serait celle des iles de la Caraïbe après l’abolition de l’esclavage, il écrivait : « S’il faut que les colons renoncent à leur ancienne culture, s’il faut qu’ils perdent leurs esclaves, sans qu’une indemnité ne leur soit allouée, que leur restera-t-il ? ». Vous aurez noté qu’il présentait l’esclavage comme une « culture ».

Et d’expliquer la manière dont les anglais s’y étaient pris : « Les anglais ont émancipé les noirs, mais sans cesser pour cela d’être justes envers les colons. Pour la Liberté des esclaves, ils ont donné une indemnité au maître. »[11]        

Suite à la publication du décret sur l’abolition de l’esclavage, la question de l’indemnisation des colons fut posée, et le 25 août 1848, le ministre de la marine présenta à l’assemblée un projet de décret en ce sens. Il proposait une somme énorme de 90 millions de francs, à répartir entre les colons. Par contre il ne proposait rien pour indemniser les anciens esclaves de leurs années de privation de liberté, ni de leur déportation.

Dans un premier temps le projet choqua par son ampleur, si bien qu’il fut renvoyé en commission. Puis il revint en discussion sous forme d’un projet de loi, avec une indemnisation beaucoup plus faible qu’initialement, et Charles Levavasseur s’impliqua fortement dans sa discussion.

Comme l’écrit le journal Les Antilles du 2 décembre 1848[12], au contraire des députés, « Monsieur Levavasseur a[vait] été frappé comme tous les bons esprits, de l’insuffisance de la compensation offerte aux colons ». Il proposa donc une série d’amendements au projet[13] : la commission présidée par M. de Broglie avait estimé la valeur d’un esclave à mille francs ; Levavasseur partit de cette base pour proposer, en faveur des colons, une somme de quinze millions qui leur serait versée en cinq années à partir du 22 septembre 1849, ainsi qu’une rente de quinze millions  payable à 5% et inscrite au grand livre de la dette publique. Finalement le 24 avril 1849, l’assemblée vota une rente de 6 millions à 5 %, inscrite au grand livre de la dette publique, et une somme de 6 millions de francs, payable en numéraire et en totalité, trente jours après la promulgation de la loi.

En guise de conclusion

Charles Levavasseur était un ennemi de la classe ouvrière, un ennemi de la liberté humaine, du droit d’association et du droit de grève, doublé d’un raciste notoire, en résumé un grand patron historique de la Seine-Inférieure (Seine-Maritime).

Quel est donc la raison qui poussent quelques uns à gommer cet aspect de l’histoire, et lui préférer un consensus mou, qui réserve la défense de l’esclavage et de la traite au 18e siècle? Pourquoi nous présenter l’origine du racisme à une période plus récente, la deuxième moitié du 19e siècle et la 3e République?

Car, à l’évidence, le racisme a ses racines dans la traite et l’esclavage qui ont fait l’immense fortune de quelques uns. Il avait ses militants, et de nombreux ouvrages publiés au moins à partir du milieu du 18e siècle en attestent l’origine.


[1] Ingénieur de l’école Centrale, puis de l’école Polytechnique, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées puis inspecteur général, député de Dieppe de 1830 à 1942.

[2] On pouvait se présenter aux législatives à plusieurs endroits. À notre connaissance, Charles Levavasseur fut aussi élu dans le Morbihan, mais il opta pour Rouen.

[3] Coup d’État de Louis Napoléon Bonaparte, qui fonde le Second Empire.

[4] Attention : le suffrage universel n’existait pas en 1842. Charles Levavasseur fut donc un élu du suffrage censitaire, c’est à dire des plus riches.

[5] Charles Levavasseur, L’esclavage de la race noire dans les colonies françaises, page 12

[6] Charles Levavasseur, page 12 et 13.

[7] Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, paru en 1853 pour la première édition, partielle, visant à établir les différences séparant les différentes races humaines. Il est édité en entier pour la première fois en 1855.

[8] Victor Schœlcher Histoire de l’esclavage pendant les deux dernières années, 1847, Gallica.fr

[9] Une pétition signée par 7126 ouvriers parisiens réclamant l’abolition de l’esclavage, auxquelles s’ajoutent 1704 ouvriers lyonnais, portée par les députés Gasparin Ledru-Rollin et Tracy, conduit le gouvernement à présenter une loi visant à humaniser l’esclavage sous prétexte de préparer son abolition. Il assurait notamment aux esclaves un pécule, et le droit de se racheter (loi qui fut promulguée les 18 et 19 juillet 1845). 

[10] Charles Levavasseur, La question coloniale, page 73.

[11] Ibid, page 82

[12] Gallica.fr

[13] Journal Les Antilles du 2 décembre 1848, Gallica.fr